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Robinson décida de se rendre tout de suite après le dîner à la résidence du commandant de l’armée britannique. O’Connell et lui avaient remonté la côte de la Montagne et marché en direction du poste de police de la rue Saint-Joachim. Avant d’arriver au poste, le détective tourna à gauche sur la rue de l’Esplanade. Le vaste espace de l’esplanade à l’intérieur des murs lui apparut du côté droit de la rue. Quelques troupes de militaires y effectuaient des exercices.
Sur le côté gauche, on pouvait voir une rangée de maisons construite dans les années ’30 pour desservir les officiers de haut rang de l’armée britannique. Le site était idéal, tout près de la Citadelle et des champs de pratique.
Le détective s’arrêta devant un bâtiment très bien construit en pierres de taille de trois étages, si l’on ne comptait pas les alcôves qui ressortaient du toit. Les deux rangées de fenêtres inférieures étaient chacune surmontée de petits vitraux de belle allure. Une sculpture de maçonnerie dominée par la tête d’un dragon entourait la porte en bois massif.
Robinson sonna à la porte. Après quelques minutes, un officier en uniforme vint lui ouvrir : bottes et pantalon noirs, capote rouge vif croisée d’un ceinturon blanc. Un capitaine selon ses insignes aux épaules.
— Vous désirez ?
— Je dois rencontrer le commandant en chef.
Le capitaine hésita quelque peu en toisant l’homme.
— Vous avez rendez-vous ?
— Non, mais j’ai des ordres du Gouverneur. Pouvez-vous m’introduire ?
— Le commandant vient tout juste d’arriver… Je vais le prévenir que vous êtes là. Entrez donc. Quel est votre nom ?
Robinson déclina son identité et dut attendre dans l’entrée un bon moment avant que la porte d’en face s’ouvre et que le capitaine sorte. Il l’invita à entrer par la porte laissée ouverte et la referma aussitôt derrière lui.
La pièce était grande. De moulures ouvragées couraient au plafond. Les deux portes du fond en bois peint de blanc étaient encadrées sobrement par de belles moulures. Il en allait de même de la niche qui prenait place entre les portes. Un piano trônait dans un coin, quelques lampes étaient posées sur d’élégants meubles en bois foncé. Le parquet en lattes de bois croisés était recouvert en partie d’un grand tapis de bonne facture, vraisemblablement persan. Un fauteuil à deux places jouxtait l’un des murs. Deux autres fauteuils individuels se trouvaient placés au centre de la pièce. Une petite table de bois, également foncé, séparait les deux fauteuils. Quelques bibelots occupaient la surface, sans doute récupérés de quelques campagnes en Asie.
Le commandant attendait debout en face du détective. Il était tout de blanc vêtu. Pas tellement grand, mais râblé, il portait sous le menton une barbe en collier touffue et grisonnante. Des paupières lourdes cachaient la moitié de ses yeux noisette.
— Bonjour, je suis Silas Robinson de la police de Montréal, dit le détective en lui présentant la main.
L’homme la lui serra mollement.
— Je suis Sir Howard Grey, commandant du district de Québec. Je savais que vous viendriez. Asseyez-vous donc.
Les deux hommes prirent place au même moment dans leur fauteuil respectif.
— Pardonnez ma tenue, reprit Grey. Nous venons tout juste de terminer la troisième manche de notre partie de cricket annuelle contre les civils de Québec. Vous connaissez le cricket ?
— J’y ai joué jadis… À Oxford.
Le visage du commandant n’aurait pas pu marquer plus de surprises, mais il s’abstint de tout commentaire.
— J’étais moi-même à Cambridge. Nous étions plus forts que vous, indeed.
— Si vous le dites, répondit Robinson avec un sourire en coin.
Le commandant ne lui offrit ni thé, ni cigarillo, ni whisky. Vraisemblablement, il n’était pas enchanté de le voir. Après quelques minutes à regarder les murs et à manipuler une babiole représentant une petite tête de Bouddha, il la reposa enfin sur une table et dit.
— Que me vaut l’honneur de votre visite, détective …?
— … Robinson.
— Oui, « Robinson ». Un nom de bon Anglais.
Grey le regarda enfin dans les yeux en attendant sa réponse. Robinson sortit de sa besace le papier que le Gouverneur lui avait donné en prévision de cette entrevue. Il le remit au commandant en se levant de sa chaise. Celui-ci décacheta le pli et le lut attentivement. Puis, il le rendit à Robinson qui dut se relever pour aller le chercher.
— Ce cher Head. Toujours aussi boute-en-train. Comment va-t-il ?
— Il semble aller très bien.
— Hum. Il faudrait bien que j’aille lui rendre mes hommages bientôt. Après tout, c’est lui le véritable chef des armées en ce pays.
Grey s’arrêta de nouveau de parler. Son visage ne démontrait aucune aménité envers son visiteur.
— Alors, vous voulez enquêter sur le meurtre qui s’est produit à la caserne des Jésuites. Vous savez que nous avons notre propre police militaire pour régler ces cas ?
— Oui, je suis au courant.
— Et ce serait tout à fait normal que ça soit notre police qui s’en occupe.
— Vous savez, moi, je ne fais qu’exécuter les ordres.
— Oui, j’ai bien lu, des ordres venant du Gouverneur. Je peux comprendre les raisons pour lesquelles il vous a fait venir de Montréal. Ce ne sont pas ces ivrognes d’Irlandais de la police de Québec qui seraient capables de résoudre cette affaire. Tout ce qu’ils sont en mesure de faire, c’est d’arrêter les bagarres de rue… Et encore ! Ils ont souvent besoin de notre aide pour y arriver. Cela ne m’empêche pas d’être réticent à votre démarche. La caserne, c’est chez nous. C’est notre maison.
— Je comprends bien, commandant. Mais il faut que je fasse mon devoir. Je dois obéir à mes règles d’engagement.
— Vous oseriez faire un parallèle entre votre travail et celui d’un militaire britannique ? demanda Grey piqué par la remarque de Robinson.
— En rien, je vous l’assure. Je n’oserais jamais comparer notre travail à celui de nos valeureux soldats qui se battent tous les jours pour leur patrie. C’est justement parce que je respecte infiniment notre armée que je veux consacrer toute mon énergie à trouver le coupable de cet horrible assassinat.
Grey se détendit un peu et demanda.
— Bon, admettons. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— J’aimerais d’abord mieux cerner la personnalité de la personne décédée.
— Et pourquoi donc, good Lord ?
— Dans notre métier, lorsque nous voulons résoudre un crime, il faut d’abord et avant tout bien connaître l’histoire et la vie de celui qui a été assassiné. La plupart du temps, le mobile du crime est en relation avec l’histoire de la personne décédée. En vérité, c’est là que débute notre enquête contrairement à l’opinion commune croyant que c’est en cherchant des indices du meurtre que nous allons le résoudre.
— Je n’ai jamais appartenu à la police militaire, mais il me semble que collecter des indices est une chose importante.
— Certes, mais l’histoire de la personne décédée l’est tout autant. Pouvez-vous me parler du lieutenant-colonel Harcourt ? Vous le connaissiez ?
— Bien sûr. Une bien triste affaire ! Je l’avais connu en Angleterre et je l’appréciais beaucoup.
— Vous l’avez donc connu avant qu’il vienne à Québec.
— Certes. Nos deux familles habitent le Dorset. Nous sommes voisins en quelque sorte. Il arrivait que nous nous fréquentions parfois, même si nous ne sommes pas du même rang. Mon père est baron et pair d’Angleterre, alors que les Harcourt appartiennent à la landing gentry.
— Un grand propriétaire terrien ?
— C’est cela. Nos pères se sont rapprochés lorsqu’ils ont combattu ensemble pendant les guerres napoléoniennes. Alors que mon propre père a été démobilisé, le père d’Archie s’est engagé de nouveau dès le début de la guerre en Birmanie. Il y a perdu un bras.
— Le lieutenant-colonel Harcourt avait donc pris la relève de son père. Évidemment, c’est tout naturel.
Grey se déplaça sur son siège et changea la position de ses jambes qu’il avait croisées précédemment, marquant ainsi une hésitation certaine à parler de son soldat.
— Pas si naturel que cela pour Archie. Il était le fils aîné de Harcourt qui n’avait que trois enfants dont deux filles. Harcourt était très sévère envers son fils… Et Archie le lui rendait bien à sa façon.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien… il lui faisait des misères, c’est certain.
— Quel genre de misères ?
— Ah, les mêmes que l’on rencontre parfois chez les jeunes de notre classe. Il se vautrait dans des soirées bien arrosées. C’était un bagarreur aussi. Il a fallu que son père le sorte plusieurs fois de mauvais pas. Mais surtout, Archie était un coureur de jupons. Il en a fait tourner bien des cœurs, c’est certain.
— En somme, il était incontrôlable.
— Je n’y avais jamais pensé, mais effectivement on pourrait le dire ainsi.
— Qu’est-il donc arrivé pour qu’il se retrouve dans l’armée britannique ?
— Il y a eu une histoire sordide qui a circulé à son sujet. Des rumeurs sans aucun doute. Personnellement, je n’y ai jamais cru. Je ne pense pas de toute façon que cela pourra vous aider.
— Dites toujours.
— On raconte qu’Archie aurait séduit une jolie dame. Il s’est révélé que cette dame était mariée à un riche propriétaire terrien. Ce dernier l’a appris et comme son honneur était bafoué, il l’aurait provoqué en duel.
— En duel ? Mais c’est une pratique interdite en Grande-Bretagne.
— Peut-être interdite, mais qui a encore lieu de temps à autre, illégalement bien sûr. En bref, le pauvre mari a été blessé et il a voulu entreprendre une action en justice contre Archie. C’est alors que son père est intervenu. Le père d’Archie était de la petite noblesse terrienne. Il vivait bien sur ses terres, mais n’avait pas de titre. Lorsqu’il est revenu blessé de la guerre, le roi Georges l’a récompensé en lui octroyant le titre de Chevalier. Il en est resté infiniment reconnaissant à la Couronne. Surtout, cela lui a permis de développer un excellent réseau dans l’armée.
— Alors, je suppose qu’il a fait pression pour que son fils obtienne une charge d’officier pour le sortir de ce pétrin ?
— Exactement. Il a déboursé un bon montant d’argent pour cela. Et il a réussi à merveille. Son fils Archie a été tout de suite nommé capitaine et c’est à ce titre qu’il fut envoyé la première fois au Canada. Ainsi, son père a pu l’éloigner des tentations.
— Vous l’aviez rencontré alors ? Demanda le détective qui songea sans doute à Jenny, la fille de son ami. Harcourt n’avait vraisemblablement pas appris à « s’éloigner des tentations ».
— Je n’étais pas au Canada à l’époque. Je ne l’ai revu que tout récemment lorsqu’il a débarqué du Great Eastern. Comme les Nouvelles Casernes n’avaient pas été entièrement reconstruites après l’incendie, je lui ai trouvé le meilleur appartement d’officiers de la caserne des Jésuites. Cela ne lui a pas porté chance à ce que je vois.
Le commandant cessa de parler, perdu dans ses pensées. Robinson lui laissa un peu de temps avant d’ajouter.
— Savez-vous ce qu’il a fait depuis son départ du Canada, il y a quelques années ?
— Archie s’est métamorphosé. C’est du moins la réputation qu’il a laissée. De mazette qu’il était, il est devenu un soldat exemplaire. On l’a envoyé se battre en Crimée. Ce fut son baptême du feu. Quelle horreur que cette guerre ! Nous avons perdu quelque deux mille hommes seulement pendant le siège de Sébastopol. C’est là qu’Archie fut blessé à la jambe.
— Effectivement, des témoins nous ont dit qu’il claudiquait. Sa blessure ne l’a pas empêché de rester dans l’armée ?
— Non, au contraire. Il avait trouvé sa vocation. Après s’être fait soigner en Angleterre, il est reparti faire la guerre de l’Opium en Chine, comme major cette fois. Quelques mois plus tard, l’état-major a pensé à lui pour défendre le Canada. Il est donc arrivé ici avec le grade de lieutenant-colonel. Nous étions sur le point de le nommer brigadier et de lui donner le commandement de l’armée à la frontière américaine. Quelle perte pour nous !… Je ne sais pas comment son épouse prend la chose.
— Il est marié ?
— Son épouse est restée en Angleterre avec son enfant. Archie trouvait que son garçon était trop jeune pour le suivre.
Grey s’arrêta de nouveau de parler, bien triste cette fois. Il ajouta.
— J’espère de tout cœur que vous allez trouver l’assassin. La Couronne doit bien cela à l’un de ses fils les plus valeureux.
Grey se leva pour signifier son congé au visiteur. Mais Robinson n’avait pas terminé l’entrevue.
— Si vous le permettez, Commandant, j’aurais d’autres questions concernant la caserne des Jésuites.
Grey le regarda d’un œil torve, comme si le détective venait de l’insulter.
— Je vais vous laisser les poser à mon aide de camp. Je ne m’occupe pas de l’intendance.
Puis il se leva et sortit sans même donner la main au détective. Robinson reste au milieu de la pièce, penaud, ne sachant trop s’il devait rester ou sortir. Quelques instants plus tard, l’aide de camp qui l’avait reçu entra dans le salon en lui tendant la main. Il était nettement plus chaleureux que son patron.
— Le commandant m’a dit de répondre à toutes vos questions.
— Merci bien, capitaine ?…
— Capitaine Henry Collin, à votre service.
— Vous êtes donc l’aide de camp du commandant ?
— Je suis également responsable de l’intendance dans les casernes de Québec
— J’avais justement besoin de parler à quelqu’un comme vous. Le lieutenant-colonel Harcourt…
— … L’officier qui a été assassiné ?
— Celui-là même. Le lieutenant-colonel était descendu à la caserne des Jésuites, n’est-ce pas ?
— Oui, avec son bataillon. Nous avons dû faire évacuer les soldats qui logeaient encore à la caserne et les éparpiller un peu partout à Québec afin de faire de la place au 60 th Riffles. Et tout ça pour quelques semaines. Heureusement que les autres bataillons qui sont descendus du Great Eastern sont repartis immédiatement pour Montréal.
— Qui a décidé que ce bataillon resterait à Québec et serait logé à la caserne des jésuites ?
— Le commandant.
— Et cela n’aurait pas été possible d’éparpiller plutôt le bataillon du lieutenant-colonel ?
— Le commandant ne voulait pas. Il connaissait bien le lieutenant-colonel et il ne voulait pas le séparer de son bataillon. De plus, on venait de rénover la caserne et il voulait réserver la plus belle chambre au lieutenant-colonel. Vous savez qu’il y a maintenant des toilettes à l’eau courante dans la chambre des officiers. Un vrai luxe !
— Eh bien, c’était mieux qu’à l’hôtel pour lui. Ce que je connais pourtant des casernes militaires n’est pas très édifiant.
— Et vous avez raison. Moi-même, j’ai connu des casernes où les soldats s’entassaient à 12 par chambre, parfois même avec leur famille.
— Ces casernes existent encore aujourd’hui ?
— Certainement. L’espace est le bien le plus précieux pour l’armée.
— Vous parlez de famille. Donc, il y a des femmes et des enfants dans la caserne des Jésuites.
— Plusieurs, oui. Certains soldats et sous-officiers ont obtenu le droit d’amener leur famille. Il doit bien y en avoir cinq ou six dans la caserne des Jésuites.
— Et les officiers ?
— Quant aux officiers, il n’y a pas de restriction. J’ai connu jadis un officier qui était venu avec sa famille d’une dizaine d’enfants.
— Et où vivent ces familles à la caserne des jésuites ?
— Dans les mêmes chambres que leur mari ou leur père. Parfois on rencontre des chambres où se rassemblent pêle-mêle une demi-douzaine de soldats et une ou deux familles.
— Cela fait bien du monde à la même place.
— Ces chambres sont un véritable milieu de vie. Elles servent tour à tour de dortoir, de cuisine et de salle à manger. Et il n’y a évidemment aucune intimité. Les enfants n’ont pas le droit à un lit et dorment dans le lit libéré par les soldats de garde ou encore par terre.
— Je suppose que la caserne est gardée.
— Jour et nuit, bien sûr. On contrôle étroitement les allées et venues. Il est interdit de sortir ou d’entrer la nuit. Toutes les portes sont verrouillées.
— En conséquence, impossible pour quelqu’un de s’introduire pour visiter un militaire la nuit.
— La nuit ? Non… En principe.
— En principe ?
— Il arrive que des officiers se donnent des passe-droits.
— Quel genre ?
— Bien… Certains rendez-vous galants par exemple… Pour ceux qui n’ont pas leur famille avec eux.
Robinson s’arrêta un moment de poser des questions, fixant une fleur sur le tapis. Ses collègues à Montréal savaient reconnaître là le signe d’une réflexion intense.
— Je suis curieux, capitaine Collin. Pourquoi appelle-t-on cette barrack « caserne des Jésuites » ?
— Parce que c’était un ancien collège de papistes… Pardon… De jésuites. Ceux-ci ont été déportés après la conquête du pays par la couronne britannique. Comme c’était un beau bâtiment, grand et solide, l’armée a décidé de l’aménager en caserne.
— Pour revenir au lieutenant-colonel, qu’est-ce que vous avez fait avec sa chambre après son assassinat ?
— La police militaire nous a demandé de la laisser dans l’état où elle était. La porte a été condamnée.
— C’est très bien. Nous allons devoir entrer dans la caserne pour enquêter sur les lieux.
— Je ne sais pas si vous avez le droit de faire cela.
Robinson sortit le sauf-conduit de sa besace et le montra à Collin qui en prit connaissance.
— Si c’est le Gouverneur lui-même…
— Pouvez-vous me donner le nom d’une personne de référence à la caserne ?
— Contactez donc le lieutenant James Paddock. C’est lui qui s’occupe de tout à la caserne.
— Une dernière question. Ceux qui ont été expulsés pour laisser la place au nouveau bataillon, ils ne devaient pas être très heureux.
— Pas vraiment. Il y a eu de la grogne pendant quelques jours. Mais vous savez, nous sommes habitués dans l’armée à être déplacés n’importe où et n’importe quand sans avertissement.
— Oui bien sûr. Merci encore, capitaine Collin.
Après les saluts d’usage, Robinson sortit pour se diriger vers le poste de police.
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