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Robinson sortit de sa rencontre, plus ou moins agréable d’ailleurs, avec le commandant Grey. Il avait tout de même reçu quelques informations pertinentes sur Harcourt. Le détective avait appris la réputation sulfureuse du militaire dans sa jeunesse, surtout auprès des femmes.
La veille, quand le détective avait rencontré son ami le Dr Morrin, il avait été intrigué par ce qui s’était passé avec sa fille il y a quelques années : Harcourt avait séduit Jenny. Or, la réputation de coureur de jupons de Harcourt n’était plus à faire déjà à cette époque. Harcourt n’avait sûrement pas perdu son attitude désinvolte envers les femmes en entrant dans l’armée. S’il avait gardé ses mauvaises habitudes au Canada de séduire et d’abandonner ses conquêtes, Jenny avait sans doute été l’une de ses victimes. Son ami avait donc eu raison d’éloigner le militaire de sa fille bien-aimée.
Le détective attendit avec encore plus d’intérêt la réponse de Montréal de son épouse Rosalie. Il était certain qu’elle retrouverait la trace de Jenny chez les Sœurs de la Miséricorde et qu’il en apprendrait un peu plus sur ce qui s’était passé.
Robinson choisit de se rendre immédiatement au poste de police, fermement décidé à battre le fer pendant qu’il était chaud. Il fallait se rendre au plus vite à la caserne. Arrivé au poste pour chercher O’Connell, il retrouva Patrick et son équipe en pleine discussion.
— Il est arrivé quelque chose cette nuit, dit Patrick. Un début d’incendie sur un voilier britannique amarré au quai de la Reine.
— Un accident ?
— De toute évidence, un incendie criminel. Je pense que c’est l’œuvre des Fenians.
— Les terroristes irlandais ? dit Robinson.
— Les Fenians ne sont pas des terroristes, rétorqua Don, mais des patriotes.
— À ce que je sache pourtant, ils s’en prennent à leur pays, la Grande-Bretagne, en utilisant la violence. C’est la définition même du terrorisme, rétorqua Robinson.
— La Grande-Bretagne n’est pas leur pays…
— … Il l’est depuis sept cents ans en tout cas.
— Après tant d’années de répression de la part de « leur » pays, ils en ont soupé. Les Irlandais veulent leur indépendance, c’est normal.
— Y compris en utilisant des moyens violents comme ceux des Britanniques qui les oppriment ?
Il y eut un silence dans le petit bureau des détectives. Patrick reprit.
— Je l’ai répété souvent, Don, que nous ne sommes pas payés pour faire de la politique, mais pour trouver les coupables de crime.
— Ces Fenians, reprit Robinson, je croyais qu’ils agissaient seulement en Irlande.
— Oh que non ! Des associations de Fenians ont été créées simultanément en Irlande, aux États-Unis et au Canada. Comme tu le sais, les Irlandais sont nombreux de ce côté-ci de l’Atlantique.
— Il serait donc possible que l’incendie soit l’œuvre des Fenians de Québec.
— C’est une possibilité. Ils ne sont pas très nombreux à Québec, mais ils ont beaucoup de sympathisants, y compris dans la haute société et même chez les prêtres irlandais. Je soupçonne même depuis longtemps le curé Murray d’appuyer leur cause.
— Le curé Murray ! Tiens, tiens ! Et que veulent ces Fenians au juste ? Nous sommes pourtant très loin de l’Irlande.
— Ils cherchent par tous les moyens à déstabiliser l’Empire britannique. Ici, au Canada, ils s’en prennent au gouvernement de sa Majesté de toutes les façons qu’ils le peuvent, y compris en encourageant l’annexion du Canada avec les États-Unis. Nous avons entendu des rumeurs disant qu’ils voulaient créer une armée de soldats irlandais qui pourrait passer à l’action au moment opportun. En attendant, ils font des actes de sabotage comme l’incendie de ce navire.
Robinson regarda le plancher avec intensité. Il ajouta.
— Se peut-il que les Fenians aient aussi quelque chose à voir avec le meurtre de notre soldat britannique ?
Les trois autres le regardèrent, surpris. Cette hypothèse ne leur avait pas encore effleuré l’esprit, vraisemblablement.
— Ce serait étonnant étant donné la protection dont jouissait Harcourt à l’intérieur de la caserne.
— Y a-t-il des soldats irlandais là-bas ?
— Sûrement très peu. Habituellement, les Irlandais ont leur propre régiment. Il faudra s’informer, c’est certain.
— Alors Patrick, avons-nous avancé sur le meurtre d’Harcourt ?
— Pas beaucoup. Nous avons relâché notre premier suspect, Liam Boyle, le sacristain. Nolan a pris des informations sur la belladone, comme tu le sais. Elle semble facilement disponible à Québec et ce sera difficile de savoir qui a pu s’en procurer. Pour aller plus loin maintenant, il faut se rendre sur les lieux. As-tu pu avoir la permission d’entrer à la caserne ?
— Certes, c’est avec beaucoup de réticences que le commandant du district de Québec m’a donné la permission. Il n’avait pas le choix de toute façon. Le sauf-conduit du gouverneur était sans équivoque.
— Nous y allons sans tarder. Nolan et Don, je vous laisse vous occuper de trouver le coupable de l’incendie. Et Don, tu ne te traînes pas les pieds.
— Oui chef, dit Don d’un ton peu convaincant.
Les deux adjoints de Patrick se levèrent et partirent immédiatement.
— Allons donc rencontrer ces militaires à la caserne des Jésuites.
***
Robinson et O’Connell partirent à pied vers la caserne des Jésuites, ce que les militaires appelaient encore les Jesuit Barracks. Ils marchèrent sur la rue Saint-Jean. Cette rue bouillonnait d’activité. Elle était bordée des deux côtés par des maisons-magasins, le rez-de-chaussée vitré servant à vendre toutes sortes de produits. Saint-Jean est l’une des plus anciennes rues de Québec. Elle est le point de départ du Chemin du Roy qui mène à Montréal. Le trottoir plutôt récent permettait aux dames de marcher sans salir leur belle robe. Les auvents en toile protégeaient les devantures du soleil. Les chariots défilaient en continu.
O’Connell se sentait bien dans cette foule, la chose était évidente. Certains le reconnaissaient et le saluaient en levant leur chapeau. Il était assurément respecté dans cette ville.
Arrivés sur la place du marché, les détectives aperçurent l’église Notre-Dame de Québec. Le style néoclassique lui donnait une élégance certaine. De chaque côté de son toit pointu, on trouvait, d’une part, un clocheton ajouré classique et, d’autre part, une tour carrée semblable à un campanile. Cette dernière n’avait jamais pu être complétée en un clocher digne de ce nom à cause de la fragilité de la fondation. Ces deux structures si dissemblables ne brisaient pourtant pas l’harmonie de l’ensemble.
Les deux hommes débouchèrent sur la place du marché. On apercevait à droite la halle des bouchers qui avait remplacé l’ancienne chapelle des jésuites démolie pour lui faire de la place.
En se retournant, ils virent la caserne des Jésuites. Indéniablement, elle avait fière allure. Construit sous le régime français dans un style classique, le bâtiment avait tellement impressionné les Britanniques qu’ils ne l’avaient pas démoli lors de la conquête, comme pourtant ils l’avaient fait pour le collège des Récollets. Ils avaient décidé de le modifier pour en faire une caserne militaire.
Le bâtiment en pierres de la caserne faisait toute la largeur de la place du marché. Il s’élevait sur deux étages dans sa section sud et sur trois dans sa section nord, la différence provenant de la pente du terrain. On pouvait compter jusqu’à une quinzaine de fenêtres au dernier étage, pas moins de treize chiens-assis dans la mansarde et quatre cheminées en pierres complétaient l’ensemble. Deux portes seulement l’ouvraient, dont l’une était fermée en permanence.
La porte principale surmontée d’un fronton ouvragé était gardée par un soldat britannique. Deux autres soldats faisaient les cent pas en face de l’édifice. On pouvait loger dans cet immeuble pas moins de 1300 soldats. Des chambres avaient été aménagées pour quelques officiers. Les deux détectives voulaient examiner l’une d’elles, celle du lieutenant-colonel Harcourt.
Ils se présentèrent au garde de l’entrée, montrèrent le sauf-conduit du Gouverneur et demandèrent à rencontrer le lieutenant James Paddock. Ce dernier vint les accueillir quelque dix minutes plus tard. Il examina attentivement le sauf-conduit et les dirigea immédiatement vers la chambre de Harcourt. Celle-ci était à l’étage. Ils traversèrent la cour intérieure et prirent l’escalier. Arrivés à la porte, ils virent que des scellés avaient été posés pour la condamner. Ils brisèrent les sceaux en cire et entrèrent.
La chambre était grande, sans doute la plus grande de la caserne. Elle faisait le coin, une fenêtre donnant sur la rue Saint-Jean et les deux autres sur la place du marché. On pouvait apercevoir l’église Notre-Dame de ces deux dernières fenêtres. Un réduit à gauche de l’entrée avait été aménagé. La porte ouverte laissait entrevoir la toilette et un petit lavabo d’où ressortait un robinet. L’aide de camp du commandant Grey avait raison en disant que l’eau courante avait été aménagée dans les chambres d’officiers. Seuls les maisons bourgeoises et la plupart des hôtels pouvaient se permettre ce luxe à Québec.
Les deux détectives pénétrèrent avec précaution dans la pièce en demandant à l’officier de rester à l’extérieur. La chambre était en désordre. Des vêtements avaient été jetés par terre, laissant les portes de la penderie grandes ouvertes. Des bougies étaient renversées et une lampe de kérosène s’était brisée en tombant, laissant son combustible s’écouler.
On pouvait apercevoir au fond de la pièce, jouxtant la cloison aveugle, le lit de métal dont les pieds reposaient dans des cruches en cuivre remplies d’eau. Ainsi la vermine, envahissante dans une caserne militaire, ne pouvait plus se rendre jusqu’à la paillasse. Le lit n’était pas défait.
En face du lit, près de l’une des fenêtres donnant sur la place, un bureau avait été installé de façon à profiter le plus possible de la lumière du jour. La chaise était renversée et des papiers gisaient éparpillés sur le sol.
Deux fauteuils étaient installés près de la deuxième fenêtre, celle plus près de la porte d’entrée. Une petite table basse était posée entre les fauteuils. Robinson se dirigea vers la table pendant qu’O’Connell alla vers le fond de la pièce et se mit à récupérer les papiers au sol.
Robinson examina attentivement la table basse. On y trouvait là deux choses que le détective jugea important de considérer. D’abord un verre de whisky presque vide que le détective s’empressa de récupérer. Il sortit de sa besace un chiffon épais et une cordelette. Il entoura le verre du chiffon et ferma le plus étanchement possible l’ouverture du verre avec la cordelette. Il le déposa au fond de sa besace en l’étayant avec d’autres chiffons pour que le liquide ne se renverse pas.
Ensuite, il saisit une petite boîte de fantaisie reposant sur la table et qui devait contenir plusieurs biscuits. Il s’y trouvait encore un biscuit complet et un autre entamé. Il utilisa une autre cordelette pour refermer la boîte afin que rien ne s’échappe de son contenu et il la déposa également dans sa besace.
Pendant ce temps, O’Connell revint vers Robinson avec une feuille entre les mains.
— Regarde ça, Silas.
Robinson lui prit la feuille des mains et lut : « Go die in hell, toll asai! »
– « Va crever en enfer, trou-du-cul », dit Robinson.
— Une belle lettre de menace que cela.
– Effectivement. Et celui qui a écrit cela ne semblait pas vouloir s’en cacher. Pas un Anglais digne de ce nom ne terminerait une lettre d’insulte par cette expression typiquement écossaise. Je la garde. Elle nous sera utile.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda le lieutenant Paddock.
Robinson et O’Connell se regardèrent sans répondre.
— Et il n’y a plus rien à voir ici, dit Robinson.
Les deux hommes s’acheminèrent vers la porte en faisant un dernier tour d’horizon et refermèrent derrière eux. Paddock semblait toujours en attente d’une réponse.
— Vous pouvez faire nettoyer cette chambre et récupérer les effets de l’officier Harcourt. Nous vous demandons de les tenir à la disposition de la police pendant encore un certain temps.
— D’accord, mais…
— Quand avez-vous été mis au courant de… l’événement concernant votre officier ?
— J’ai été averti par l’un des gardes.
— Votre chambre est-elle à l’étage ?
— Non. J’ai une chambre près des entrepôts au rez-de-chaussée. Cela me permet de surveiller les allées et venues. Et il y a plusieurs soldats qui seraient heureux de chaparder un peu de nourriture ou de boisson.
— Donc, vous n’avez pas entendu de bruit.
— Non. Comme je vous le disais, un des gardes est venu me prévenir que le lieutenant-colonel était sorti en vitesse.
— Et que vous a-t-il dit à ce propos ?
— Qu’il n’était pas dans son état normal. Il a ajouté qu’il ne voulait pas manquer de respect à un officier, mais il a dit : « Il est pris de folie ». Ce sont ses mots.
— Vous connaissiez bien l’officier Harcourt ?
— Pas vraiment. Il venait à peine d’arriver.
— Qu’est-ce que vous pensiez de lui ?
— Je n’ai pas d’opinion sur lui…
— Mais je vous sens réticent…
— C’est-à-dire que voilà un contingent de soldats qui arrivent de l’extérieur. Il a fallu se mettre à leur service en expulsant une bonne partie des militaires qui étaient déjà ici depuis plusieurs mois.
— Cela n’a pas fait l’affaire de tous, évidemment.
— Évidemment ! Pour les officiers nous avons pu leur trouver des pensions chez l’habitant. Mais les autres… Vous savez, certains soldats ont des familles ici.
— Où sont-ils allés ?
— La plupart se sont retrouvés dans les Nouvelles Casernes qui sont encore en rénovation. Pour les autres, ce ne fut pas facile.
— Cela ne vous a pas plu ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? C’est déjà assez compliqué d’organiser une caserne comme celle-ci où il faut prévoir nourriture, logement, armement, vêtements et séjour pour toutes catégories de personnes.
— Est-ce que les personnes expulsées ont pu revenir à la caserne ?
— Vous voulez dire depuis que le nouveau bataillon est arrivé ici ?
Robinson hocha la tête en signe d’assentiment.
— Bah non ! La caserne est gardée jour et nuit. Il leur aurait été impossible de revenir.
— Même les officiers ?
— Nous l’aurions su. Pourquoi cette question ?
Robinson ne répondit pas. O’Connell prit la relève.
— Y a-t-il des soldats irlandais dans le bataillon ?
— À ma connaissance, non. La plupart sont britanniques ou écossais. Je peux me renseigner si vous voulez.
— Faites-le donc. Quels sont les rapports entre les soldats et les officiers dans ce bataillon ?
— Les mêmes qu’entre tous les soldats et les officiers de l’armée.
— Mais encore ?
— Il y a un mélange de respect et d’indiscipline de la part des soldats. Quant aux officiers, toujours la même chose : distance et autorité.
— Ce bataillon ne semblait donc pas différent des autres ?
— Pas vraiment. À l’exception peut-être que de nombreux soldats du 60 th Rifles étaient des frères d’armes qui avaient combattu ensemble en Crimée. C’est du moins ce que j’ai entendu dire.
Robinson reprit la main.
— Je sais que vous ne connaissez pas depuis longtemps l’officier Harcourt. Cependant, votre position fait en sorte que vous entendez souvent les murs parler, passez-moi l’expression. Comment l’officier était-il perçu par ses hommes ?
— Je pense qu’il était plus craint que respecté. Plusieurs des soldats du bataillon avaient combattu avec lui. Ils le connaissaient. Le lieutenant-colonel n’avait pas la réputation d’être très proche de ses hommes. Il était très à cheval sur les règlements. Même avec nous, les officiers, il se tenait en retrait. Il nous regardait de haut. Jamais, par exemple, il n’aurait joué aux cartes avec nous. De toute façon, il allait repartir dans quelques jours ou quelques semaines vers la frontière canadienne.
— Pouvez-vous nous donner quelques noms de soldats qui le connaissaient mieux que vous ?
— Plusieurs soldats avaient combattu sous ses ordres en Crimée. Le sergent Gordon Duncan le connaissait mieux que d’autres, car il faisait office d’aide de camp pour l’officier Harcourt.
— Je croyais que l’aide de camp d’un officier se devait d’être lui-même officier ?
— Un lieutenant-colonel n’a pas un rang suffisamment élevé pour se faire aider d’un officier.
— Le bataillon était-il constitué exclusivement de soldats qui avaient combattu sous ses ordres ?
— Non, loin de là. Ils n’auraient jamais été suffisamment nombreux pour former un bataillon de combat. Plusieurs soldats avaient déjà été recrutés par notre armée à Québec et s’étaient joints au bataillon.
— Avez-vous autre chose à dire sur l’officier Harcourt ?
— Non. Je trouve seulement malheureux que l’on ait perdu un militaire compétent à un bien mauvais moment. J’ai entendu des rumeurs qu’on allait le nommer brigadier pour diriger les troupes à la frontière canadienne ?
— C’est ce qu’on dit. Merci lieutenant de vos informations.
Comme on arrivait à l’heure du souper et que Robinson était pressé de remettre les indices prélevés dans la chambre de Harcourt au Dr Douglas pour les faire analyser, les deux détectives repartirent, l’un vers son poste de police et l’autre pour rencontrer au plus vite le docteur. Il s’adressa à Paddock,
— Pourriez-vous venir nous voir demain matin au poste. Nous voulons plus d’informations sur la population militaire stationnée à la caserne.
— Vous aurez sans doute besoin des dossiers des militaires. Je me charge de faire un résumé et de vous apporter cela demain matin.
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