Caserne des Jésuites-Chapitre 9

Un soldat britannique

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Robinson arriva un peu tard le jeudi matin au poste de police de la rue Saint-Joachim. Il avait passé la soirée précédente chez le Dr Douglas. Le détective avait simplement voulu remettre au docteur les indices qu’il avait trouvés à la caserne afin qu’il les analyse. Finalement, il s’était attardé et avait levé le coude abondamment avec du bon Glenlivet. Même si Robinson avait une bonne capacité d’absorption, il avait trouvé son maître chez le docteur Douglas.

Le détective s’était retrouvé dans le cottage de campagne du Dr Douglas après être passé à l’Hôpital de la Marine. On lui avait indiqué que c’était là où il habitait le plus souvent, même s’il avait plusieurs propriétés dans la ville de Québec. Il n’eut aucune peine à reconnaître le cottage. Sur le fronton, écrit en gros caractère, on pouvait lire Glenella. C’est le nom que le docteur avait voulu donner à son cottage.

Deux momies étaient assises dans des chaises berçantes sur la galerie. Comme la brise faisait bouger les chaises, on avait l’impression qu’elles bavardaient gentiment de la pluie et du beau temps. Il ne leur manquait que les pipes.

Le Dr Douglas le reçut dans un accoutrement étrange : pantalon blanc bouffant ; chemise blanche à longue manche, blanche elle aussi ; veste couleur jaune avec des broderies. Il portait sur la tête un drôle de chapeau rouge cylindrique qui faisait contraste avec ses cheveux et sa barbe blanche. Il avait des sandales aux pieds.

— Bonjour, détective Robinson, dit-il d’un air enjoué. Entrez donc.

Le détective pénétra dans le cottage, surpris de trouver un salon bien ordinaire.

— On m’avait dit que votre cottage était un véritable musée ?

— On exagère beaucoup à mon sujet, vous savez. À part les deux momies qui vous ont salué dehors, j’ai peu de choses. 

— Pourtant, vous avez voyagé si souvent en Égypte.

— C’est justement pour cela que j’ai peu de choses. Il y a tellement eu de vandalisme là-bas dans le passé que je n’ai pas voulu me prêter à ce jeu. Tout ce que je possède actuellement fait suite à une fouille officielle commandée et financée par une Société scientifique de Montréal. Venez, suivez-moi.

Les deux hommes pénétrèrent dans une grande pièce où se trouvaient deux grandes tombes en plein milieu, sans doute là où étaient enfermées les deux momies.

— Ces tombes, vous savez, datent de 3000 ans avant notre ère.

— Impressionnant !

Le Dr Douglas entraîna Robinson près des étagères en donnant des détails sur les artefacts. On y trouvait des habits sacerdotaux brodés qui avaient servi à un grand prêtre, l’une des momies. C’était l’histoire de sa vie qui était racontée par des hiéroglyphes qui recouvraient le tombeau sur quatre côtés.

— Cela ne fait pas très longtemps qu’on peut lire cette écriture complexe.

— Depuis la découverte de la pierre de Rosette par Champollion.

— Eh bien, dit surpris le docteur Douglas, vous êtes un homme plein de ressources, mon cher Robinson

Les deux hommes continuèrent leur marche autour des artefacts. On trouvait des ustensiles, de petites statuettes, des vases portant le chiffre du temps, un anneau pastoral et le linceul dans lequel était enfermé le grand prêtre. D’autres objets rapportés au cours de ces visites se trouvaient sur d’autres étagères. Le docteur semblait particulièrement fier de ses possessions.

— J’aimerais bien qu’après ma mort, on fasse un musée de cette pièce.

Les deux hommes revinrent dans le salon.

— Laissez-moi donc vous offrir un verre de whisky.

— Ce n’est pas de refus.

Le docteur approcha d’un petit buffet où se trouvaient de nombreuses bouteilles. Il choisit un Glenlivet, évidemment, et le montra à Robinson.

— Quinze ans d’âge, ça vous va ?

Sans attendre la réponse, il en versa de bonnes rasades dans deux verres en cristal. Il offrit l’un des deux à Robinson en l’invitant à s’asseoir.

— Vous n’êtes sûrement pas venu ici, cher Robinson, pour visiter mon musée ou pour siffler mon bon whisky.

— Pas pour votre whisky, mais pour une autre sorte de whisky.

À ces mots, Robinson ouvrit sa besace qu’il traînait toujours avec lui. Il sortit avec d’infinies précautions le verre entouré d’un linge qu’il avait soigneusement conservé. Il enleva la cordelette, le linge et montra le verre au docteur.

— Permettez que je vous offre un peu de mon whisky à mon tour.

Il expliqua à Douglas qu’il avait trouvé le verre sur la table de chevet de Harcourt. Il avait la quasi-certitude que le poison avait été versé dans ce verre. Le docteur le prit à deux mains et examina le liquide.

— La couleur n’est pas très différente d’un whisky ordinaire. Je vais faire des analyses.

— On m’a dit, en effet, que vous aviez d’excellentes notions de chimie.

— C’est nécessaire dans mon métier. En Écosse, Dieu sait pourquoi, on a développé très tôt de bonnes connaissances scientifiques en chimie. Peut-être parce qu’on y empoisonne plus qu’ailleurs.

— Damn Scottish !

Le docteur déposa le verre sur une table, souriant à la taquinerie du détective.

— J’ai autre chose à vous donner, dit Robinson.

L’homme sortit la boîte contenant les restes de biscuits, défit la cordelette et ouvrit la boîte.

— Il faudra également analyser ces restes de nourriture. Je suppose qu’on peut aussi y mettre du poison ?

— Vous y avez touché ?

— Non, seulement la boîte.

Le docteur se leva, alla chercher des gants et saisit le biscuit à moitié grignoté dans la boîte, le leva à la hauteur de ses yeux et l’examina attentivement.

— Je crois apercevoir quelques miettes plus foncées. Je vais aussi analyser ces biscuits, mais cela est une entreprise plus délicate. Je ne pourrai pas vous donner de résultats avant demain soir.

— Ça ira, docteur.

Les deux hommes se versèrent un autre verre, puis un autre jusqu’à tard dans la soirée. Robinson fit raconter à Douglas ses aventures en Égypte.

***

Robinson entra dans le bureau des détectives sans frapper. Les trois hommes discutaient déjà des affaires courantes.

— Excusez mon retard.

— La soirée a été difficile, Silas ? dit O’Connell en voyant sa figure défaite.

— Je suis allé porter les indices trouvés dans la chambre de Harcourt au Dr Douglas chez lui à son cottage de la rue de la Canardière. Et de fil en aiguille…

—… Le Glenlivet aidant, je suppose.

— Du 15 ans d’âge. Je ne pouvais quand même pas refuser.

Les quatre hommes rirent de bon cœur.

— Mais pardon, je vous ai interrompu.

— Je faisais un résumé à mes adjoints de nos rencontres d’hier à la caserne.

Robinson alla s’asseoir sur la quatrième chaise. 

— Nous nous disions que si le meurtre s’était passé dans la caserne, nous aurions toute une flopée de suspects. Ils doivent bien être un millier dans cet espace restreint.

— Pourquoi pas quelqu’un de l’extérieur ? demanda Don.

— Cela reste une possibilité bien sûr. Mais étant donné les circonstances et le fait que la caserne est bouclée comme une prison, il me semble plus plausible que le meurtre provienne de quelqu’un de l’intérieur. Qu’en penses-tu, Silas ?

— Je suis de ton avis, Patrick.

— C’est pourquoi nous avons demandé à l’intendant, le lieutenant Paddock, plus de renseignements sur ceux qui se trouvent dans la caserne.

— Ça va nous faire un sacré paquet de suspects, dit Nolan.

— Pas tant que cela, répondit Robinson. Ces soldats ne sont pas tous des meurtriers potentiels, loin de là. De plus, pour commettre un tel assassinat, il faut un mobile sérieux et très puissant.

— Ce n’est pas les mobiles qui manquent si ce que Patrick nous a dit au sujet de Harcourt est vrai, reprit Nolan.

— Certes, mais qu’un officier ne soit pas aimé de ses hommes, ce n’est pas un mobile suffisant, sinon il n’y aurait plus d’officiers dans l’armée britannique depuis longtemps.

— Quels sont les mobiles les plus fréquents en cas de meurtre comme celui-ci, demandant Don.

Robinson répondit en levant un doigt au fur et à mesure qu’il énumérait les mobiles.

— Les trois principaux mobiles sont l’argent, la jalousie et la vengeance. Primo, il faudra immédiatement écarter l’argent de toute évidence. Harcourt n’était pas un homme d’affaires qui aurait floué ses clients. 

— Ses parents étaient riches. Si on avait voulu le faire chanter ?

— C’est vrai qu’il y aurait eu de quoi le faire chanter. Mais on n’assassine pas la poule aux œufs d’or. Secundo, concernant la jalousie, il existe bien quelques mesquineries entre les officiers, mais rien d’aussi énorme qui mériterait de tuer un collègue. Tertio, reste la vengeance. Il faudrait alors se tourner vers le passé pour en connaître les raisons. Souvent, la vengeance est un plat qui se mange froid. Et nous savons que Harcourt n’était pas un ange dans sa jeunesse.

— Il ne faudrait pas oublier, Silas, les raisons politiques dans les circonstances. J’ai raconté à mes adjoints la conversation que tu as eue avec le Gouverneur.

— Tu as tout à fait raison, Patrick. Dans le cas de Harcourt, ce pourrait même être le mobile principal au stade où nous en sommes dans notre enquête. J’espère en apprendre plus sur ceux qui séjournaient à la caserne. Peut-être allons-nous découvrir quelques perles. Paddock est-il ici ?

— Il attend en bas. Don, peux-tu aller le chercher et l’amener à la salle d’interrogatoire ?

***

— Drôle d’endroit pour recevoir vos invités. Serais-je l’un de vos suspects ? dit Paddock lorsque les deux détectives entrèrent dans la pièce.

– Nullement, capitaine. Devrions-nous vous considérer comme un suspect ?

Paddock garda le silence sans sourire.

— Nous avons trouvé plus discret cet endroit. Nos locaux sont encombrés dans ce poste de police et le va-et-vient est constant. Je vois que vous avez apporté des documents.

Paddock avait déposé sur la table une enveloppe assez épaisse. Il l’ouvrit et sortit une liasse de papiers.

— J’ai fait une petite recherche pour vous. Vous vouliez en savoir plus sur ceux qui séjournent à la caserne ?

— Cela nous rendrait bien service, en effet.

— Deux mille soldats sont descendus du Great Eastern il y a une vingtaine de jours. Neuf cents sont à la caserne des Jésuites.

— Ça fait beaucoup d’hommes pour un seul navire.

— Il y avait aussi des familles avec des femmes et des enfants. Deux de ces familles sont venues avec de simples soldats. Il arrive parfois que l’armée fasse une exception.

— Cela signifie donc qu’il se trouve dans la caserne approximativement mille personnes.

— Oui, si l’on compte les gens de l’intendance comme moi.

Les deux détectives se regardèrent, un peu découragés par ce bilan.

— Si vous me disiez qui vous cherchez, je pourrais peut-être mieux vous aider.

— Nous avons besoin de savoir lesquelles de ces personnes sortent de l’ordinaire, même un petit peu. Par exemple, est-ce que des soldats ont eu des comportements bizarres depuis qu’ils sont là ?

— Non, pas vraiment. Bien sûr, les soldats ont leurs petites habitudes lorsqu’ils sortent en ville en permission. La plupart du temps, ils vont se soûler dans des auberges. Mais ils font rarement du grabuge, car ils savent qu’ils seront sévèrement punis. Rien qui sorte de l’ordinaire, donc.

— Vous n’avez jamais remarqué, par exemple, un soldat ou un sous-officier qui tentait de s’approcher du quartier des officiers.

— Les soldats savent qu’il est strictement interdit de s’approcher de ce quartier, sauf ceux qui sont autorisés, comme le sergent Duncan par exemple. Les seuls qui peuvent s’y rendre à part lui est la femme qui va chercher des vêtements pour les laver et les repasser.

— Est-il possible de connaître l’origine géographique de ces soldats ? demanda Robinson.

— Certainement, c’est inscrit dans leur contrat d’engagement. La majorité d’entre eux appartiennent au 4e bataillon du th Rifles. Ces soldats sont tous des Anglo-Écossais, sauf quelques exceptions.

— C’est-à-dire ?

— À ma connaissance, deux de ces soldats sont Irlandais et ils sont venus avec leur famille.

— Savez-vous de quelle région d’Irlande ils viennent ?

— Non, ce n’est pas indiqué sur leur contrat.

— Voyez-vous d’autres soldats qui sortiraient du lot ?

— Il y a bien la dizaine de soldats qui s’est jointe au bataillon lorsque celui-ci est arrivé à Québec. Le commandant Grey avait demandé à ses hommes s’ils étaient volontaires pour combattre les Américains. Nombreux sont ceux qui se sont présentés. La plupart sont partis pour Montréal, hormis dix soldats qui sont restés à Québec. Ils sont venus s’installer à la caserne.

— Et d’où viennent ces soldats ?

— Ce sont tous des soldats canadiens qui sont intégrés depuis un bout de temps à notre armée.

— Y a-t-il des hommes originaires d’Irlande dans le lot.

— Pas que je sache, non.

Robinson et O’Connell se regardèrent, perplexes.

— Il y a bien un qui est différent des neuf autres, continua Paddock. Ce n’est pas un Canadien. Il n’est pas ici depuis très longtemps. Il a intégré notre armée à Québec il y a plusieurs mois. Je crois qu’il vient d’Angleterre. C’est un Britannique.

— Merci de ces informations, capitaine.

— Est-ce que cela pourra vous aider ?

— Oui, assurément. Pouvez-vous attendre encore quelques minutes ? Nous vous revenons.

Les deux détectives sortirent de la salle et refermèrent la porte pour ne pas être entendus

— Je pense qu’il est possible de réduire la liste des suspects, dit Robinson

— Je pense que cela est possible aussi, rétorqua O’Connell. Il faudrait peut-être se concentrer sur les deux familles d’irlandais, compte tenu de ce que nous savons de l’existence des Fenians et de ce qu’ils sont capables de faire.

— Oui, c’est une bonne hypothèse. Mais je préfère que l’on s’intéresse d’abord à notre Britannique.

— Ah !… Et pourquoi donc ?

— Une intuition. Voilà un soldat fraîchement débarqué à Québec et qui s’empresse de se porter volontaire pour une mission contre les États-Unis. Ne trouves-tu pas cela un peu louche ?

— C’est vrai que son parcours détonne un peu.

Les deux hommes entrèrent de nouveau dans la salle. Paddock avait remis les papiers dans son enveloppe.

— Capitaine, merci encore de votre aide. Nous aimerions vous demander une dernière chose. Vous nous avez parlé d’un soldat britannique qui venait d’intégrer le bataillon.

— Oui, il s’appelle… Voyons voir…

Paddock ressortit ses papiers et se mit à les étaler sur la table. Il en examina plusieurs avant de tomber sur ce qu’il cherchait.

— Voilà ! Il s’appelle John Kincade. Il est né en Angleterre et s’est engagé il y a deux ans dans l’armée britannique. Il n’a pas encore connu le baptême du feu. Il est arrivé ici il y a trois mois.

— Très bien, nous gardons ces informations, dit O’Connell. Elles nous seront très utiles pour la suite de notre enquête. Merci encore. Nous vous libérons. 

— Nous allons devoir retourner cet après-midi à la caserne afin d’interroger le sergent Duncan, ajouta Robinson.

— Quand vous voulez, dit le lieutenant Paddock.

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