Caserne des Jésuites-Chapitre 10

Chambre d’une caserne militaire

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Les deux détectives se rendirent à la caserne des Jésuites dans l’après-midi pour aller interroger l’aide de camp de Harcourt : le sergent Gordon Duncan. Paddock les accueillit à l’entrée et les amena immédiatement dans un autre quartier de la caserne. Le convoi longea un mur percé de quelques portes au rez-de-chaussée et s’arrêta à la dernière. Paddock entra sans frapper.

Le contraste était frappant entre la chambre de Harcourt et celle que les détectives voyaient maintenant. Non pas que l’espace était plus restreint, mais il était à coup sûr beaucoup plus encombré. Une grande table dominait le centre de la pièce entourée de quelques chaises droites. De nombreux objets étaient accrochés à des penderies sur les murs, dont de la vaisselle, des casseroles et des fusils. Un grand foyer brûlait au milieu de la pièce. Une femme portant un tablier brassait une ratatouille dans une grande marmite. Un homme était attablé et quelques enfants s’amusaient en se colletant.

Au fond, quatre couchettes étaient alignées côte à côte. Des objets personnels pendaient au mur et des havresacs militaires reposaient sur une étagère au-dessus de chaque tête de lit. L’odeur était des plus désagréables, sorte de mélange de fumée, de nourriture et de sueur humaine. Une seule petite fenêtre était percée, laissant filtrer la lumière du jour.

Ceux qui étaient dans la pièce arrêtèrent leur activité et se tournèrent vers les nouveaux venus. L’homme attablé se leva dans un bruit de chaise et se mit au garde-à-vous. La femme se tint droite, une louche à la main. Les enfants cessèrent de se chamailler.

Paddock s’approcha des lits. Celui du fond était occupé par celui qu’il voulait voir. Il donna un grand coup de pied sur le lit et cria : « Debout, sergent Duncan ! ».

Le dormeur, tourné vers le mur, bredouilla sans bouger : « Qu’est-ce qu’il y a ? ». Le lieutenant redonna un autre coup de pied au lit et cria : « Debout, sergent ! ». Cette fois, l’homme se retourna, le regard mauvais. Il s’apprêtait à lancer des injures lorsqu’il reconnut l’officier.

— Lieutenant, qu’est-ce qui se passe ?

— Debout, sergent. Ces policiers veulent te parler.

— Ça ne peut pas attendre ? J’ai fait une ronde toute la nuit.

— Et tu as dormi le quart du temps. Habille-toi et suis-nous.

Les trois hommes sortirent pour attendre le sergent Duncan. On entendit des bruits à l’intérieur, des voix et des cris d’enfants. 

— Combien de militaires habitent dans cette chambre ?

— C’est une chambre de sous-officiers. Il y a moins de monde que dans d’autres chambres. Ici on trouve quatre sous-officiers et la famille de l’un d’eux.

— Celle de Duncan ?

— Non. Duncan n’est pas venu avec sa famille.

— Y a-t-il plusieurs familles dans la caserne ?

— Le bataillon est arrivé avec cinq ou six familles qui doivent avoir entre deux et trois enfants chacune.

— Tout ce beau monde, ce n’est pas si simple de les loger dans un seul espace.

— Effectivement. Mais les soldats ont l’habitude.

— Et les femmes, elles ?

— Elles sont habituées aussi. De plus, elles sont d’une aide précieuse pour les militaires en leur faisant la cuisine, en se procurant la nourriture, en réparant leurs vêtements ou en les blanchissant, en plus de toutes sortes d’autres détails.

— Et les enfants ?

— Plus jeune, on les laisse s’amuser. Mais dès qu’ils ont une dizaine d’années, on apprend aux garçons les rudiments militaires. Ils deviennent souvent des tambours.

À ces mots, Duncan sortit encore tout dépeigné. Il n’avait pas terminé d’attacher sa redingote.

— Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?

— Pas ici, dit Robinson. Pouvons-nous nous installer dans un endroit discret ?

— Je pourrais vous faire de la place dans l’office de l’entrepôt. Il est encombré par de la paperasse, mais il y a suffisamment de chaises pour vous trois.

— Ça ira très bien.

Les quatre hommes s’acheminèrent vers un autre endroit de la caserne en arrière de l’édifice. On trouvait dans l’entrepôt de la nourriture, des vêtements et toutes sortes de produits de première nécessité. Évidemment, les cartouches et la poudre étaient entreposées ailleurs en dehors de la caserne.

Paddock déverrouilla la porte de l’office avec une grosse clé. Il fit un peu de place autour du bureau. Des étagères étaient remplies de dossiers. L’endroit sentait la moisissure.

— Ça ira ?

— Nous avons vu pire, dit O’Connell.

— Vous n’avez plus besoin de moi ?

— Non, merci.

Paddock sortit en refermant la porte derrière lui et les deux détectives s’assirent en face du sergent. Il avait l’air un peu inquiet.

— Allez-vous me dire enfin ce que vous me voulez ?

— Tu es… Tu étais l’aide de camp de l’officier Harcourt ?

— On peut le dire ainsi.

— Qu’est-ce que tu faisais pour lui.

— J’étais son ordonnance, son homme à tout faire, quoi.

— Son valet ?

— Si vous voulez.

— Et qu’est-ce que vous faisiez ?

— Bah, un peu de tout. Je m’occupais de ses armes que je nettoyais régulièrement. Je faisais entretenir ses vêtements. Il m’arrivait même de l’habiller pour les parades. Je soignais son cheval. Tout quoi !

— Tu lui faisais à manger ?

— Bien sûr que non. Ça, c’est l’affaire des femmes.

— Tu le fournissais en whisky ?

— Oh ça, non. Il était très pointilleux sur son whisky. Il maugréait sans cesse qu’il n’en trouvait pas du bon dans cette « colonie de barbares, », comme il le disait.

— Il n’appréciait pas le Canada ?

— En tout cas, il avait hâte d’en repartir.

— Et alors, pour le whisky ? Reprit O’Connell.

— Comme il avait déjà habité ici, il connaissait les bons magasins où l’on pouvait se procurer du véritable whisky, pas de ces alcools frelatés qu’on trouve dans les marchés. Pourquoi cette question ?

— Peux-tu nous donner le nom de ces magasins ?

— Non, je ne l’accompagnais jamais pour ce genre d’achat. Pourquoi ?…

O’Connell l’interrompit.

— C’est nous qui posons les questions, sergent.

Le militaire se renfrogna en s’enfonçant dans sa chaise. Robinson prit la relève de son collègue.

— Connais-tu bien l’officier Harcourt ?

— On pourrait dire cela.

— Assez pour être son confident ?

— Vous voulez rire, détective. Un sergent comme moi ne peut jamais être le confident d’un officier… Et encore moins de lui.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que le lieutenant-colonel était un officier qui se tenait le plus loin possible de ses hommes.

— Il n’était pas aimé ?

— C’est le moins qu’on puisse dire. Il nous traitait comme de la chair à canon au service de sa gloire. On le craignait, mais on ne l’aimait pas.

— Pourtant, j’ai entendu dire que vous êtes nombreux à l’avoir suivi après la guerre en Crimée.

— Parce que vous pensez qu’on avait le choix ? Dans l’armée, lorsqu’on signe un contrat, on n’a jamais le choix. Il faut faire ce qu’on nous dit et il faut aller là où on nous dit d’aller.

— Tu as dû te réjouir de sa mort, alors ? demanda O’Connell.

— Me réjouir ? Non, sûrement pas. Comme aide de camp, j’avais droit à plusieurs privilèges. Je n’étais jamais de corvée, jamais de garde ou en ronde de nuit. Maintenant, je me retrouve au bas de l’échelle.

— En tout cas, tu ne sembles pas affecté par sa mort.

— Ça fera un officier de moins à nous faire…

Duncan ne termina pas sa phrase. On pouvait lire la colère sur son visage. Robinson reprit la main.

— Je comprends que l’officier Harcourt n’était pas très aimé. Toi qui étais proche de lui, tu n’aurais pas remarqué des personnes qui lui en auraient voulu. 

— Pas plus que les récriminations habituelles de la part des autres officiers qui étaient surtout jaloux de son avancement.

— Et pour ce qui est des personnes étrangères à la caserne qu’il aurait fréquentées ?

— Je ne lui connaissais pas ce genre de fréquentations. Depuis qu’il était à la caserne, il ne sortait pratiquement jamais. D’ailleurs qui aurait intérêt à se faire l’ami d’un officier qui allait repartir dans quelques jours ?

— Il devait bien y avoir pourtant des soldats qui lui en voulaient dans son bataillon. As-tu remarqué des comportements suspects chez certains d’entre eux ?

— Je pense que vous n’avez jamais été militaire, détective. Je me trompe ?

— Cela ne fait pas de nous des imbéciles, répondit O’Connell avec une pointe de colère.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, détective. Mais vous savez, l’armée est une sorte de famille. Et comme dans toutes les familles, les enfants se chamaillent parfois ou on dit du mal de nos parents en cachette. 

— Une belle allégorie, mais tu ne réponds pas à notre question.

— Moi, en tout cas, je n’ai rien remarqué qui sortait des chicanes ordinaires.

Robinson fit une pause. Il se pencha vers sa besace, fit semblant de chercher à l’intérieur, puis sortit une feuille en disant : « Ah, la voilà ! ». Il présenta le mot que O’Connell avait trouvé sur le bureau de Harcourt. Duncan voulut la prendre dans ses mains, mais Robinson l’empêcha de le faire. Il lui demanda de la lire sans y toucher. Le militaire n’eut pas besoin de le lire. Son visage s’allongea jusqu’à toucher terre et il devint tout pâle. Robinson reprit.

— Ce n’est pas un petit mot d’amour, T’en conviens ?

Duncan ne dit pas un mot, fixant la lettre, atterré.

— Lis bien ici, dit le détective en touchant une section de la feuille : « Go die in hell, toll asai » ; « Va en enfer, trou-du-cul ». Tu ne trouves pas bizarre la finale : « toll asai ». Pas très britannique, n’est-ce pas ! Si je ne m’abuse, c’est une insulte écossaise. Tu es bien écossais, Duncan ?

Le sergent ne répondit toujours pas.

— C’est bien toi qui l’as écrite ?

Le sergent prit quelques instants afin de reprendre son souffle.

— Oui, mais…

— Mais quoi ? Ce n’est pas une menace, ça ? demanda O’Connell.

— C’est bien moi qui l’ai écrite, mais je ne lui ai jamais remise. Je ne sais pas comment il l’a eue. Sûrement quelqu’un qui voulait me faire du tort.

— Peut-être, continua Robinson, mais cela reste une lettre très compromettante pour toi.

Le sergent écarquilla les yeux cette fois. Il commença à comprendre où les policiers voulaient en venir.

— Oh non ! Vous ne croyez tout de même pas que j’ai pu…

— Nous, on ne croit rien et surtout personne. On se base sur des faits.

— Mais, je ne savais même pas que c’était un meurtre. Au début, quand on m’a dit ce qui s’était passé, j’ai cru qu’il avait eu une autre de ses crises.

— Des crises ?

— Il lui arrivait de faire des crises de colère. Dans ces moments-là, nous nous tenions loin de lui. Il avait tellement la rage qu’il pouvait perdre la tête.

— Tu as vu cela plusieurs fois ?

— Au moins une fois, en tout cas.

— Ici ?

— Non, en Crimée.

— C’était à quelle occasion ?

— En Crimée, tout le monde était un peu fou. C’était une maudite guerre barbare et sanglante. À Sébastopol, on nous a envoyé nous jeter sur les fusils et les canons.

— Et l’officier Harcourt. Lui aussi était fou ?

— Oh, il savait garder son calme la plupart du temps. Il devait montrer l’exemple, vous comprenez. Mais une fois, alors que nous allions nous lancer dans un assaut particulièrement meurtrier…

Duncan arrêta de parler, comme si les souvenirs qui remontaient à la surface le faisaient souffrir. Puis après un soupir, il continua.

— Lorsqu’il a commandé cet assaut, les soldats se sont mis à regimber. Certains ne voulaient plus continuer. Il faut les comprendre, ils avaient tellement peur. Certains étaient presque des enfants.

— Que s’est-il passé ?

— Plus Harcourt criait des ordres, plus le bataillon résistait. À un moment, quelques-uns des soldats se mirent à reculer, puis ils tournèrent le dos au champ de bataille et commencèrent à s’enfuir. Et alors, il est devenu comme fou. Il a crié « arrêtez, arrêtez ! ». Comme on ne l’écoutait pas, il a sorti son pistolet et a tiré sur l’un des fuyards. Celui-ci est tombé raide mort. Il se dépêcha de le réarmer et de le pointer de nouveau vers les fuyards. Ces derniers préférèrent ne pas prendre de risques et retournèrent au sein du bataillon.

— Tu étais présent à ce moment-là ?

— Oui, oui… J’ai tout vu… Le fuyard qui a été tué était mon jeune frère… Il venait à peine de s’engager.

Le silence dans la pièce dura pendant quelques minutes. Les détectives laissèrent couler. Robinson savait par expérience que ce n’était pas le moment de pousser son interlocuteur dans ses derniers retranchements. Duncan reprit enfin, au bord des larmes.

— Pauvre Clyde… C’était mon petit frère, vous comprenez… Mon petit frère…

Après encore un moment de silence, Robinson reprit.

— Tu as dû en vouloir à mort à Harcourt.

— Qu’est-ce que vous croyez ? C’est certain que je lui en ai voulu.

— Assez pour vouloir le tuer ?

— J’y ai pensé plusieurs fois… Mais le temps passant, j’ai fini par comprendre qu’Harcourt n’avait pas le choix de faire ce qu’il a fait. On ne peut pas laisser partir un déserteur sans perdre le contrôle de son bataillon. De toute façon pour le déserteur, c’est la mort qui l’attend au bout du compte si on le retrouve. Ce jour-là, c’est tombé sur Clyde. Ça aurait pu être sur l’un des autres. Parfois, le hasard fait mal les choses.

— As-tu discuté de cet événement avec lui.

— Non, bien sûr que non. Il ne savait même pas que celui qu’il avait tué était mon frère. Je pense qu’il se croyait dans son droit de faire cela. Il était comme ça, Harcourt : « Règlement, règlement ! »

— Tu es au courant que l’officier Harcourt n’est pas mort d’un coup de folie ?

— On me l’a dit, mais je ne sais pas ce qui l’a tué.

— Il a été empoisonné.

— Empoisonné ! Eh ben, ça alors !

— Où étais-tu le soir où il est mort

— C’était… Quoi … Samedi dernier ? J’étais en permission. Je suis sorti avec quelques sous-officiers. Nous nous sommes sérieusement soûlés. J’ai dû revenir à ma chambre un peu avant minuit. C’est le règlement. On ne peut pas dépasser minuit.

— Le problème avec ton alibi, c’est que nous ne savons pas encore quand le poison a été absorbé et combien de temps il prend pour faire effet. Tu aurais pu lui donner le poison le matin ou l’après-midi.

— Mais comment j’aurais fait ? Je ne connais rien aux poisons.

— Et la belladone, tu connais ?

— Ça, ce sont des petits fruits qui poussent en Crimée. On nous avait appris à nous en méfier. Mais je n’en ai jamais vu ici. C’est ça qui l’a tué ? 

— Tu aurais pu en trouver, en cherchant bien ?

— En tout cas, c’est vrai que je lui en voulais encore. C’est pour ça que j’avais écrit la lettre. Je pense que j’étais toujours en colère contre lui. Je l’avais écrite plus pour moi-même que pour lui. C’est pour ça que je l’avais gardée et que je ne lui ai jamais remise. Quelqu’un a dû la trouver et l’a donnée à Harcourt pour se venger de moi. Nous aussi, les sous-officiers, nous avons des ennemis.

— Avoue, Duncan, que les faits sont plutôt contre toi.

— Détective, un militaire ne tue pas un autre militaire avec du poison. Nous avons un certain code d’honneur. Le poison, c’est un truc de bonne femme. Si j’avais voulu le tuer, je l’aurais fait avec mon sabre en lui tranchant la gorge ou en lui transperçant le ventre. Ça, c’est mourir comme un soldat.

Les deux détectives se regardèrent d’un air entendu. O’Connell dit.

— Bon, admettons. Mais sache qu’on va te garder à l’œil tant qu’on n’aura pas plus d’informations sur ce qui a tué votre officier. Ne quitte pas la ville.

— Ne vous en faites pas, je reste ici. Je ne suis pas un déserteur.

Les trois hommes se levèrent en même temps. Les détectives retrouvèrent Paddock qui les attendaient à la sortie. Comme il commençait à se faire tard, ils lui demandèrent de leur envoyer au poste de police les deux Irlandais dont il avait été question dans son rapport de ce matin ainsi que le dénommé John Kincade. On les interrogerait demain.

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