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Quand Robinson arriva au poste de police le vendredi matin, trois soldats attendaient sagement à l’entrée, assis sur une chaise droite. Le lieutenant Paddock avait tenu sa promesse de lui envoyer les deux Irlandais et John Kincade.
Il monta à l’étage et entra dans le bureau où l’attendaient O’Connell et ses adjoints. Ces derniers étaient assez fiers d’eux. Ils venaient d’arrêter un suspect dans l’incendie du navire britannique.
— C’est un jeune fanatique irlandais qui déteste la Grande-Bretagne, dit Nolan.
— Il a agi seul ?
— On dirait que oui. De toute façon, il ne veut rien dire. Il veut voir le curé Murray d’abord. Je l’ai mis en prison en attendant de savoir ce qu’on fait de lui.
— Le curé Murray ? dit Robinson. Il me semble que son nom revient souvent dans cette affaire.
— Alors, as-tu du nouveau pour nous, Silas ?
— Je suis retourné voir le Dr Douglas hier soir, en espérant qu’il puisse avoir des nouvelles pour nous. Et il en avait. Le docteur m’a remis son rapport.
— Il a trouvé de la belladone dans le whisky ? demanda Patrick.
— Pas dans le whisky
— Pas dans le whisky !? Dis Patrick, un peu décontenancé. Il venait de voir s’évanouir leur principale hypothèse.
— Il n’y avait rien dans le whisky. Que du bon, d’excellente qualité à la vue et au parfum. « J’en aurais même presque goûté », a-t-il dit.
— Le poison était donc dans les biscuits ?
— Effectivement.
— Il en était absolument certain ?
— Certain ! Il y en avait même suffisamment pour tuer un cheval, m’a-t-il dit. Le meurtrier ne voulait pas manquer son coup, c’est évident. Je lui ai dit : « Voilà que vous compliquez sérieusement notre enquête, docteur ».
— Au contraire, m’a-t-il rétorqué, je vous la simplifie. Rien de plus facile que de mettre un poison dans un liquide quelconque. Il suffit que n’importe qui, un ami ou même une simple relation, se présente avec une petite fiole qu’il peut cacher facilement et en vider le contenu dans le verre de whisky. S’il s’y est bien pris, le liquide sera inodore et incolore. Vous auriez eu alors une bonne quantité de suspects. En revanche, préparer une décoction pour fabriquer des biscuits, c’est tout autre chose. D’abord, il faut travailler la pâte et la faire cuire. Qui fait des biscuits à votre avis ? Ensuite, il faut connaître la belladone et aussi le bon dosage. Qui a des connaissances suffisamment importantes en chimie, ou du moins en poison, pour savoir cela ? Enfin, la belladone n’est pas facile à manipuler. S’il vous en reste sur les doigts et que vous les mettez dans votre bouche, vous risquez de vous intoxiquer. Qui peut avoir suffisamment d’expérience des poisons ?
— Je crois que le docteur a raison, dit Patrick. Notre enquête vient de faire un bond en avant.
Les quatre hommes se regardèrent en silence. Robinson continua.
— Notre enquête est loin d’être terminée, même si nous avons mieux cerné le modus operandi. Il faut continuer à interroger nos témoins.
— Nolan, demande à un constable d’amener le soldat John Kincade en salle d’interrogatoire.
***
Robinson et O’Connell arrivèrent dans la salle d’interrogatoire où attendait le soldat Kincade. Comme à son habitude, Robinson tenait en main un dossier comportant plusieurs feuilles. Généralement, on y trouvait peu de choses intéressantes, mais cela avait le don d’impressionner les suspects. O’Connell commença l’interrogatoire.
— Soldat John Kincade ?
— Lui-même.
— Sais-tu pourquoi tu es ici ?
— Pas vraiment. On m’a simplement demandé de me présenter à vous.
— Nous faisons une enquête sur le meurtre du lieutenant-colonel Harcourt.
— Ah, c’est un meurtre ? Je croyais qu’il était mort d’un coup de folie.
— Comment ça ?
— C’est la rumeur qui circule. Il paraît qu’il avait déjà eu ce genre de crise auparavant.
— Tu sais ça aussi. Tu sembles bien le connaître. Pourtant, j’ai cru comprendre que tu es dans ce bataillon depuis peu.
— Entre nous, nous sommes comme de vieilles commères. Les ragots circulent à grande vitesse. Pourquoi suis-je ici, au fait ?
— Parce que nous cherchons l’assassin de ton officier, pardi !
— Je comprends bien ça. Mais je n’ai rien à voir là-dedans. Nous sommes des centaines entassées dans cette caserne. Pourquoi moi ?
— Tu laisses entendre que l’assassin de ton officier serait parmi vous ?
— On dirait plutôt que c’est vous qui le croyez.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Nous, les simples soldats, nous travaillons jusqu’à 15 h par jour, parfois même la nuit. On nous tient occupés, c’est certain. Vous croyez que j’ai le temps de me poser des questions sur ce genre d’événement ?
— Un événement ! Quel drôle d’expression pour un meurtre.
Il y eut une pause dans l’interrogatoire. Robinson n’avait encore rien dit, préférant étudier le suspect. O’Connell reprit.
— Où étais-tu samedi dernier ?
— C’est le jour de la mort de l’officier Harcourt ?
— Bonne mémoire, soldat !
— C’était un de ces jours où on nous fait travailler sans arrêt. On creusait le sol pour la construction d’un nouvel entrepôt près de la citadelle. Quand je suis rentré dans ma chambre (il devait être 8 ou 9 h), je me suis effondré sur mon lit tout habillé.
Cette fois, Robinson prit le relais.
— Dis-moi, soldat Kincade… John… tu t’es porté volontaire pour rejoindre le bataillon du lieutenant-colonel ?
— Oui, je me suis porté volontaire pour me battre contre les Américains.
— Savais-tu que tu te retrouverais dans ce bataillon ?
— Pas du tout. On m’a simplement assigné à cette caserne.
— Tu es un vrai patriote, hein, John !? Ce ne sont pas tous les soldats qui veulent se battre pour sauver les colonies de l’Empire.
— Oui, je suis un patriote et j’en suis fier.
— Tu étais donc au courant que l’on voulait former une brigade pour défendre les frontières. Comment l’as-tu su ?
— C’était une information connue de tous, même de nous les simples soldats. On voyait s’agiter les officiers et tout le tintouin. Tout est devenu évident lorsqu’ils ont demandé des volontaires.
Il y eut encore un silence. Robinson feuilleta le dossier qu’il avait devant lui. Il utilisait souvent cette tactique qui avait l’heur de mettre le suspect sur la défensive.
— Je vois ici que tu es arrivé au Canada récemment.
— Il y a trois mois.
— Et où étais-tu auparavant ?
— J’étais dans un bataillon de réserve en Angleterre.
— Tu n’as jamais été au front, n’est-ce pas, John ?
— Malheureusement, je n’en ai jamais eu l’occasion. J’aurais bien voulu, mais ce n’est pas nous qui décidons.
— Et tu es un bon Anglais ?
— Un vrai.
— … de Londres ?
— Oui.
— Ah !… Moi aussi…
À ces mots, le visage de Kincade pâlit légèrement.
— Quelle belle ville ! Mais il y a beaucoup trop de monde.
— Assurément.
Après un autre silence, Robinson dit.
— Tu étais encore à Londres il y a trois ans ?
— Oui.
— L’air y est si pur, surtout pendant l’été.
— C’est certain.
— Hum !
Encore un silence entretenu par Robinson.
— À l’été ’58, il y a eu l’épisode du Great Stink. Tu t’en souviens certainement. La puanteur infecte à Londres a duré pendant des mois. C’est vrai qu’il y a des choses dont il est préférable de ne pas se souvenir.
Le silence retomba encore une fois. Robinson sembla faire durer le plaisir.
— « J’aime voir tomber les averses sur la Tamise au petit matin ».
Le détective avait prononcé cette dernière phrase avec un fort accent cockney, l’argot londonien difficile à comprendre par ceux qui n’y habitent pas. À ces mots, Kincade répondit.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Tu te dis londonien et tu ne comprends pas le cockney ?
On put lire la peur dans les yeux du soldat. Il baissa la tête.
— Tu n’es pas londonien. À ton accent, tu n’es même pas britannique. Qui es-tu donc John Kincade… Si c’est ton vrai nom ?
Après un intense moment de réflexion et un long soupir, Kincade avoua.
— Je suis Américain. Je suis né à Philadelphie.
— Tu n’as jamais été un soldat britannique.
— Non. J’étais dans l’armée de l’Union quand on m’a recruté.
— Tu es un espion ?
— Je suis au service de ma patrie : les États-Unis d’Amérique.
— Tu fais partie du réseau d’espions du secrétaire d’État Seward ?
— C’est ça.
— Que devais-tu faire pour lui ?
— Recueillir des renseignements.
— Seulement cela ?
— Oui, seulement cela.
— Tu n’as donc rien à voir avec la mort de l’officier Harcourt ?
— J’ai été aussi surpris que tout le monde de sa mort. Vous vous doutez bien d’ailleurs que cela ne faisait pas mon affaire. Ma couverture risquait d’être découverte à la suite de l’enquête.
— Tu ne l’as donc pas assassiné ?
— Je l’aurais fait si l’on m’en avait donné l’ordre. Mais, non. Ce n’est pas moi. J’avais seulement pour mission de prendre des renseignements sur la préparation militaire de l’armée britannique.
— C’est quand même un drôle de hasard qu’un espion américain se soit trouvé là où celui qui allait devenir le commandant de la brigade aux frontières a été assassiné.
— Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est effectivement un hasard. Il y en a plusieurs comme nous à Québec. J’ai été choisi pour venir à la caserne des Jésuites, mais cela aurait pu être quelqu’un d’autre.
— Et qui sont les autres espions ?
— À partir de maintenant, je ne dirai plus rien.
***
Robinson et O’Connell se retrouvèrent autour d’une table à l’heure du midi à la Maison du Chien d’Or. On y mangeait bien, selon l’Irlandais. La maison entretenait jalousement la légende de l’ancien propriétaire Philibert qui aurait été tué en duel par un certain Le Gardeur de Repentigny. Cela s’était passé au siècle dernier, mais on en parlait encore dans les chaumières.
Les deux hommes se contentèrent de lard salé et d’une tarte à la farlouche, accompagnée bien sûr de quelques brocs de bière.
Ils sortaient tout juste d’une rencontre houleuse avec le chef Bureau. Ce dernier les avait convoqués pour connaître le déroulement de l’enquête. Il commença par dire qu’il subissait beaucoup de pression du maire pour obtenir des résultats. Il demanda si les détectives avaient des suspects. Quant O’Connell lui répondit simplement : « beaucoup trop ! », le chef se montra fort irrité. Il se demanda même si la réputation de Robinson n’était pas surfaite. O’Connell eut beau lui expliquer que c’était une enquête complexe et difficile avec peut-être des ramifications politiques, Bureau n’avait pas l’air de comprendre la situation. Il donna 24 h aux détectives pour conclure l’enquête et exigea des résultats sur son bureau à ce moment-là.
— Quel imbécile, ce Bureau ! dit O’Connell.
— Il n’a jamais fait d’enquêtes policières, cet homme ? demanda Robinson diplomatiquement.
– Jamais. En fait, il ne connaît rien au métier de policier. Il a eu son poste par pression politique. Si tu lui parles d’alibi, il croira que tu lui parles en latin.
Les deux hommes entamèrent leur lard salé et burent un peu de bière. Tout en mangeant, Robinson demanda à son collègue.
— J’espère que ça ne blessera pas ta modestie. Patrick, mais je te trouve excellent comme policier et comme détective. Où as-tu donc appris le métier ?
— Sur le tas, mon cher Silas. Sur le tas. Ce n’est pas un métier auquel je me destinais quand j’étais en Irlande. Tu sais que je viens de Dublin. Mon père avait une brasserie là-bas et il faisait suffisamment d’argent pour m’avoir fait éduquer. Comme j’étais l’ainé, il voulait que je reprenne les rênes de son entreprise. Il m’a fait étudier pour être notaire. Il était persuadé que bien connaître les lois pouvait être utile pour l’entreprise.
— Tu n’as pas repris l’entreprise familiale ?
— À l’époque, c’était une période difficile pour le commerce en Irlande. Les grandes famines avaient commencé. Les pauvres partaient des campagnes pour s’entasser en ville, sans argent. La dernière chose à laquelle ils pensaient, c’était de se payer une bière brune de luxe. Finalement, la brasserie de mon père a fait faillite. Plutôt que de traîner mes godasses en ville, j’ai décidé de partir à l’aventure au Canada.
— Et tu es resté ?
— C’est vrai que j’ai songé à retourner en Irlande. Ici, le métier de notaire est moins valorisé que chez nous. Finalement, comme je connaissais le maire Alleyn qui était un vague cousin de mon père, je lui ai proposé comme projet de créer une section de détectives à la police de Québec. Je n’avais pas d’expérience comme policier, mais j’ai fait valoir mes compétences juridiques et ma bonne connaissance des lois.
— Il a accepté ? Ce maire avait le sens du risque.
— Il ne l’a jamais regretté. Puis, j’avais une autre raison de rester au Canada. Je venais d’épouser Alma.
— Une Canadienne française ?
— De Québec. Elle m’a donné trois beaux enfants qui grandissent trop vite. Et toi, Silas, tu viens d’Angleterre ?
— C’est une longue histoire, tu sais. Pour la faire courte, j’étais policier à Londres au moment de la révolte des chartistes. La façon dont le gouvernement a réprimé la rébellion m’a révolté. Je n’ai pas voulu me faire complice de cela plus longtemps et je suis parti.
— Tu es marié, je crois ?
— À une femme formidable. J’ai rencontré Rosalie lors d’une enquête. Je venais de prendre la tête des détectives de Montréal. Elle était veuve et avait deux enfants. Je les ai adoptés peu de temps après notre mariage.
Ils prirent encore un peu de lard salé et finirent leur premier broc de bière. Ils en commandèrent deux autres. O’Connell demanda.
— Et qu’est-ce que tu penses de notre enquête, Silas ?
— C’est compliqué, comme toutes les enquêtes finalement. Nous avons quand même un peu progressé. Pour le « qui », nous connaissons mieux le passé du défunt. Nous savons que c’était un homme peu fréquentable avant d’entrer dans l’armée, un coureur de jupons qui ne se gênait pas pour séduire des femmes mariées, selon le commandant Grey. Comme officier, il était impitoyable. On le craignait et on le détestait.
— … Concernant le « par qui », nous avons éliminé trois suspects : Boyle, le sacristain, Duncan, l’aide de camp et Kincade, l’espion. Il nous en reste encore un bon paquet.
— Je vois que tu pratiques aussi la méthode classique des policiers de Londres.
— Il a fallu que j’apprenne vite, tu sais.
— Pour le « par quel moyen », nous connaissons la cause de la mort avec certitude, si l’on fait confiance au Dr Douglas, évidemment. Il a été empoisonné par de la belladone. Concernant le « où », nous savons que le poison a été absorbé à la caserne le jour de sa mort.
— Tu es certain qu’il était à la caserne ?
— Certain. Voilà un officier qui ne sortait presque jamais de son logement. Et ce n’est sûrement pas en face de l’église Saint-Patrick, là où il a trouvé la mort, qu’il avait pris de la belladone. Quand j’ai parlé au Dr Douglas, il m’a dit que la belladone agissait rapidement dans l’heure de son absorption.
— Ça se tient.
— Il nous reste le « pourquoi ». Il faut s’intéresser aux mobiles des suspects. Pourquoi quelqu’un a-t-il voulu tuer Harcourt ? Dans quel intérêt quelqu’un peut-il vouloir le faire ?
— Il faut continuer à nous intéresser aux suspects à l’intérieur de la caserne…
— … Ainsi qu’au « comment ». Nous savons par le Dr Douglas que le poison était dans les biscuits. Il a donc fallu que quelqu’un les introduise dans la chambre.
— Et nous croyons que ce n’est pas son aide de camp.
— Il faut donc examiner la liste des suspects qui étaient dans la caserne ce jour-là.
— Il n’est pas nécessaire de s’attarder à tout le monde. Nous devons nous concentrer sur ceux qui auraient pu avoir accès au quartier des officiers. Nous perdrions beaucoup trop de temps autrement. Comme nous l’avons dit, il faut s’intéresser à ceux qui ont un mobile. Allez, au travail !
Les deux détectives terminèrent leur tarte à la farlouche, payèrent leur addition séparément et se levèrent pour se rendre au poste de police.
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