Ce dimanche-là, Robinson était revenu de son déjeuner et se préparait à aller retrouver O’Connell chez lui afin de lui donner quelques nouvelles des derniers développements et surtout pour lui dire qu’il s’occupait dorénavant de l’enquête. On frappa à la porte. Un jeune groom lui annonça qu’on l’attendait en bas. Il mit son chapeau melon et suivit l’employé.
Dans le lobby de l’hôtel, Nolan se leva rapidement pour l’accueillir en lui serrant la main chaleureusement.
— J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre, Silas. On a retrouvé Landry.
— Landry ! Eh bien, c’est presque trop beau. Où était-il caché ?
— Il était revenu dans son patelin d’origine en campagne. Comme il n’avait pas le sou, il se cachait dans une grange. Le propriétaire l’a trouvé. Il a cru d’abord que c’était un vagabond, mais malheureusement pour Landry, il l’a reconnu. Il s’en est emparé et a appelé la police.
— Où est-il maintenant ?
— À la prison de Québec. On l’a mis au cachot en attendant de le pendre.
— Il faudra l’interroger.
— C’est pour ça que je suis là. Tu viens ?
— Don n’est pas avec toi ?
— Non. Il est à la messe. Le dimanche, c’est sacré pour lui. Il ne vient même pas au bureau. Il dit que sa religion lui interdit de travailler le dimanche.
— Eh bien, il prend sa religion au sérieux.
— À qui le dis-tu ! Il suit à la lettre les directives de l’Église. Il s’abstient de tous les événements culturels jugés pernicieux. Quant aux livres, il lit seulement ceux qui ne sont pas à l’index. Il ne prend même pas d’alcool.
— Et la bière qu’il prend avec nous aux repas ?
— Ça, ce n’est pas de l’alcool, dit Nolan en souriant.
— Un vrai de vrai alors.
— Bah, du moment que cela n’affecte pas son travail. Bon, on y va ?
Après une dizaine de minutes de marche, les deux détectives arrivèrent en face de la prison de Québec. Pour un bagne, c’était plutôt un beau monument : quatre étages avec un bloc central comportant cinq fenêtres qui ressortaient de l’ensemble, de style néoclassique palatin. Un triangle isocèle trônait au sommet du bloc en retrait. Une particularité détonait dans cet ensemble plutôt élégant : un petit balcon de fer forgé ressortait au-dessus de la porte d’entrée. Nolan lui dit en indiquant le balcon.
— Tu sais ce que c’est ?
— Le balcon ? Pas très joli !
— C’est là que l’on pend les condamnés à mort. Si tu regardes bien en dessous, il y a une trappe. Tu vois les poutres au-dessus. On y attache la corde et hop…
— C’est très… Exposé… Pour une exécution.
— C’est voulu comme ça. Tu devrais voir les rassemblements quand une exécution est annoncée. C’est la fête. On y amène même les enfants.
— On fait ça à Montréal aussi. À mon avis, c’est une coutume barbare d’une autre époque.
— Je suis d’accord avec toi.
Les détectives entrèrent par la porte de la prison et s’adressèrent au garde-chiourme de service en s’annonçant. Ils apprirent que Landry n’était pas dans une cellule à l’étage, mais plutôt dans un cachot au rez-de-chaussée. On ne voulait pas qu’il s’évade à nouveau. La porte du cachot était tout près de l’escalier ; on aurait dit l’entrée d’un placard. Elle était proche du comptoir d’accueil de sorte qu’elle se trouvait être gardée jour et nuit par le planton de service. Le garde-chiourme ouvrit la porte verrouillée à double tour et fit entrer les détectives. Il pénétra derrière eux.
Ce cachot avait tout d’un trou à rat. L’humidité suintait des murs et une seule petite ouverture près du plafond bas laissait entrer la lumière. Impossible pour un homme d’un certain gabarit de sortir par-là, d’autant que des barreaux de fer obstruaient le pertuis. La partie centrale, très petite, était occupée par une table en bois et quelques tabourets. Un petit poêle à charbon (d’où la saleté sur les murs), que les habitants appelaient une « tortue », était accolé au mur.
Il n’y avait que trois cellules autour de l’enceinte. Deux d’entre elles étaient ouvertes, vides. Seule celle occupée par Landry était fermée à clé. Le garde-chiourme vint l’ouvrir. On n’était évidemment pas devant une chambre de l’hôtel Saint-Louis. L’espace faisait à peine six pieds sur quatre. Le plancher était en bois mal équarri et les murs épais étaient recouverts de chaux jaunie et sale. Le plafond en plein cintre permettait à peine à un homme de taille moyenne de se tenir debout. Un lit étroit en bois, une paillasse et une chaudière de métal pour les besoins essentiels complétaient l’ameublement. L’odeur était à peine supportable.
Le gardien avait une chaîne dans les mains. Il donna l’ordre au prisonnier de sortir de sa cellule, lui attacha les mains derrière le dos avec la chaîne et verrouilla l’autre extrémité avec un cadenas à un anneau fixée au mur dans la partie commune. Il fit asseoir le prisonnier sans ménagement et dit : « Il est à vous. Je reste devant la porte ».
— Bonjour M. Landry. Je suis Silas Robinson et voici mon collègue Nolan Keating. Nous sommes détectives à la police de Québec.
L’homme les regarda d’un air plus curieux que farouche. Il n’était pas très grand, chauve sur le dessus de la tête. Il avait une barbe plutôt longue, poivre et sel. Sans être laid, son visage était plutôt anodin. Des yeux bruns fixaient les deux hommes alternativement. Son regard était impénétrable.
— Nous voudrions vous poser quelques questions, dit Robinson.
— Je n’ai rien à dire.
— On vous a condamné à être pendu. Vous n’avez rien à dire à ce sujet ?
— Pas vraiment.
— Vous n’êtes donc pas innocent du meurtre de ce… commis voyageur.
— Le juge a dit que j’étais coupable.
— Et vous, qu’en dites-vous ?
Landry garda le silence. Robinson reprit avec ses fameux « chemins de traverse ». Il avait souvent déstabilisé ceux qu’il interrogeait en les amenant loin du sujet principal qui l’intéressait.
— On me dit que vous êtes docteur ?
— Les habitants m’appellent docteur, c’est vrai. Je suis plutôt un « ramancheux ».
— C’est-à-dire ?
— Je suis bon pour replacer des épaules défaites ou encore réparer des bras cassés. J’ai fait un peu de médecine autrefois.
— Vous étiez respecté dans votre village ?
— Bien sûr. J’ai même été élu marguillier de l’église.
— Puis, vous avez changé de camp, dit Nolan. Vous êtes passé du Bon Dieu à Satan.
L’homme se contenta de sourire en regardant le détective.
— Pourquoi avez-vous tué cet homme ?
Landry baissa la tête en la secouant. Il ajouta.
— Ils vont me pendre de toute façon… Pour celui-là…
Les deux détectives furent surpris de cette affirmation. Nolan ajouta.
— Parce qu’il y en a eu d’autres ?
L’homme se contenta de ricaner doucement.
— M. Landry, dit Robinson, c’est bien le détective O’Connell qui vous a arrêté ?
Landry s’anima un peu sur sa chaise avant d’ajouter.
— C’est bien lui. Je ne sais pas quel rapprochement il a fait avec moi quand le corps de l’autre a été trouvé. Il a fini par aboutir chez nous. Il m’a arrêté même si je disais que j’étais innocent.
— Vous lui en vouliez ?
— C’est certain. C’est lui qui m’a fait condamner après tout.
— Vous l’avez menacé de mort devant plusieurs témoins.
— Comment cela ?
— Vous avez fait un geste de la main qui ne laissait pas de doute sur vos intentions.
— Je ne me souviens pas de cela.
— Lorsque vous vous êtes évadé, avez-vous tenté de le retrouver ? Êtes-vous allé chez lui ?
— Pourquoi aurais-je fait cela ?
— Cela me semble évident. Vous vouliez vous venger.
Landry prit un peu de temps pour répondre à cette affirmation.
— C’est plutôt le contraire. O’Connell était un bon détective. Je voulais le convaincre qu’il avait commis une erreur.
— Vous êtes donc allé chez lui ?
— Je savais où il habitait. Je me suis rendu chez lui le samedi matin. Je n’étais pas sûr de le trouver là. J’ai tenté ma chance. Quand je suis arrivé, j’ai sonné à la porte deux fois et personne n’est venu répondre. Avant de repartir, j’ai sondé la porte et j’ai vu qu’elle n’était pas barrée. Je suis entré en l’appelant.
— Et vous avez trouvé plutôt sa femme, dit Nolan. Vous avez paniqué et vous l’avez tuée.
— Non, ce n’est pas ce qui est arrivé. J’ai bien trouvé une dame, mais elle était couchée par terre, baignant dans son sang.
— Elle était déjà morte ? ? ?
— Oui, c’est certain, étant donné la grande quantité de sang qu’il y avait.
— Et vous n’avez pas appelé la police ?
— Vous voulez rire ! Ils allaient me pendre pour un meurtre quand je me suis évadé. Vous pensez vraiment qu’ils m’auraient cru ?
— Et vous, pourquoi voulez-vous qu’on vous croie maintenant ?
Landry regarda les deux détectives alternativement avec un regard froid.
— Vous voyez où je suis. Je serai pendu dans quelques jours et cette fois je ne pourrai pas m’évader. Si j’avais tué cette pauvre femme, je n’hésiterais sûrement pas à le dire. Qu’est-ce que ça changerait pour moi ? Je ne peux pas être pendu deux fois, n’est-ce pas ?
— Et qu’avez-vous fait après votre découverte macabre ? demanda Robinson.
— Je suis reparti, qu’est-ce que vous croyez ? J’étais plutôt nerveux, ça se comprend.
— Vous n’avez pas refermé la porte derrière vous ?
— Je ne m’en souviens pas… Je ne crois pas… Elle est restée ouverte… Oui, c’est ça. J’ai traversé la rue en courant et je suis parti vers mon patelin.
— Vous ne craigniez pas qu’on vous reconnaisse avec votre tenue de prisonnier ?
— Vous pensez bien que je ne l’avais plus depuis mon évasion. J’avais emprunté la veste et la casquette d’un travailleur qui creusait un trou près de la prison.
Les deux détectives se regardèrent d’un air entendu. Nolan dit au prisonnier.
— J’espère que vous vous êtes confessé avant votre châtiment. Dieu seul peut maintenant vous sauver.
— Je vais être pendu pour le crime du commis voyageur, c’est vrai. Avant de mourir, je vais demander pardon à sa famille. Je voudrais qu’ils me mettent dans leurs prières afin de passer cette épreuve pour me préserver de l’enfer, car ce n’est pas le seul crime que j’ai commis. J’espère que la religion va m’aider à rester ferme.
En entendant cette affirmation, les détectives eurent des doutes. Landry avait une façon bien à lui de dire des choses qui pouvaient être prises dans un sens comme dans l’autre. De toute façon, ils avaient eu la réponse à leur question de départ.
Les détectives se levèrent et frappèrent à la porte du cachot. Le garde-chiourme l’ouvrit aussitôt. Pendant que celui-ci entrait dans le cachot, les deux hommes sortirent de la prison. Rendus dehors, ils respirèrent un bon coup, comme si l’atmosphère oppressante du cachot leur avait fait perdre le souffle. Ils repartirent à pied vers le poste de police.
— Qu’en penses-tu, Silas ?
— Je trouve l’argument de Landry imparable. Pourquoi ne pas avouer le meurtre ? Il n’a plus rien à perdre.
— C’est ce que je pense aussi.
— As-tu appris quelque chose à propos du travail d’infiltration de Patrick ?
— Je suis allé rencontrer ceux avec qui il travaillait ce jour-là. Au moins deux d’entre eux sont formels : O’Connell a toujours été avec eux samedi matin. Il est parti seulement lorsqu’il a appris que l’incendie s’était déclenché au faubourg Saint-Louis et on sait qu’il est arrivé chez lui après nous.
— Pour ce qui est du gang des bootleggers ?
— Là aussi, la piste se refroidit. La goélette qui transporte d’habitude la marchandise n’était pas à quai samedi. Donc, il est peu probable que les contrebandiers se soient intéressés à O’Connell. D’autant que je ne les vois pas tuer un policier pour quelques bouteilles d’alcool.
— Alors, nous avons éliminé quelques pistes. D’abord, Patrick a un alibi solide pour le jour du meurtre. Ce n’est donc pas lui qui a tué sa femme. Ensuite, il est de moins en moins probable que ce soit lui qui a été visé par ce meurtre. Ni Landry et encore moins les bootleggers n’ont fait le travail.
— Bien d’accord avec toi. Se pourrait-il toutefois que ce soit un cambriolage qui ait mal tourné ? C’est une hypothèse, non ?
— Effectivement. Mais cela m’étonnerait. Dans le cas d’un cambriolage, la maison est toujours sens dessus dessous. On cherche des objets de valeur. Dans ce cas-ci, le salon était tellement propre que l’on pouvait manger par terre, comme l’a dit notre bon constable.
— De plus, rien n’a été volé. On a retrouvé les bijoux de la femme dans sa coiffeuse. Il suffisait d’ouvrir un tiroir pour les prendre.
— Il faut donc maintenant se concentrer sur Alma elle-même. Qui aurait voulu sa mort ?
Les deux détectives continuèrent à marcher sans parler jusqu’à ce que Robinson bifurque pour aller vers la rue Saint-Louis.
— Je vais aller voir Patrick.
— Tu as besoin de la chaise de poste ?
— Non merci, je vais marcher un peu. Cela me permettra de réfléchir. On se revoit demain matin ?
— D’accord. J’irai voir notre chef Bureau à la première heure demain pour lui donner le résultat de nos investigations. Il devra libérer O’Connell… Du moins, c’est ce que je pense qu’il fera.
— Ne t’en fais pas Nolan, il le fera, dit Robinson avec un petit sourire, le même qu’il avait sur les lèvres la veille lorsqu’il avait fermé la porte du bureau du chef.
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L’histoire s’engage dans un pertuis?
Merci
Pourvu qu’elle ne devienne pas un accul.