Robinson était parti à pied pour revoir son ami O’Connell à son appartement de la rue Saint-Louis. Il avait passé par l’Esplanade, là où les militaires britanniques s’entraînent, et avait franchi la porte de Saint-Louis. En avançant, il jeta un coup d’œil aux plaines d’Abraham à gauche. Il y avait eu naguère une bataille mémorable ayant décidé du sort de la Nouvelle-France. Le Canada devint alors une colonie britannique. On apercevait les fortifications « à la Vauban » de la Citadelle que les Britanniques avaient fait construire pour défendre la ville. On pouvait aussi voir au loin l’une des tours Martello, un avant-poste militaire.
Le détective s’approcha de l’appartement d’O’Connell : la terrasse Stadacona. Il aperçut derrière les restes de l’incendie du faubourg Saint-Louis. Il ne restait plus grand-chose : seules quelques cheminées et des poutres de bois calcinées étaient encore debout. Le feu avait été dévastateur. Ce n’était pas le premier incendie de la sorte à survenir à Québec et ce ne serait sans doute pas le dernier.
Robinson sonna à la porte d’O’Connell. Ce dernier vint lui ouvrir. Il semblait complètement défait. Il avait vraisemblablement pleuré à voir ses yeux rougis. Il invita Robinson à entrer sans enthousiasme et l’accompagna au salon. Son avocat, Langevin, était encore avec lui, comme la première fois où il s’était vu.
— Tu connais Mr Langevin ?
— Oui. Bonjour, maître.
Langevin se contenta d’un petit coup de tête sans se lever. En s’assoyant, Robinson demanda.
— Que se passe-t-il, Patrick ?
— Tu veux quelque chose ? lui demanda son hôte d’une voix traînante.
— Non, je te remercie.
Après un moment, O’Connell se mit à parler avec réticence
— Je vais plaider coupable, Silas.
— Comment !? Coupable de quoi ?
— Du meurtre de…
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
Robinson se tourna vers Langevin et lui dit.
— C’est vous qui lui avez mis cela dans la tête ?
— J’ai effectivement convaincu mon client qu’il n’avait pas d’autre choix s’il voulait revoir ses enfants un jour. Autrement, c’était la corde assurée.
Robinson tomba des nues. Il resta sans voix en regardant l’avocat.
— Mais il ne l’a pas tuée… N’est-ce pas Patrick ?… Dis-lui que tu ne l’as pas tuée.
— Mes enfants… Il est préférable qu’ils voient leur père en prison que dans un cercueil. Tu ne trouves pas ?
Robinson se leva, ne tenant plus en place. Il s’approcha tout près de Langevin en le fusillant du regard.
— Tu savais, Patrick, que ton « supposé avocat » était à la solde du chef Bureau ?
Langevin resta assis en disant, l’air offusqué : « Monsieur, je ne vous permets pas ! »
— Je vois que vous n’avez pas parlé à votre copain Bureau depuis hier.
Langevin garda le silence. Robinson se tourna vers son ami et lui dit.
— Sais-tu qui est ton cher avocat, celui qui te défend gratuitement ?
— Ben oui. C’est l’ancien maire de Québec. Il est aussi à l’Assemblée législative.
— Et tu lui fais confiance ?
O’Connell garda le silence.
— Je vais te dire, moi, qui il est. C’est lui qui a engagé Bureau à la tête du service de police quand il était maire de Québec. Bureau lui doit tout. Il lui a d’ailleurs rendu de nombreux services depuis qu’il est à son poste, surtout pour démolir ses adversaires politiques. Bureau est son homme de main,
Sur ce, Langevin se leva en ayant l’air courroucée. Robinson se tourna vers lui avec des yeux de feu. L’autre recula légèrement.
— Maître Langevin, dit Robinson en appuyant sur le mot « maître », oserez-vous me contredire ?
— C’est vrai que je connais Jean-Baptiste depuis longtemps, mais…
— Mais quoi ? Il ne vous a jamais rendu de petits services de temps à autre.
— Je n’appellerai pas cela ainsi. Tout au plus des « échanges de bons procédés »…
— C’est un échange de bons procédés que Bureau vous a demandé concernant Patrick ? Il voulait qu’il soit coupable et vous deviez le convaincre ?
— Ce n’est pas comme cela que les choses se sont passées. Jean Baptiste était convaincu qu’il avait tué sa femme…
— Convaincu ! Mais il n’avait aucune preuve, ni même d’apparence de preuves.
— Parfois, les circonstances…
— Maître Langevin, avez-vous déjà plaidé dans des causes criminelles ?
— Non. Je n’ai pas souvent plaidé, il est vrai. Ma carrière a surtout été dans le domaine du journalisme et de la politique.
Robinson regarda O’Connell dont le visage reprenait tranquillement de la couleur. Le détective montréalais demanda à Langevin.
— Pourquoi avez-vous voulu être son avocat ?
— Jean-Baptiste me l’a demandé comme une grande faveur.
— Des faveurs, il vous en avait tellement fait de son côté. Vous ne pouviez pas refuser, n’est-ce pas ?
Langevin baissa la tête. Robinson continua.
— Saviez-vous que votre ami Bureau considérait Patrick comme un ennemi personnel ? Cet homme est parfaitement incompétent comme chef de police et Patrick lui a sauvé la mise plusieurs fois. Vaniteux comme il est, il cherche depuis plusieurs années, et par tous les moyens, à se débarrasser de lui. Et voilà que sa tête lui était maintenant offerte sur un plateau. Il n’allait sûrement pas rater l’occasion.
En entendant cela, Langevin se rassit. Il ne semblait pas en revenir.
— Je ne savais pas… Je ne savais pas… Il s’est servi de moi… Ah ! Il va entendre parler de moi, je vous l’assure.
L’espoir se lisait de nouveau sur le visage d’O’Connell. Il reprenait vie.
— C’est vrai, ce que tu dis, Silas ?
— J’ai eu une petite conversation avec Bureau hier et il me l’a presque confirmé.
— Il t’a avoué que… Comment as-tu fait ? Tu es persona non grata à Québec.
— J’ai mes petits secrets, Patrick, dit Robinson en regardant Langevin qui gardait la tête baissée. Ce dernier reprit enfin.
— Cela n’empêche pas que mon client ait pu commettre ce meurtre.
— Impossible ! dit le détective d’un ton tranchant. Nous venons de faire une enquête sérieuse et…
— Vous enquêtez ?
— Je suis même le chef enquêteur officiel dans cette affaire. Une lettre du chef Bureau le prouve. Vous voulez la voir ?
— Non. Ce ne sera pas nécessaire. Vous disiez donc qu’il était impossible que mon client…
—… Qui n’est plus votre client…
— Que M. O’Connell ait pu commettre ce meurtre ?
— Nous avons deux témoins fiables, deux débardeurs, qui jurent avoir travaillé avec lui sur les quais lors de l’événement tragique.
— C’est ce que je me suis tué à dire à Maître Langevin.
— De plus, quand Patrick est arrivé à son appartement, les détectives Keating et Finnegan étaient déjà là depuis dix minutes. Ce sont eux qui lui ont annoncé la mauvaise nouvelle. Il est mis hors de cause une fois pour toutes.
— J’ai été naïf, reprit Langevin en dodelinant de la tête. Moi qui croyais avoir tout vu dans ma carrière. J’ai fait confiance à Jean Baptiste. On ne m’y reprendra plus, je vous l’assure.
Langevin se leva, s’approcha d’O’Connell qui se leva à son tour. Il lui serra la main en lui disant : « je suis sincèrement désolé, détective O’Connell. Sincèrement ». Puis, il partit en reprenant son chapeau sans demander son reste.
— Alors, Patrick, tu reprends vie ?
O’Connell avait déjà un nouveau regard, le genre que Robinson lui connaissait naguère.
— Demain, le chef Bureau va lever ta résidence surveillée. Tu pourras aller où tu voudras, amener tes enfants au parc…
— Comment as-tu fait cela, Silas ?
— J’ai des relations, comme tu le sais.
— Je me rappelle bien la surprise que tu nous as faite lorsque tu avais reçu l’accord du Gouverneur général l’année dernière lors de l’enquête à la Caserne des Jésuites. Mais aujourd’hui, il n’est plus là. Qui donc ?
— Le Premier ministre, pardi ! Il m’aime bien, je crois.
— Cartier ? Le premier ministre Cartier ? Ah, le bloody bastard, s’écria O’Connell en riant aux éclats. Ça mérite bien un bon Glenlivet.
— Tu as du Glenlivet ?
— Moi aussi, j’ai des relations. J’ai demandé à un constable qui m’en doit une de m’acheter une bouteille.
— Toujours plein de ressources, Patrick.
O’Connell se leva pour remplir deux verres de ce doux nectar presque à ras bord. Ils cognèrent ensemble les verres de cristal et prirent une bonne rasade en silence en appréciant véritablement ce qu’ils buvaient.
— Bon, où est-ce qu’on en est dans l’enquête ? demanda O’Connell.
— Patrick, tu n’es plus en résidence surveillée, c’est vrai, mais tu connais les règles : un enquêteur ne peut pas faire d’investigation lorsqu’un parent proche est concerné.
— Oui, je sais, mais…
— Il n’y a pas de « mais », Patrick. Tu ne pourrais pas être objectif dans le dossier. Tu nous nuirais plus qu’autre chose. Tu me connais ? Tu as confiance en moi ?
— Plus qu’en personne d’autre, tu le sais bien.
— Nolan est aussi déterminé que moi pour trouver l’assassin.
— Et Don ?
— Tu le connais. Il va faire le travail, mais il se traînera les pieds. De toute façon, nous n’aurons pas besoin de lui.
Le détective irlandais prit quelques gorgées de son whisky en disant.
— C’est vrai qu’il est bon ton whisky… Presque autant que le whisky irlandais.
O’Connell regardera Robinson et dit d’un ton résigné.
— C’est de ma femme qu’il s’agit, Silas.
— Je ne le sais que trop bien, Patrick. Nous allons travailler d’arrache-pied pour résoudre ce meurtre, tu peux en être assuré. Nous avons déjà commencé à éliminer des pistes.
— Lesquelles donc ?
— Primo, dit le détective en levant l’index de la main droite, on sait que ce n’est pas toi.
— Oui, ça c’est un vrai progrès, répliqua O’Connell avec un léger sourire.
Robinson leva un deuxième doigt en disant.
— Secundo, on a éliminé la piste du gang de bootleggers.
— Leur goélette n’était même pas à quai ce samedi-là. De toute façon, ma couverture était bonne. Je suis certain qu’on ne savait même pas qu’un détective était sur les quais à les surveiller.
— Tertio, le meurtrier Landry.
— Ce satané Landry !
— Tu sais qu’on l’a repris et mis en prison. Nous venons de l’interroger.
— C’est un vaurien. Il est bien capable d’avoir voulu me tuer.
— Il a avoué qu’il s’était rendu chez toi.
— Tu vois ! C’est bien lui, non ?
— Il est bien entré chez toi, mais Alma était déjà morte.
O’Connell dodelina de la tête, incrédule.
— Et tu le crois ?
— Écoute, Patrick. Voilà un homme qui va être pendu bientôt et qui se vante presque de son meurtre et même de quelques autres. C’est ce qu’il nous a avoué à demi-mot. S’il avait tué Alma, il n’aurait sûrement pas hésité à le dire. Non, à mon avis, il est arrivé après le meurtre.
O’Connell hocha la tête lentement.
— As-tu d’autres pistes alors ?
— C’est ici que s’arrêtent les informations que je te donnerai. Par ailleurs, j’aurais quelques questions à te poser à propos d’Alma. Parce que ce que nous avons de plus probable à l’heure actuelle, c’est que c’est elle qui était visée et non toi.
— Alma… visée ! Mais pourquoi donc ?
— C’est justement ce qu’il nous faut comprendre. À ta connaissance, avait-elle des ennemis ?
— Des ennemis, Alma. Mais non, voyons. C’était la femme la plus charmante qui soit, aimable avec tous, les riches comme les pauvres. Tout le monde l’aimait.
— Je me suis laissé dire qu’elle n’était pas considérée comme une femme au foyer typique.
— Elle adorait ses enfants.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. On disait que c’était une femme libre. Elle travaillait au Music Hall, je crois ?
— Oui, elle était la gérante de l’Académie de Musique de Québec. C’est le vrai nom du Music Hall. Si tu décris une femme libre comme quelqu’un d’éduqué et d’autonome, dans ce cas, Alma était une femme libre. J’en étais fier et je l’encourageais d’ailleurs.
— C’est ce que ses parents ont dit également.
— Tu as rencontré mes beaux-parents ?
— Oui, et j’ai vu aussi tes enfants. De petites merveilles, je te l’assure.
— Pauvres petits ! Je vais devoir maintenant m’occuper d’eux. Alma était tellement bonne pour cela. Patiente et attentionnée.
— Tu vas aussi pouvoir le faire malgré ton travail si prenant ?
— C’est certain. On ne m’enlèvera pas mes enfants. Je vais bien m’en occuper.
— Il est vrai que tes beaux-parents sont là pour t’aider.
O’Connell reprit une gorgée de whisky. Comme il n’en restait presque plus au fond du verre, il se leva pour aller se resservir et en donna aussi à Robinson.
— Je ne veux pas compter sur eux.
— Et pourquoi donc ? Ils sont en mesure de t’aider. De plus, ils sont suffisamment en moyen pour engager une gouvernante.
— Mes beaux-parents ne m’aiment guère. Je ne suis pas l’époux idéal qu’ils avaient rêvé pour Alma.
— Je sais cela, mais ils ont changé d’idée depuis.
— Peut-être. Mais je ne voudrais pas que mes enfants s’éloignent de moi tout doucement, sans que cela paraisse.
O’Connell reprit une gorgée alors que Robinson lui posait une question.
— Ta belle-mère m’a donné quelques informations sur les personnes les plus proches d’Alma.
Robinson fouilla dans sa besace et retrouva la liste que Mme Larquet lui avait remise.
— Voilà ! Adeline Janson, Georgiana Poissant et Shannon Mahoney. C’est exact ?
— Elles étaient le noyau dur du salon littéraire qu’Alma organisait chaque mois.
— Un salon littéraire ?
— Alma a reçu une excellente éducation chez les Ursulines de Québec. Ses trois amies et elle faisaient partie du même groupe de filles qui avaient étudié ensemble là-bas. Elles lisaient beaucoup les auteurs français. Elles avaient appris que certaines femmes françaises organisaient des salons littéraires, on y faisait des lectures et on y jouait de la musique. Certains salons étaient très célèbres à Paris. L’un d’entre eux a réuni les écrivains les plus connus de l’époque : Saint-Simon, Musset, Stendhal, Chateaubriand, Lamartine, Mérimée…
— Eh bien… Tu en connais un brin sur la littérature française ?
— C’est Alma qui m’a initié. Elle m’a fait découvrir plusieurs de ces auteurs. Bref, elle « faisait salon » comme on le dit à Paris. Évidemment, les auteurs d’ici n’étaient pas aussi prestigieux qu’en France, mais quand même. Pour en savoir plus, tu devrais interroger ses compagnes.
Robinson avait sorti son carnet et commencé à griffonner quelques notes. Il ajouta.
— J’ai aussi un autre nom : Antoine Dessailly.
— C’était le directeur de l’Académie de musique en plus d’être son professeur de piano. Elle a travaillé sous ses ordres. Je n’en sais pas plus à son sujet.
— Et tu ne connaissais pas d’ennemis personnels à Alma.
— Non. Je ne vois vraiment pas… C’est vrai que certains secteurs de l’Église ne la portaient pas dans son cœur.
— Que veux-tu dire ?
— Ben voyons ! Tu sais bien… Ah, c’est vrai. J’oubliais que tu es anglican…. Il y a un courant dans l’Église catholique qui nous vient de France. On les appelle les ultramontains. Certains de leurs adeptes sont plutôt rigoristes. Par exemple, ils n’aiment pas beaucoup les salons littéraires de femmes qui lisent ensemble des livres à l’Index.
— L’Index. C’est quoi, ça ?
—— L’Église interdit certains livres parce qu’ils ne correspondent pas aux bonnes mœurs ou à la doctrine. Alors, on les interdit aux catholiques. C’est ce qu’on appelle la « mise à l’index » ou « l’Index ». En plus, cette frange ultramontaine déteste le théâtre. Si on écoutait ces bigots, les femmes n’auraient même pas le droit de jouer des rôles dans des représentations théâtrales, comme au temps de Shakespeare. On leur interdit même d’assister aux spectacles. Selon eux, la place de la femme est au foyer et non à se dévergonder au théâtre… Tu manques quelque chose, Silas, comme anglican…
— Je ne suis pas certain de manquer grand-chose à écouter ce que tu dis. Donc, on se méfiait d’elle dans certains milieux.
— Mais sûrement pas au point de la tuer quand même.
Robinson garda le silence en prenant des notes. Il ajouta.
— Ses parents ne semblaient pas trop d’accord avec ses activités.
— Non, pas trop. Mais ils avaient renoncé à se mêler de ce qu’elle faisait, pour éviter la chicane. Pourtant, tu sais que monsieur Larquet est l’un des fondateurs de l’Institut canadien de Québec. Il aurait dû mieux la comprendre et la soutenir.
— Encore une découverte pour moi. C’est quoi l’Institut canadien ?
— Je n’ai pas beaucoup de détails à ce sujet. Sache cependant que, à Montréal en particulier, l’Institut canadien est l’ennemi juré des ultramontains.
Robinson prit sa dernière gorgée de whisky, écrivit encore quelques notes, referma son cahier et le remit dans sa besace.
— Bon, j’ai tout ce qu’il me faut pour le moment. Ce fut vraiment un plaisir de te revoir et surtout de constater comment les choses tournent bien pour toi, Patrick.
— Je ne pourrai jamais suffisamment te remercier, Silas. Tu me tiens au courant n’est-ce pas ?
— Évidemment. Dès que j’ai de nouvelles informations, je te reviens. À bientôt Patrick.
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