On était le lundi matin.
La veille, Robinson avait perdu l’après-midi et la soirée faute d’avoir pu obtenir de l’information sur les personnes à interroger. Décidément à Québec, on respectait le congé dominical à la lettre. Il faut dire que les catholiques étaient majoritaires avec sa population importante de Canadiens français et d’Irlandais. Il avait quand même pu se rendre à la bibliothèque du Parlement afin de prendre de l’information sur ce qui lui semblait être d’intérêt pour son enquête.
Revenu à sa chambre, Robinson avait rédigé son journal de bord comme à son habitude. Il avait écrit qu’il enrageait de ne pouvoir aller plus rapidement dans son enquête. « Le temps profite toujours au coupable ». Cela faisait huit jours qu’on avait retrouvé le corps de la victime. « Que de temps perdu ! »
Il avait dû d’abord se débattre avec le chef de police Bureau afin de pouvoir effectuer son travail correctement. Dès le départ, il avait eu l’intime conviction que son collègue O’Connell n’était pas coupable de ce meurtre. Mais de débusquer les témoins fiables susceptibles de lui fournir un bon alibi avait exigé un temps précieux : une journée perdue !
Ensuite, il fallut éliminer certaines hypothèses : O’Connell avait-il été la cible d’un tueur ? Le gang des bootleggers avait été mis hors de cause. La goélette des bandits n’était même pas à quai ce jour-là. De toute façon, il semblait peu vraisemblable que ce gang si bien organisé ait eu l’idée d’éliminer le détective qui enquêtait sur eux. Enfin, ces vauriens ne connaissaient sans doute pas l’existence d’O’Connell tellement ce dernier avait fait un bon travail d’infiltration.
Quant au tueur Landry, il aurait peut-être eu un mobile : O’Connell ne l’avait-il pas mis en prison ? De plus, Landry avait lui-même avoué qu’il était présent à la terrasse Stadacona ce samedi fatidique. Mais ni son collègue Nolan ni lui-même ne croyaient que Landry eût pu commettre ce forfait. De plus, il était désespéré au point de venir demander de l’aide à O’Connell plutôt que de le tuer par vengeance. Enfin, et c’était le point le plus important, Landry n’avait aucun intérêt à cacher un tel meurtre, certain d’être pendu de toute façon après avoir été repris. Un meurtre de plus ne faisait aucune différence pour lui. Il l’aurait facilement avoué, sans se soucier des conséquences.
Dès lors, quatre journées avaient été perdues depuis son arrivée à Québec. Il allait devoir maintenant s’attacher à connaître qui avait intérêt à s’en prendre à la victime, Alma, car c’était elle qui était visée, à l’évidence. On avait rapidement laissé tomber l’idée d’un cambriolage qui aurait mal tourné, ce qui aurait été un meurtre d’opportunité. Tout était impeccable dans le salon et rien n’avait été volé. Il fallait se tourner vers la vie d’Alma, car c’était presque toujours dans le passé de la victime que se trouvaient des réponses.
Il avait pris des notes lors de ses entretiens avec O’Connell ainsi qu’avec les Larquet, ses beaux-parents. Il fallait s’intéresser à quelques pistes. Il devait d’abord rencontrer les amies d’Alma avec lesquelles elle faisait salon. Il en apprendrait plus sur sa vie professionnelle.
Il allait aussi obtenir plus d’informations sur les impacts des activités d’Alma sur la vie religieuse de Québec. En allant effectuer des recherches à la bibliothèque, il avait mis le doigt sur les tensions qui régnaient entre la frange catholique plus conservatrice, qu’on appelait les ultramontains, et la frange plus modérée représentée par l’Institut canadien. Il ne savait pas où allait le mener cette piste, mais il devait quand même s’en occuper. Il regrettait de ne pas avoir l’aide de Leclerc, son adjoint de Montréal. Leclerc était passé maître dans ce genre d’enquête documentaire.
***
Ce lundi matin, Robinson se rendit dès potron-minet au poste de police de la rue Saint-Joachim. Il trouva Don attablé à son bureau en train de consulter un dossier.
— Bonjour Don.
— Tiens, bonjour, Robinson. Comment allez-vous ?
— Très bien. Nous avons du travail devant nous. Où est donc Nolan ?
— Il est parti rencontrer le chef Bureau pour lui demander de lever la résidence surveillée d’O’Connell.
— Ah oui, c’est vrai. Il y arrivera, j’en suis certain.
— Sans doute. Mais le chef voudra sûrement que O’Connell reste en congé forcé.
— Ce n’est pas une mauvaise chose étant donné sa situation.
— Nous avons arrêté quelqu’un hier, dit Don en regardant son dossier.
— Ah bon !
— Ce n’est pas vraiment en lien avec notre affaire… Du moins, je le crois. Nous le soupçonnons d’avoir mis le feu qui a détruit le faubourg Saint-Louis.
— Parce que c’était un acte volontaire ?
— Il semblerait. Il y aurait des témoins qui l’ont vu regarder le feu. Ils étaient intrigués par son attitude et le trouvaient bizarre. Le problème, c’est qu’il ne veut pas parler. Il est maintenant dans une cellule. J’attends Nolan pour savoir quoi faire.
— Je pourrais peut-être t’aider à l’interroger, si tu veux. Penses-tu qu’il a quelque chose à voir avec notre affaire ? Il aurait voulu prendre les grands moyens pour se débarrasser d’O’Connell ou de son épouse ?
— C’est peu probable… Quoi que… J’ai son dossier sous la main. Il s’appelle Adrien Lamontagne. C’est un fils de bonne famille, d’un marchand en vue à Québec. Il est instruit aussi. Il en est à sa dernière année au Petit Séminaire. C’est d’autant plus difficile de comprendre la raison de son geste.
— Il est vrai qu’habituellement les incendiaires sont de pauvres ouvriers ou des meurt-de-faim. Il ne semble pas avoir le profil.
— Je ne sais pas quoi penser à son sujet.
— Tu es certain qu’il ne connaissait pas O’Connell ou son épouse ?
— Je ne le pense pas. Il n’a jamais eu affaire à la police et il ne fréquente pas les mêmes milieux que l’épouse de notre collègue.
— Bon ! Et si on essayait de le faire parler.
— Je vais demander à un constable de l’amener en salle d’interrogatoire.
Lorsque les deux détectives entrèrent dans la salle d’interrogatoire, ils y trouvèrent un jeune homme de 17 ou 18 ans, assis sagement. Mince, un visage fin, presque féminin, des cheveux bouclés courts et des yeux brun noisette. Il était droit sur son siège, les mains appuyées sur ses cuisses. Il regardait devant lui et fit à peine attention à l’entrée des deux hommes.
Don commença l’interrogatoire plutôt brutalement.
— Alors, petit vaurien. T’es content de ce que tu as fait. Tu sais qu’à cause de toi quelques centaines de personnes sont à la rue. Qu’est-ce que t’as à dire là-dessus ?
Le visage du jeune homme ne bougea pas d’un trait. Ses yeux fixaient le mur d’en face. Son regard était lointain. Il ne semblait pas présent. Il était ailleurs. Don se leva et s’approcha de lui.
— Regarde-moi quand je te parle !
L’autre fixait toujours le mur. Il était comme une statue de marbre.
— Vas-tu me parler à la fin ? dit Don en prenant le témoin par le collet.
Le jeune homme ne réagit même pas aux actes du policier. Il se laissa brasser comme une poupée de chiffon.
Don leva la main pour le frapper, mais il fut interrompu par un solide « Don… Don… » de Robinson. Ce dernier n’acceptait jamais que l’on bouscule un témoin. Il avait dû intervenir plusieurs fois auprès de son collègue Kelly, à Montréal, qui avait la main leste. Don lâcha le jeune homme et vint se rassoir sur sa chaise.
Robinson était un homme imposant avec une voix de baryton. Il pouvait effrayer n’importe qui seulement avec sa voix. Le chef Bureau en avait eu un aperçu. Mais il était aussi capable de presque murmurer pour se faire entendre. Ses collègues lui reconnaissaient une faculté peu commune à moduler sa voix et il obtenait presque toujours ce qu’il voulait selon les circonstances. Pour aborder le jeune homme, il utilisa sa voix la plus calme et la plus placide en parlant sur un ton monocorde.
— Tu aimes le feu, Adrien ?
Dans un premier temps, le jeune homme continua à fixer le mur d’en face. Mais il finit par tourner son regard vers Robinson qui le regardait comme un bon papa. Il répondit.
— Que voulez-vous dire ?
— Ma question est pourtant simple. Aimes-tu le feu ?
— J’aime sa couleur.
— Et rien d’autre ?
— Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Simplement parce que je trouve que tu t’intéresses beaucoup au feu.
— C’est si rare ?
— Bien sûr que non. Moi-même j’ai un foyer chez moi et j’y fais brûler quelques bonnes bûches régulièrement. L’été, il m’arrive même de chanter autour du feu avec mes enfants lorsque je suis en forêt.
Le jeune homme continua à regarder le détective sans un mot. Vraisemblablement, il attendait la suite.
— Mais il ne m’est jamais arrivé de regarder un immeuble flamber pendant des heures… comme tu l’as fait la semaine dernière.
Le jeune homme bougea presque imperceptiblement sur sa chaise.
— Tu fais du feu parfois ? demanda le détective.
— Oui, ça m’arrive, finit-il par répondre.
— Et tu trouves ça beau à voir ?
— Certainement.
— Qu’est-ce que tu trouves de si intéressant dans un bon feu ?
Le témoin dodelina de la tête, ce qui était déjà un progrès dans la conversation.
— Tu sais, j’aimerais vraiment connaître ton avis.
Après un silence, le jeune homme ajouta.
— Vous ne comprendriez pas.
— Possible… Possible… Essaye toujours.
— Le feu, c’est le plus qu’essentiel.
Robinson attendit la suite qui n’arriva pas.
— C’est tout ! C’est tout ce que tu as à dire sur le feu ?
Décidément, la conversation était pénible, entrecoupée de longs silences. Robinson ne voulait surtout pas briser le contact qu’il venait d’établir avec le témoin. Le jeune homme continua.
— Le feu brille d’un éclat total tout en gardant à jamais son secret. Il embrase tout sans se mêler à rien. Il envahit entièrement une matière, mais il en est aussi totalement séparé.
— Eh bien ! Tu m’en diras tant.
Le jeune homme sembla déçu par la réaction du détective. Son regard retourna sur le mur d’en face.
— Pardonne-moi. Je n’avais aucunement l’intention de me moquer de toi. Je suis intrigué tout bêtement. Je ne m’attendais pas à… cela.
Les yeux du jeune homme revinrent sur ceux de Robinson.
— À quoi vous attendiez-vous donc ?
— Je ne sais pas. À ce que tu me parles de la chaleur des flammes, du plaisir de regarder brûler des objets, par exemple.
— Le feu a le pouvoir de détruire des objets sans subir lui-même aucun changement. Il bouge sans cesse tout en faisant bouger les autres. Il est capable d’échapper à toute attraction terrestre. Son domaine s’étend partout, mais il ne se laisse enfermer nulle part. Il rend plus grande toute matière qui l’accueille.
Le détective continua à fixer le jeune homme, un peu surpris par son affirmation.
— Je vous avais dit que vous ne comprendriez pas.
— Mais qui es-tu donc ? Un philosophe, un mystificateur, un fanatique… ? … un criminel ?
Le jeune homme garda le silence tout en le fixant.
— Tu n’as rien à ajouter ?
— Le feu, on ne peut ni soutenir son éclat ni le contempler face à face, mais son pouvoir est partout. Là où il naît, il tire tout à lui ; mais aussi il fait un don total de lui-même à quiconque l’approche si peu que ce soit. Il redonne vie aux êtres par sa chaleur et les illumine, mais lui demeure pur et sans mélange.
Don était de plus en plus désemparé par la tournure de la conversation. Robinson décida de changer de tactique. Il modula sa voix qui devint sévère.
— Ça suffit maintenant avec tes sornettes. Tu ne t’en tireras pas comme ça. Ta folie a fait beaucoup de dommage. Sans parler du risque couru par les pompiers qui ont éteint l’incendie que tu as allumé.
— Vous n’y entendez strictement rien, n’est-ce pas ? Je parle dans le vide.
— Détrompe-toi. Je comprends trop bien, au contraire. Au fond, tu ressembles au feu que tu allumes. Tu n’existes pas et tu n’es rien tant que tu restes inactif. Quand tu allumes un incendie et que tout s’enflamme, tu deviens tout puissant et tu n’as plus besoin de personne.
— Le feu est tout et rien. Il est partout et nulle part. Il est le bien et le mal sans être l’un et l’autre.
Don semblait complètement perdu. Il baissait la tête en la hochant de gauche à droite. Le jeune homme continua.
— L’étincelle qui enflamme, c’est une prière éveillant à une montée irrésistible vers la joie.
— En somme, tu deviens Dieu lorsque tu allumes un incendie.
Le jeune homme ne répondit pas. L’interrogatoire venait de se terminer.
— Nous allons te mettre en cellule. Il faudra te présenter devant les tribunaux.
Revenus au bureau à l’étage, Don et Robinson retrouvèrent Nolan.
— Tu es revenu, dit Don. Comment les choses se sont passées avec le chef ?
— Moins difficile que je le pensais. Il a accepté de mauvaise grâce de libérer O’Connell. Il m’a même signé un papier pour lui remettre. Il faudra annoncer la bonne nouvelle à notre collègue. Et vous ? D’où venez-vous ?
— Nous avons interrogé l’incendiaire, dit Don.
— Tu as réussi à le faire parler ?
— Pas moi, mais lui, en indiquant Robinson avec son pouce. Mais je ne sais pas si on est plus avancé.
— C’est un jeune homme halluciné, dit Robinson. Il aurait sa place dans un asile d’aliénés plutôt que dans une prison.
— Est-ce qu’il a quelque chose à voir avec le meurtre de l’épouse de notre collègue ?
— Je ne le crois pas. Il est trop troublé pour réfléchir rationnellement. Il nous faut continuer notre enquête sur de nouvelles bases. La priorité maintenant est d’interroger les amies d’Alma afin d’en savoir plus sur leurs activités.
— Je vous laisse faire ça, dit Don. Je pense que ce qu’elles font, ce n’est pas bien. Elles dérogent aux bonnes mœurs. C’est en tout cas ce qu’on dit.
— Qui dit cela ?
— L’évêque, puis ceux qui connaissent bien l’Église catholique : des curés, des professeurs de théologie, des journalistes. Bien du monde.
Nolan et Robinson demeurèrent cois devant ces affirmations. Robinson finit par dire.
— Tu n’as peut-être pas tort, Don. Peut-être que certaines personnes proches de l’Église catholique en voulaient beaucoup à Alma. Il faut rester ouvert à toutes les hypothèses. C’est-ce que je dis toujours lors d’une enquête. Serais-tu capable de rassembler plus d’informations sur ce que tu viens de dire, sur ces règles de l’Église, par exemple ?
— Oui. J’ai déjà un peu lu à ce sujet. Je vais m’y mettre.
Robinson sortit de sa besace le nom des trois femmes qui constituaient le noyau dur du salon littéraire dirigé par Alma. Il s’adressa à Nolan.
— Peux-tu convoquer ces trois dames ?
— Ici ?
— Non. Ce ne sont pas des témoins. On pourrait les rencontrer aux Music Hall ?
— Bonne idée. Je m’y mets. On pourrait se retrouver là-bas cet après-midi.
Robinson décida de son côté de revoir O’Connell pour lui annoncer la bonne nouvelle de sa libération.
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