Il était 4 heures ou presque. Robinson et Nolan arrivèrent en face du Music Hall sur la rue Saint-Louis pour rencontrer les compagnes d’Alma. L’immeuble avait été construit quelques années auparavant sous la supervision de l’architecte Charles Baillargé. Trois étages, cinq fenêtres pour le deuxième et le troisième étage. Des colonnes grecques soutenaient une entrée majestueuse malgré l’espace restreint. La partie centrale ressortait de quelques pieds ce qui brisait la monotonie des lignes de la façade. L’immeuble pouvait accueillir jusqu’à 1500 personnes. On y organisait des bals, des concerts, des opéras, des pièces de théâtre et des conférences. Le Music Hall était la fierté des gens de Québec et jouissait d’une grande popularité chez les gens bien éduqués, tant chez les Anglais que chez les Irlandais et les Canadiens français.
Les deux détectives pénétrèrent dans l’entrée, un immense rectangle vide. D’où ils étaient, il était impossible de voir la grande salle fermée aux regards par de nombreuses portes en bois.
Le directeur du Music Hall, Antoine Dessane, les attendait. L’homme était grand et très mince, habillé d’une redingote qu’il portait avec une attitude aristocratique. Son visage était aussi rectiligne que son corps, ce qui lui donnait un peu l’aspect d’un ascète. Il avait peu de cheveux, lesquels étaient coupés courts, une moustache et une barbichette, des yeux brun noisette.
— Chers amis, c’est un immense plaisir de vous accueillir dans notre modeste Académie.
Ces mots avaient été prononcés avec un je-ne-sais-quoi dans le ton qui laissait apparaître la morgue du personnage. Robinson, qui avait le don des langues, car il maîtrisait non seulement sa langue d’origine, mais le français, l’espagnol et un peu d’allemand, sans parler du gaélique, crut remarquer que le personnage parlait avec l’accent des Français parisiens.
Après les politesses d’usage, les deux détectives furent invités à accéder à la grande salle. En forme d’hémicycle, la salle comportait plusieurs étages de balcons. On pouvait voir au fond, une scène fermée par des rideaux rouges. La décoration était typique des Music Hall britanniques de l’époque avec des décorations chargées en stuc et des balcons près de la scène particulièrement ornementés.
Les deux détectives suivirent au pas de course le directeur qui ouvrit une porte près de la scène. Ils circulèrent dans un couloir qui les mena à l’arrière de l’immeuble, là où se trouvait une grande salle destinée aux répétitions de musique ; elle servait également à des conférences et à des lectures en groupe.
Trois femmes attendaient sagement l’arrivée de Robinson. Le directeur se tourna vers le détective et lui dit.
— N’hésitez pas à venir me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit.
— Nous n’y manquerons pas, lui répondit Robinson.
Dessane ferma la porte derrière lui en partant.
Après les salutations d’usage, Robinson et Nolan furent invités à s’asseoir dans le cercle de chaises où étaient déjà installées les trois femmes. L’une d’entre elles prit la parole pour se nommer : Georgianna Poissant. Elle présenta les deux autres femmes : Shannon Mahoney et Adeline Janson.
Ces femmes avaient de l’allure. Elles étaient habillées de robes de grandes bourgeoises, de couleurs différentes et à motifs variés. Elles tenaient toutes les trois un livre à la main. Mme Poissant était plus enveloppée que les deux autres. Elle avait le visage rond avec des yeux bruns et un petit nez en trompette. Ses cheveux châtains étaient coiffés à la mode. Mme Mahoney avait un visage typiquement irlandais, de très beaux yeux bleu-vert et des cheveux bruns. Sa coiffure en chignon lui donnait un air sévère. La dernière femme, Mme Janson, était la plus menue des trois : un visage fin, des cheveux noirs, bouclés et courts, et des yeux bruns.
— Vous avez demandé à nous voir monsieur Robinson ? dit Mme Poissant qui semblait avoir remplacé Alma comme chef de groupe.
— En effet. Comme vous le savez, la police fait une enquête sur la mort de votre compagne, Alma O’Connell.
— Pauvre Alma ! dit Mme Poissant, sincèrement peinée. Nous sommes tellement tristes. N’est-ce pas les filles ?
Les deux autres femmes opinèrent du bonnet. Toutefois, celle qui semblait la plus affectée était la plus menue, Mme Janson. Ses yeux nageaient en permanence dans les larmes. Mme Poissant reprit.
— Vous savez ce qui est arrivé à notre pauvre Alma ?
— Nous cherchons à le savoir. C’est pourquoi nous interrogeons celles et ceux qui la connaissent. Nous voulons nous faire une idée du genre de femme qu’elle était. C’est important pour notre enquête.
— Alma était une femme formidable, dit Mme Mahoney dans un français avec un fort accent anglais. Elle nous inspirait toutes.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle était si forte, si énergique, si audacieuse, reprit Mme Poissant. Elle voulait nous faire avancer, nous faire aller plus loin. Vous savez, nous les femmes, nous ne comptons pas beaucoup. On nous aime, mais à notre place. Alma voulait nous faire avancer.
— De quelle manière ?
— Par exemple, en participant aux activités du Music Hall dont elle était la gérante. Elle organisait des rencontres et des conférences pour nous éveiller à la culture.
— Donc, vous « teniez salon », comme on le dit en France.
Les trois femmes regardèrent Robinson avec le même air de surprise sur le visage. Mme Poissant continua.
— Eh bien ! Voilà un policier qui a de l’instruction. C’est plutôt rare.
— Moins que vous le pensez, Madame. J’ai cru comprendre que le mari de Mme O’Connell, qui est aussi policier, aimait bien la culture française.
— Vous avez raison. Alma était chanceuse d’avoir un mari qui l’accompagnait dans ses activités. Ce n’est pas comme nous, n’est-ce pas Shannon ?
— Oh ça, non ! Nos maris chicanent chaque fois que nous venons aux activités du Music-Hall.
— C’est la même chose pour vous, Mme Janson ?
La petite femme releva la tête qu’elle avait gardée baissée un bon moment pendant la conversation. Elle dit d’une voix fluette.
— Je ne suis pas mariée.
— Elle est chanceuse celle-là ! dit Mme Poissant dans un grand rire sonore.
— Donc vous teniez salon ? reprit Robinson.
— C’était notre principale activité. Nous organisions des soirées dans lesquelles nous invitions des écrivains, des poètes ou des musiciens. Nous les écoutions et discutions de leurs œuvres.
— Étiez-vous nombreux à ces soirées ?
— Pas tellement, non. Peut-être une petite vingtaine, souvent moins. Mais c’est la qualité qui compte.
— Vous avez raison. Et que faisiez-vous dans ces soirées ?
— Alma était la présidente du groupe. Elle présentait les invités. Elle leur faisait lire quelques pages ou jouer quelques pièces sur le piano. Ensuite, nous discutions et commentions les œuvres. Lorsque nous n’avions pas d’invités, nous nous entendions sur un livre à lire et en discutions entre nous.
— Il y avait beaucoup de femmes à ces soirées ?
— C’était la majorité bien sûr, mais il arrivait que quelques hommes se joignent à nous parfois, des amis de notre invité la plupart du temps.
— Pouvez-vous nous nommer quelques noms ?
— Il en est venu plusieurs. Le plus important sans doute était M. Octave Crémazie, le libraire de la ville de Québec. Il nous lisait quelques-uns de ses poèmes. Aussi, M. James Le Moine, l’historien de Québec. Un bon conteur, celui-là. On a aussi rencontré un jeune avocat qui a de l’avenir dans la littérature, j’en suis certaine : M. Louis Fréchette. Il était venu nous présenter sa pièce de théâtre, Félix Poutré.
— Il y avait aussi, reprit Mme Mahoney, des musiciens qui venaient nous présenter quelques-unes de leurs créations. Le plus talentueux était M. Ernest Gagnon. Il avait étudié à Paris et connaissait bien notre directeur.
— L’organisation des salons n’était pas votre seule activité, à ce que j’ai cru comprendre. Le jour de sa mort, Mme O’Connell se préparait à venir organiser une pièce de théâtre, n’est-ce pas ?
— Oui, effectivement, reprit Mme Poissant. Nous attendions une troupe américaine qui devait arriver dans l’après-midi.
— Je croyais que c’était une pièce de théâtre que vous montiez vous-même ?
— Oh ça, non ! On ne nous aurait jamais permis de le faire.
— Et pourquoi donc ?
— Vous ne connaissez pas les interdits de l’Église à l’égard du théâtre ?
— Je sais que la faction ultramontaine des catholiques est sévère envers le théâtre, et particulièrement envers les femmes qui s’y intéressent.
— Vous savez donc cela aussi. Décidément, vous êtes très au courant, M. Robinson. Tenez ! Laissez-moi vous lire quelque chose.
Mme Poissant sortit une feuille du grand sac à main qu’elle avait déposé à ses côtés.
— C’est édifiant, vous verrez. Ces mots viennent d’un ecclésiastique français très populaire chez les ultramontains : « On ne peut, sous peine de péché mortel, concourir à aucune représentation notablement indécente. Il y aurait aussi un péché mortel pour les simples spectateurs qui assisteraient à une représentation notablement obscène ». Écoutez la suite : « On excusera de tout péché la femme mariée qui doit assister au spectacle pour ne pas déplaire à son mari ». Mgr Bourget, l’évêque de Montréal, n’est pas en reste. Il a donné à ses prêtres des directives claires pour leur prône. Il leur demande d’émettre des avis sévères à leurs paroissiens contre l’opéra, le théâtre et le cirque qui sont aujourd’hui, et je cite, « un vrai sujet de scandale ».
— Je vois. Votre marge de manœuvre est plutôt limitée dans ces circonstances.
— Tout ce que nous pouvons nous permettre, c’est d’organiser des lectures de pièces de théâtre. Nous nous intéressons en particulier au théâtre de Victor Hugo. Nous nous rassemblons dans cette salle et faisons un semblant de mise en scène en lisant les textes. C’est Alma qui organisait la mise en scène.
— Vous étiez nombreux pour ce type d’activité ?
— Nous étions là toutes les quatre, évidemment. Quelques invités triés sur le volet assistaient à nos représentations. Quelques hommes venaient régulièrement nous soutenir, souvent de jeunes acteurs. On pourrait même dire qu’ils faisaient presque partie de notre équipe.
— Ils ne devaient pas être toujours contents de se faire diriger par une femme ?
— C’était parfois difficile pour eux, c’est certain. L’un d’eux en particulier devenait parfois détestable envers Alma. Pourtant, il était traité comme les deux autres. On aurait dit qu’il avait une dent contre elle.
— Pouvez-vous nous donner le nom de cet homme ? demanda Nolan qui prenait des notes depuis le début de la conversation.
Mme Poissant s’exécuta. Puis, elle s’arrêta de parler. Ce fut le moment choisi par Robinson pour aborder des questions plus délicates.
— Vous étiez toutes très proches de Mme O’Connell, n’est-ce pas ?
L’atmosphère changea soudainement dans la pièce. Les visages s’allongeaient et Mme Jason se mit à pleurer. Finalement Mme Poissant reprit la parole.
— Nous nous connaissions depuis le collège et nous étions amies depuis ce temps. Nous faisions tout ensemble, les bons comme les mauvais coups. Alma était notre chef incontestée. C’est elle qui nous encourageait dans des directions que nous ne connaissions pas.
— Avez-vous des exemples ?
— Les Ursulines étaient des enseignantes très ouvertes. Il y avait plusieurs religieuses américaines dans le lot. Par exemple, elles fermaient les yeux lorsque nous allions fouiller dans l’Enfer, là où l’on trouvait les livres à l’Index. C’est au collège que nous avons pris connaissance pour la première fois des œuvres de Balzac, de George Sand, de Stendhal et évidemment de Victor Hugo. Et nous en avons grandement profité. La seule activité interdite vraiment était le théâtre. L’Église avait formellement interdit aux sœurs de faire jouer des pièces de théâtre dans le couvent. Qu’à cela ne tienne, Alma s’était procuré, je ne sais comment, des pièces de théâtre que nous lisions en cachette.
— Donc, vous n’avez pas appris seulement le tricot au collège ?
Le détective réussit à faire sourire les trois femmes.
— On en faisait aussi, dit Mme Poissant. Mais nous avions accès également à des laboratoires de chimie, à des instruments pédagogiques et scientifiques à la fine pointe. Nous avions les mêmes cours que les garçons du Séminaire : littérature classique, rhétorique, histoire et géographie, en plus d’apprendre d’autres langues comme l’anglais ou l’espagnol ou même l’italien et l’allemand. Nous avions aussi des cours d’astronomie et un musée d’histoire naturelle était mis à notre disposition.
— Moi, dit Mme Mahoney, j’aimais beaucoup les cours de mathématiques, de physique et de chimie. Si j’avais pu, j’aurais aimé faire médecine.
— En ce qui me concerne, dit Mme Janson. J’étais très intéressée par les beaux-arts, la peinture et la musique en particulier. J’ai appris à jouer du piano, mais je n’ai jamais été très bonne.
— C’était vraiment une belle formation, reprit Mme Poissant. Une formation qui nous ouvrait sur le monde, même si nous étions pensionnaires et que nous vivions dans un cloître.
— Justement, à quoi ressemblait la vie au couvent ?
— Eh bien, ça ressemblait à la vie de tous les pensionnats. Parfois, nous étions tristes de ne pas voir nos parents plus souvent. Mais en même temps, on se faisait des amies à l’intérieur du collège.
— Des amies pour la vie, reprit Mme Janson en pleurant… Et maintenant, Alma n’est plus là.
Robinson se tourna vers elle sans dire un mot.
— Adeline était très proche d’Alma. On peut dire que c’était sa meilleure amie.
Robinson laissa passer quelques instants, attendant que Mme Janson cesse de pleurer. Puis, il reprit.
— Et ici, au Music Hall, ça se passe bien ?
— Alma était une excellente gestionnaire. Elle organisait tout, tenait les comptes. Elle était parfaite. Qu’allons-nous faire sans elle ?
— Et le directeur dans tout ça. Qu’est-ce qu’il fait ?
— Il parade, dit Mme Janson. Il ne sert qu’à parader en public. Il fait la roue comme un paon.
— Vous ne l’aimez pas ?
— Ce n’est pas ça, dit Mme Poissant. Mais il est inutile ici. Il a été engagé comme directeur parce que c’est un homme. C’est Alma normalement qui aurait dû diriger le Music-Hall. Assane est un artiste, vous savez. Ce n’est pas un administrateur. Il est bon dans ce qu’il fait : maître de chapelle ou soliste dans un concert. C’est un excellent pianiste. D’ailleurs, il donnait des cours de perfectionnement de piano à Alma.
— Oui, des cours privés, reprit Mme Janson avec ce qui semblait être du dégoût dans la voix.
— Que voulez-vous dire ?
— Bien, il lui donnait des cours privés. C’est clair, non ! Il aimait bien Alma… Il l’aimait beaucoup.
— Vous voulez dire qu’il lui tournait autour ?
Mme Jeanson arrêta de parler après avoir aperçu le regard réprobateur de ses deux compagnes.
Robinson cessa de parler et regarda Nolan qui comprit que l’entrevue était terminée. Ce dernier remit son cahier et son crayon dans son sac pendant que Robinson se levait pour prendre congé. Les deux détectives saluèrent le groupe de femmes et Robinson demanda où se trouvait le bureau du directeur. On lui indiqua le chemin.
La porte du bureau du directeur était ouverte. Robinson s’avança et cogna sur le cadre. Dessane leva la tête, un sourire de circonstance aux lèvres. Il invita les deux détectives à s’asseoir dans des fauteuils situés dans l’un des coins de l’immense bureau. Il offrit aux détectives du cognac que ces derniers refusèrent.
— Vous avez donc rencontré nos trois mousquetaires, qui étaient quatre comme vous le savez ?
– Oui effectivement. Elles sont tristes d’avoir perdu leur d’Artagnan.
Ces dernières paroles du détective firent lever les sourcils de Dessane. Robinson avait toujours le don de surprendre ses interlocuteurs par sa culture générale. Qui se serait attendu à ce qu’il connaisse ce roman d’Alexandre Dumas ? Il devait remercier Rosalie, son épouse, qui l’avait initié à la littérature française, lui qui ne jurait que par Shakespeare et la littérature grecque.
— Vous êtes le directeur du Music Hall depuis longtemps, monsieur Dessane.
— Quelques années, soit depuis que l’on a inauguré l’immeuble.
— Et vous avez du succès ?
— Certainement. Nous pouvons enfin recevoir des troupes d’opéra venant d’Europe qui, autrefois, ne s’arrêtaient que dans les villes américaines. Il n’y avait rien ici, monsieur, absolument rien ! Le désert ! Maintenant Québec est un passage obligé pour ces troupes et nous en sommes très heureux.
— Les gens d’ici assistent à vos spectacles ?
— Et comment ! Les salles sont pleines chaque fois.
— Ce sont donc des troupes étrangères. Vous ne montez pas de spectacles d’opéra avec des gens d’ici ?
— J’aimerais bien, mais nous n’avons pas d’artistes de calibre pour ce faire.
— Pourtant, les dames que je viens de rencontrer m’ont dit qu’il leur arrivait parfois de répéter des pièces de théâtre et même des opéras.
— Des amateurs, bien sûr. Elles ont de la bonne volonté, mais ce sont quand même des amateurs. On ne pourrait jamais concurrencer les troupes étrangères, c’est certain.
— De toute façon, elles m’ont dit que l’Église catholique ne permet pas ces productions.
— Elles ont raison. Ici, les catholiques réagissent comme s’ils étaient en état de siège. En France, c’est un peu la même chose, mais les pouvoirs politiques ne s’en laissent pas imposer par eux.
— Vous êtes français, n’est-ce pas ?
— Eh oui ! Je suis venu avec ma famille au Canada en… voyons… 1849. On m’a tout de suite demandé de monter des concerts (je suis pianiste, vous savez). Nous avons eu du succès assez rapidement. Ce n’était pas très difficile : ici, c’était le désert du point de vue musical. C’est effarant de voir combien les Canadiens français ont peu de culture. Pourtant, nous nous sommes aperçus qu’ils avaient faim de bons spectacles. Avec mon épouse, qui est mezzo-soprano, nous avons monté La Dame Blanche de Boieldieu qui a eu beaucoup de succès. C’est ce qui a lancé le Music Hall.
— Il y avait des femmes dans ce spectacle ?
— Évidemment. Mon épouse tenait le rôle principal.
— Et vous n’avez pas eu de problème avec les autorités de l’Église ?
— Bien sûr. Nous avons subi beaucoup de pression pour faire remplacer le rôle de femmes par des hommes. Ces incultes ! On peut toujours accepter qu’au théâtre ce soit possible, mais dans un opéra ! Comment voulez-vous faire chanter un homme dans le registre d’une soprano ? Ridicule !
Nolan avait sorti son cahier assez tôt dans la conversation. Robinson fit silence pendant quelques instants. C’était sa stratégie pour passer à un autre sujet.
— Vous savez que nous enquêtons sur la mort de Mme O’Connell
— Certainement, dit Dessane dont le visage devint tout triste. Quelle perte !
— Vous l’estimiez vraiment ?
— Et comment ! C’était une femme exceptionnelle, très cultivée et aussi très bonne gestionnaire. Irma, mon épouse, l’aimait beaucoup.
— Et vous aussi… ?
— Naturellement. J’étais son professeur de piano. Elle avait du talent.
— Vous lui donniez des cours privés ?
— Certes. Comment voulez-vous enseigner le piano autrement… mais attendez ! Vous faites allusion à quoi, là ?
— Simplement que vous passiez beaucoup de temps avec elle en privé.
— Je vois. C’est la petite Janson qui vous a raconté cela. Elle est jalouse parce que je m’occupais d’Alma plutôt que d’elle. Cette petite n’a aucun talent pour le piano et ce n’est pas faute d’avoir essayé.
— Mais quand même. Vous comprenez que je me pose quelques questions… Mme O’Connell a été assassinée. Il faut bien qu’il y ait un meurtrier quelque part. Pourquoi pas un amant jaloux ?
— Mais vous délirez, cher monsieur ! Je suis un homme marié et heureux en ménage. Jamais je n’ai même pensé prendre une amante. De plus, Alma n’aurait pas été intéressée, j’en suis certain. Et si elle l’avait été, elle me l’aurait fait savoir. C’était ce genre de femme, forte, déterminée, qui savait ce qu’elle voulait.
— Et vous, cela ne vous intéressait pas ?
— Alma était le genre de femme qui aurait pu intéresser tous les hommes. C’est certain que je l’aimais bien. Mais de là à… jamais ! Vous comprenez : jamais !
— Que faisiez-vous dans la matinée où elle est morte ?
— C’était quand… samedi le 7 ? J’étais ici… je l’attendais justement. Nous devions préparer la salle pour la venue d’une troupe étrangère.
— Vous étiez seul ?
— Au début, oui. Puis quelques ouvriers sont arrivés vers 10 h 30 ou 11 h. Je me souviens comment j’étais en colère parce qu’Alma n’arrivait pas. Si j’avais su ! C’est elle qui devait organiser ces événements.
Robinson regarda Nolan qui comprit, encore une fois, que l’entrevue était terminée.
— Je vous remercie, monsieur Dessane, d’avoir répondu à mes questions.
Dessane regarda par terre. Il semblait très triste.
— Vous allez trouver son assassin, n’est-ce pas ? Quel désastre ! Une femme d’un tel calibre aurait pu faire beaucoup pour notre pays.
À ces mots, les deux détectives se levèrent et sortirent du bureau, accompagnés par Dessane (le chemin pour se rendre à la sortie était un véritable labyrinthe). Lorsqu’ils furent à l’extérieur, Robinson demanda à Dessane de rester à sa disposition.
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