Faubourg-Chapitre 13

Le restaurant de l’hôtel Saint-Louis

Après sa rencontre avec les amies d’Alma, Robinson revint à l’hôtel pour se changer et se rafraîchir avant de ressortir pour le souper. Il était passé à la poste pour envoyer un télégramme à Rosalie lui annonçant qu’il devait rester à Québec pour quelques jours encore. Quelle ne fut pas sa surprise de voir O’Connell l’attendre dans le hall d’entrée ?

— Que fais-tu là, Patrick ?

— Je profite de ma liberté retrouvée. Je voulais t’inviter à souper. On pourrait manger ici. Qu’en penses-tu ?

— Mais, Patrick, la salle à manger de l’hôtel Saint-Louis est l’une des plus chères de Québec.

— C’est ici où l’on mange le mieux aussi. Considère donc cette invitation comme une façon de te remercier pour tout ce que tu fais pour moi et ma famille.

— Une sorte de pot-de-vin, en somme, dit Robinson en riant.

Le détective montréalais avait accepté l’invitation d’O’Connell et tous les deux s’étaient installés un peu à l’écart, à une table qui donnait sur la rue Saint-Louis. La salle était décorée avec raffinement, à la manière des restaurants de France : boiseries, miroirs et lustres de cristal contribuaient à l’élégance du lieu. La table était recouverte d’une belle nappe blanche sur laquelle étaient posés assiettes en porcelaine et verres de cristal.

Le menu était à l’avenant. On trouvait quelques spécialités françaises au menu, comme des artichauts, des escargots et des fromages fins. La soupe était à l’honneur en entrée avec plusieurs choix : marmite parisienne, crème et potage aux accents exotiques. On trouvait aussi une soupe à la tortue qui n’avait pas la prétention toutefois de contenir de la tortue véritable. On la présentait comme une mocked-turtle soup à base de veau.

Évidemment, il y avait de la viande pour le mets principal : bœuf en grillades, en bifteck, en rosbif ou en côtelettes. On présentait également de l’agneau, du porc et du gibier. Le poulet s’apprêtait à toutes les sauces. Des huîtres fraîches et des fruits de mer étaient servis crus, accompagnés de citrons. Enfin, le pâté en croûte restait incontournable.

Que dire maintenant de la carte des vins ? L’Hôtel Saint-Louis pouvait se vanter d’avoir l’une des plus belles variétés de vins à Québec, dont certains des plus fins. Les desserts offraient de nombreuses tentations aux dents sucrées : éclairs et pâtisseries feuilletées, tartes, beignets et puddings.

Les deux détectives passèrent un temps fou à examiner le menu pendant que le serveur attendait, légèrement impatient. Ils finirent par commander et demandèrent un whisky comme apéritif.

— Bien content, Patrick, de te voir en forme.

— Je commence à remonter la pente tranquillement, Silas. Quelle épreuve ! Il m’arrive de penser que Dieu nous bat comme un bon vieux bifteck pour nous attendrir.

Après avoir entrepris leur soupe en silence, O’Connell demanda.

— Alors, comment va l’enquête ?

— Ah, ce n’était pas pour moi que tu voulais me revoir ? dit Robinson avec ironie. Les choses avancent… Lentement, mais elles avancent. Comme tu le sais, on voudrait toujours que ça aille plus vite, mais ce n’est jamais le cas.

— De plus, on a perdu beaucoup de temps précieux entre… Le décès d’Alma et le début de l’enquête. Les choses ont vraiment commencé à bouger quand tu es arrivé jeudi dernier. C’est long… une semaine ou presque.

— Nous avons quand même fait des pas importants depuis. Nous savons maintenant que ce n’est pas toi qui étais visé.

— J’aurais préféré, dit O’Connell en baissant la tête. Alma ne serait pas morte.

— Ne dis pas cela, Patrick.

Les deux hommes entamèrent leur mets principal, l’un son pâté en croûte et l’autre son bifteck. Ils mastiquaient tout en regardant par la fenêtre.

— Sachant qu’Alma était visée, j’ai donc pris du temps pour me concentrer sur elle et mieux la connaître.

— Tu aurais pu me le demander.

— J’aurais pu, c’est vrai. Mais tu sais mieux que moi, parce que tu es un bon enquêteur, qu’un mari n’est pas nécessairement le mieux placé pour connaître son épouse. Parfois de nombreux aspects lui échappent. De toute façon, je tenais à me faire une idée moi-même en prenant un peu de distance et ce n’est pas avec toi que j’aurais pu y arriver.

— As-tu appris des choses que je ne sais pas ?

— J’en ai appris sur le genre de femme qu’Alma était. Ceux à qui j’ai parlé lui reconnaissent une forte personnalité. Elle avait des qualités de rassembleuse. C’était une gestionnaire hors pair. Si Alma n’avait pas été une femme, elle aurait sans doute fait de la politique… et elle aurait réussi.

— Oui, elle avait un caractère bien trempé. C’était d’ailleurs ce que j’aimais le plus chez elle. Elle savait ce qu’elle voulait. Elle avait de l’ambition aussi. Mais c’était également une femme de cœur qui aimait ses enfants, son mari et ses amies. C’est pour cela que les gens l’aimaient tant.

— Des femmes comme elle sont effectivement aimées, mais elles peuvent aussi être détestées. Ce n’est pas tout le monde qui estime les femmes de caractère, tu le sais.

— Tu penses que son meurtre a quelque chose à voir avec sa personnalité ?

— Je ne le pense pas. Je crois plutôt que la place qu’elle prenait la rendait plus visible et plus vulnérable. Elle faisait aussi de l’ombre à certains.

— Ce serait donc ses activités au Music Hall qui l’auraient mise en danger ?

— Peut-être. Je n’en sais rien encore. J’ai quelques individus à interroger pour me faire une idée.

O’Connell termina son pâté en croûte en silence, puis il dit.

— Le travail qu’elle faisait la passionnait, c’est certain. Mais en même temps, elle trouvait cela de plus en plus difficile.

— Comment cela ?

— Elle devait se battre constamment pour ses idées. C’était encore pire depuis que le Music Hall avait du succès.

— Contre qui donc devait-elle se battre ?

— Elle subissait constamment les critiques des autorités de l’Église catholique qui cherchaient à lui mettre les bâtons dans les roues. On lui reprochait de ne pas jouer son rôle de mère et toutes sortes d’autres bêtises comme celles-là. Elle commençait à trouver cela pénible… Comme pour moi d’ailleurs.

— Que veux-tu dire par là ? Tu soutenais ton épouse pourtant.

— Je ne parle pas d’Alma et de ses activités. Je parle de ma situation de détective à Québec. Tu as vu comment le chef Bureau me déteste. Il serait heureux que je démissionne pour ne plus entendre parler de moi. 

— C’est clair que ta situation n’est pas commode. Elle le sera encore moins maintenant.

— Alma et moi, nous en avons parlé plusieurs fois. Nous en avons beaucoup discuté. Tu te rappelles, Silas, que tu m’as déjà proposé de venir travailler à Montréal avec toi.

— Certainement. Mon invitation tient toujours. Tu serais un apport précieux chez nous.

— Et bien, justement. Une semaine avant sa mort, Alma et moi avions pris la décision de partir de Québec. Je m’apprêtais à t’écrire lorsque…

— Tu voulais déménager à Montréal avec les enfants ?

— Nous étions prêts à faire cela. Nous savions qu’il n’y avait pas d’avenir pour moi ici et Alma subissait trop de pressions.

Pendant que Robinson restait sans voix devant cette annonce, O’Connell ajouta.

— Mais maintenant, tout a changé.

— Au contraire, Patrick. C’est un gros malheur qui t’arrive, c’est certain. Il est peut-être trop tôt maintenant pour l’envisager, mais tu peux voir ça aussi comme une ouverture.

— Tu crois ?

— J’en suis certain. À Montréal tu serais reçu à bras ouvert. J’ai souvent parlé de toi à mon équipe et nous avons besoin de bons détectives comme toi.

— Et mes enfants ? Qui va s’en occuper, loin de leurs grands-parents ?

— Ne me disais-tu pas que tu voulais t’occuper des enfants et ne pas les laisser à la charge de tes beaux-parents ? Je suis certain que Rosalie connaît plusieurs femmes très fiables qui pourraient devenir gouvernantes des enfants.

— Oui… Il faudra que j’y pense sérieusement. De toute façon, je n’ai plus rien à faire ici, d’autant que le doute va toujours subsister : voilà celui qui a tué sa femme et qui s’en est sorti parce qu’il est policier.

Les deux hommes avaient terminé leur repas en silence et se séparèrent en se disant qu’ils se donneraient des nouvelles. 

***

Le mardi matin, 17 juin, Robinson s’était réveillé après un sommeil agité. Il avait rapidement déjeuné dans un boui-boui du quartier, puis était parti vers le poste de police afin de rencontrer l’équipe de détectives pour faire le point.

— Alors, Silas, bien dormi ? lança Nolan lorsqu’il vit entrer Robinson au poste de police.

— Pas très bien. Les choses n’avancent pas assez vite à mon goût.

Robinson se garda bien d’annoncer aux deux détectives ce qu’il avait appris d’O’Connell la veille. Leur chef allait probablement quitter Québec, les laissant seuls avec la tâche immense qui était la leur. Qui allait donc le remplacer. Dieu seul sait ce que le chef Bureau était capable de faire ? Robinson reprit.

— Nous allons devoir nous concentrer sur les quelques suspects potentiels qui sont dans notre ligne de mire actuellement.

— Oui, bon. Alors, je me suis permis de prendre des informations sur le jeune acteur qui semblait en vouloir à l’épouse d’O’Connell. Il s’appelle Eugène Ouimet.

— Tu as découvert des choses ?

— Plutôt oui. Eugène est l’enfant unique d’une famille de commerçants de Québec qui tenait une petite quincaillerie. Le père d’Eugène en avait hérité de son père. La quincaillerie n’était pas tellement prospère, mais elle réussissait à faire vivre la famille avec ses maigres revenus. Puis est arrivé le grand commerce de quincaillerie de Larquet qui a pris beaucoup de place à Québec. Les clients ont délaissé plusieurs des petits commerces de quartier pour le grand magasin de Larquet. Plusieurs ont dû fermer, dont celui du père de ce jeune homme.

— C’est la nature des choses dans le commerce. Comme dans la mer, les gros poissons mangent les petits.

— Certes. Mais ce n’est pas toujours aussi dramatique que pour Ouimet. Son commerce a fait faillite et la famille s’est retrouvée à la rue ou presque. Eugène n’avait pas encore terminé ses études au collège. Il a dû abandonner avant la fin. Lui aussi avait tout perdu puisqu’il se destinait à prendre les rênes du commerce de son père.

— Et c’est pour cela qu’il en voulait à Alma ?

— Je ne sais pas si c’est pour cela. Une chose est certaine cependant. Il a perdu son père peu de temps après la fermeture du commerce.

— C’est arrivé de quelle façon ?

— Son père était parti pêcher sur la rivière Montmorency et il s’est noyé.

— Ce sont des choses qui arrivent.

— Eugène est convaincu qu’il s’est noyé délibérément. Son père était très mélancolique depuis sa faillite.

— Un suicide ? Cela a-t-il été prouvé ?

— Non. Les autorités médicales ont conclu à un accident, mais Eugène n’a jamais voulu le croire.

— Et quel est donc le rapport avec Alma ?

— C’est là que les choses se brouillent. Pourquoi détestait-il Alma alors que la faute, s’il y en avait une, devait plutôt revenir à son père, M. Larquet ?

— Et surtout, ce jeune homme détestait-il à ce point Alma qu’il aurait voulu la tuer ? Cela mérite d’être approfondi à l’évidence. Nolan, tu nous l’amèneras au poste pour un interrogatoire.

— Ce sera fait, Silas.

— Par ailleurs, il faudra s’intéresser de près à ce personnage, ce séminariste…

— Antoine Caron, celui dont nous a parlé le journaliste Aubry ?

— Celui-là même. Aubry nous a dit que le jeune homme semblait être radical. Tu as pris des notes, Nolan ?

Nolan chercha son cahier. L’ayant trouvé, il tourna quelques pages avant de dire.

— Oui, effectivement. Caron avait été son étudiant en droit romain. C’est lui qui se montrait le plus virulent contre les problèmes de mœurs, qu’il disait « dissolues » à Québec.

 — Aubry avait même dû le ramener à l’ordre plusieurs fois, si je me souviens bien. 

— En fait, Caron lui a écrit plusieurs lettres qu’Aubry trouvait si extrêmes qu’il avait dû tempérer ses passions.

— Il faudra aller lui parler.

— Et pourquoi donc ? demanda Don.

— Parce que c’est un témoin important.

— Comment cela ?! Tous ceux qui suivent les règles de l’Église sont des témoins importants maintenant ? Pourquoi pas moi alors ? En tout respect, Silas, tu es anglican. Le catholicisme n’est pas ta religion. Je ne suis pas sûr que tu comprennes.

— Voyons, Don. Ne prends pas les choses de cette façon. Tu sais bien que l’on se doit d’examiner toutes les pistes et Caron est un suspect dans cette affaire.

— Un suspect ?

— Écoute, voilà un homme qui a des positions radicales envers tous ceux qui, selon lui, ne respectent pas les règles de l’Église catholique. Aubry nous a même dit que c’était l’un des plus radicaux dans ses opinions.

— Et alors ? Une opinion reste une opinion.

— … qui peut se changer en acte aussi. Tu le sais aussi bien que moi, Don. N’as-tu pas vu ça plus d’une fois dans ta carrière ? Il faudrait au moins vérifier ce qu’il en est avec cet homme. Jusqu’où a-t-il pu aller ? Est-il capable de passer à l’acte ?

— Je trouve que tu exagères, Silas. Il est séminariste. C’est un homme de Dieu qui sera prêtre bientôt. Il s’engagera à faire le bien toute sa vie et maintenant, il serait prêt à commettre un meurtre ? Je n’y crois pas.

— Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il a fait, mais il ne faut négliger aucune piste. A-t-il commis ce meurtre ? On n’en sait rien pour le moment. Mais je pense que cela mérite qu’on enquête sur lui,

— Je n’y crois pas, répéta Don.

— Qu’est-ce que tu dirais si je te présentais un homme bien, apprécié dans son village, marguiller de sa paroisse. Il lui arrive parfois de soigner les habitants parce qu’il a des notions de médecine. On l’appelle même docteur. Tu ne croirais évidemment pas que c’est un meurtrier n’est-ce pas ?

— De prime abord, je dirais que non.

— Et tu ne l’interrogerais même pas comme suspect ?

— Où veux-tu en venir ?

— Patrick, lui, ne s’est pas laissé arrêter par les apparences. C’est pourquoi il a interrogé Hector Landry, un notable de son village. Il a découvert qu’il avait tué un commis voyageur. Le pire dans tout cela, c’est que si Patrick ne l’avait pas découvert, peut-être qu’un autre aurait été condamné à sa place.

— Ça n’a rien à voir.

— Et pourquoi donc ?

— Landry n’était ni séminariste ni prêtre.

Robinson regarda Don, un peu découragé par son attitude.

— En tous les cas, je vais quand même aller m’informer au sujet de cet Antoine Caron. Si tu le veux, je ne le convoquerai pas directement. Je vais plutôt essayer d’en apprendre plus sur lui. J’irai rencontrer le directeur du Séminaire.

— Mgr Taschereau ? Tu n’y penses pas. C’est un personnage important.

— Et alors ! Tu sais très bien que les personnages importants ne m’impressionnent pas. J’ai rencontré le Gouverneur du Canada. J’ai rencontré le premier ministre Georges Étienne Cartier. Et bien d’autres encore que tu ne connais pas. Je suis sûrement capable de rencontrer un évêque.

Don baissa la tête en la dodelinant.

— De plus, tu vas venir avec moi.

— Moi ! Mais…

— Il n’y a pas de « mais ». Tu vas m’accompagner au Séminaire pour rencontrer le directeur. Un détective doit être capable de faire face à n’importe quelle situation, même si elle lui déplaît.

Pendant que Nolan partait pour aller chercher son suspect. Robinson et Don allèrent de leur côté rencontrer le directeur du Séminaire.

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