Robinson et Don revinrent au poste de police après avoir rencontré le directeur du séminaire et l’un de leurs suspects. Ils y trouvèrent Nolan qui les attendait. Ce dernier avait retrouvé Eugène Ouimet, le garçon qui travaillait avec Mme O’Connell et qui semblait la détester.
— Alors, comment les choses se sont passées avec Monseigneur, dit Nolan avec de l’ironie dans les yeux.
— Ah, je vois que tu le connais, répondit Robinson en souriant.
— Tu sais, il a toute une réputation à Québec. C’est un personnage qui a de l’autorité. Il est même capable de faire trembler les hommes politiques. Quand il prend la parole, ce qui ne lui arrive pas souvent, il est très écouté.
— Et il a ses entrées à Rome auprès du pape, dit Don.
— Ce fut difficile d’obtenir des informations. À chaque fois qu’il nous en donnait, c’était comme si on lui arrachait une dent.
Don devint morose, mais il ne dit rien.
— Nous avons pu aussi rencontrer le séminariste Caron.
— Et alors ? C’est notre meurtrier ? dit Nolan.
— Difficile à dire. Il est certain toutefois que le personnage est un peu bizarre. On dirait qu’une mauvaise fée lui a enlevé la faculté de compassion pour les autres. Lorsque je lui ai annoncé la mort d’Alma, il n’a pas réagi.
— C’est sa façon à lui d’éprouver des sentiments. Il y a des gens comme ça, reprit Don qui cherchait encore à protéger les gens d’Église.
— Peut-être. Mais je le trouve un peu effrayant par sa rigidité envers les autres. Le plus important pour lui, ce sont les règles, quitte à ce que ces règles écrasent les individus.
— Mais il faut de l’autorité et des règles, sinon où irions-nous ?
— D’accord avec toi, mais je pense que Caron va trop loin dans son souci de l’autorité.
— Donc, dit Nolan, tu penses qu’il aurait pu tuer l’épouse d’O’Connell ?
— Je ne sais pas. Le fait qu’il respecte les règles à l’extrême le rend contradictoire. Lorsque je lui ai parlé de la possibilité d’éliminer Alma parce qu’elle avait « le démon en elle », comme il le disait, il m’a répondu qu’il devait respecter le commandement de Dieu « tu ne commettras pas de meurtre ». Contradictoire, tu ne trouves pas ?
— En effet. Il doit trouver ça difficile de vivre avec lui-même, dit Nolan en riant.
— Tu l’as dit.
— Il a quand même un excellent alibi, dit Don. Il était avec ses confrères toute la matinée.
— C’est ce qu’il dit. Il faudra quand même vérifier s’il n’est pas sorti pendant cette matinée. Tu t’en occupes, Don ?
Don hocha la tête en signe d’approbation. Robinson réfléchit quelques instants avant d’ajouter.
— Nous n’avançons pas suffisamment. Il faudrait vraiment accélérer le pas.
— Nous avons quand même plusieurs suspects, ajouta Nolan. D’abord, nous allons interroger Ouimet pour savoir ce qu’il en est avec lui. Il avait une dent contre l’épouse d’O’Connell, c’est certain. Il faut savoir pourquoi. Puis, on doit vérifier l’alibi de Caron qui me semble également suspect, ne serait-ce que par sa personnalité.
— N’oublions pas Dessane, ajouta Don. Son alibi semble plutôt mince.
— Certes, dit Robinson. Il a dit qu’il était seul au Music Hall jusqu’à 10 h 30 ou 11 h, au moment où les ouvriers sont arrivés. Le Dr Douglas, qui ne se trompe jamais en cette matière, m’a confirmé que la mort se situait dans un espace de temps entre 9 h et 11 h. Alma a été retrouvée vers 11 h par le policier alors que vous-même êtes arrivé peu de temps après. Le meurtrier a eu une marge de manœuvre qui va de 9 h à environ 10 h 30, au plus tard. Il est certain que Dessane aurait eu le temps d’assassiner Alma et de revenir aux Music Hall avant 10 h 30.
— Il ne faut pas oublier non plus qu’Hector Landry a découvert le cadavre pendant la matinée, dit Nolan. Il n’a pas précisé d’heure et on ne pourra plus le lui demander. Il vient d’être pendu.
— Tu as raison, Nolan. Landry n’est pas arrivé avant le début de l’incendie, puisqu’on sait que la déflagration faisait déjà rage au moment où il est entré dans la maison. On ne connaît pas le moment exact de la première étincelle, mais on sait que beaucoup de monde était déjà mobilisé autour du feu vers 10 h. Il est fort probable que Landry ait pénétré dans l’appartement entre 10 h et 10 h 30.
— On sait aussi que O’Connell avait amené ses enfants chez ses beaux-parents tôt dans la matinée. Comme il était en infiltration chez les débardeurs et qu’il devait passer inaperçu, il lui fallait commencer au plus tard à 8 h du matin, c’est-à-dire en même temps qu’eux. Donc, l’épouse d’O’Connell est restée seule dans son appartement à partir de 8 h et elle aurait été assassinée entre 9 h et 10 h ou 10 h 30. Ça réduit quand même les possibilités.
— Bon, allons donc rencontrer ce Ouimet et voir ce qu’il a à nous dire.
Les deux détectives s’installèrent en face du témoin dans la salle d’interrogatoire. Comme à son habitude, Robinson laissa tomber un dossier vide sur la table pendant que Nolan sortait son carnet de notes.
— Bonjour, Eugène, dit Robinson.
— Bonjour, répondit poliment le jeune homme.
Ouimet n’avait pas le gabarit de ce que l’on pourrait attendre d’un acteur. Il était grand et bien charpenté. Une tête ronde, des cheveux courts et des favoris, des yeux bruns et un nez bien proportionné. Il était vêtu sobrement, avec une certaine élégance.
— Il paraît que tu es un acteur, Eugène, commença Robinson ?
— Dans mes temps libres, oui.
— Et tu en as beaucoup, des temps libres ?
— Non, pas beaucoup.
— Tu travailles alors ?
— Oui, j’ai deux emplois. Je suis commis dans un magasin général à Québec et puis je travaille parfois au marché Finlay.
— Cela ne te laisse pas beaucoup de temps, en effet. À ton âge, je te verrais étudier au collège, non ?
Ouimet baissa la tête et demanda tout bas.
— Pourquoi je suis ici ?
— Pardon, peux-tu répéter ?
— Je veux savoir pourquoi je suis ici.
Le visage de Ouimet s’était durci en disant ces mots. Robinson s’engagea sur un chemin de traverse, selon son habitude.
— C’est drôle, Eugène. Je ne te connais pas, mais à te regarder, je te verrais pratiquer des sports comme le patinage ou le cricket, mais un acteur ?…
— C’est vrai. Vous ne me connaissez pas.
— Donc, tu préfères donner des spectacles au Music Hall plutôt que d’aller jouer au cricket ?
— Oui, et alors ? Vous avez quelque chose contre cela ?
— Non pas. Personnellement, je trouve tout à ton honneur de participer à la vie culturelle de la ville plutôt que de perdre ton temps à frapper sur une balle.
Ouimet regarda Robinson dans les yeux sans rien dire. Celui-ci continua.
— Tu aimes le théâtre. Eugène ?
— Bien sûr.
— Tu as appris à en faire au collège ?
— Au petit Séminaire… Mais j’ai dû abandonner.
— Ah bon ! Et pourquoi donc ?
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?
— Tu ne me connais pas, mais je peux te dire que je m’intéresse à tout le monde, n’est-ce pas Nolan ?
Nolan reprit l’interrogatoire, comprenant qu’il venait d’avoir un signal de la part de Robinson.
— Oui, c’est vrai, Silas. Tu t’intéresses à tout le monde, surtout à ceux qui ont connu Alma O’Connell.
À ce nom, Ouimet pâlit et son visage s’allongea.
— C’est donc pour ça que je suis ici, parce que j’ai connu Mme O’Connell. Vous auriez pu me le dire avant.
— C’est maintenant qu’on te le dit, continua Nolan. Tu l’as bien connue, non ?
— Bien connu est un grand mot. Il m’arrivait parfois de me joindre à sa troupe d’amateurs pour préparer les spectacles de théâtre. C’étaient surtout des femmes qui faisaient partie de son cercle et elles avaient besoin d’hommes pour jouer certains rôles masculins.
— Je ne te vois pas, Eugène, comme acteur. Les acteurs sont souvent petits et malingres et toi tu es un grand gaillard.
— Pour jouer le Cid, ça ne prend pas un feluette.
— Tu faisais ça pour l’argent ?
— Sûrement pas. On est des amateurs.
— Comment as-tu connu Mme O’Connell ? Elle est venue te chercher ?
— Elle avait passé des annonces dans les journaux. Je me suis présenté et j’ai été accepté. J’avais déjà fait du théâtre au collège.
— Comment savais-tu que c’était elle que tu devais rencontrer ?
— Elle avait signé son nom dans l’annonce. Elle disait de se présenter à elle au Music Hall.
— Sous quel nom avait-elle signé ces annonces ?
— Elle avait signé Mme Alma Larquet-O’Connell.
Robinson et Nolan savaient qu’Alma ajoutait son nom de jeune fille lorsqu’elle signait des documents officiels. C’était une façon pour elle de marquer son identité. Robinson reprit.
— Larquet ?… Larquet ?… Je ne savais pas qu’elle signait avec son nom de jeune fille. Larquet, son père, est bien celui qui a la grosse quincaillerie à Québec ?
Ouimet resta silencieux en regardant Robinson.
— Oui, bien sûr : Larquet !… Il a une grosse entreprise qui a changé la façon de faire des affaires en quincaillerie. Elle est tellement florissante qu’elle prend maintenant presque toute la place à Québec. Tu connais son père ?
Un voile incertain tomba sur les yeux de Ouimet : de la peine ? De la rage ?
— Si on peut dire, oui. C’est lui qui a mis l’entreprise de mon père en faillite. C’est un salaud, dit-il en serrant les poings.
Robinson laissa retomber l’émotion avant d’ajouter.
— Tu savais que Mme O’Connell était sa fille ?
— Je m’en suis douté dès que j’ai vu son nom sur les annonces.
— C’est pour cela que tu as voulu faire partie de son cercle d’amies. Tu voulais te rapprocher d’elle ?
Après quelques instants, Ouimet répondit.
— Je voulais voir de quoi avait l’air la fille d’un salaud.
— Tu pensais qu’elle était comme son père ?
— Oui et je lui en voulais. Je lui en voulais tellement d’être sa fille.
— Tu la détestais ?
— Non. Mais c’est sûr que je voulais lui mettre des bâtons dans les roues, la voir trébucher, comme son père avait fait trébucher le mien.
— Tu voulais te venger ?
— En quelque sorte, oui. Mais…
— Mais ?…
— Je me suis laissé prendre au jeu.
— Que veux-tu dire par là ?
— Je me suis rapidement rendu compte qu’elle faisait de son mieux pour améliorer la vie des autres. Elle n’était pas comme son père.
Les deux détectives attendirent la suite. Ils savaient par expérience que des révélations s’ensuivraient et qu’il ne servait à rien de tirer sur la fleur pour qu’elle pousse plus vite.
— C’était une femme… Très belle, charmante, élégante, sensible… une femme…
Robinson baissa le ton de sa voix jusqu’à murmurer :
— Tu as donc changé ta haine en amour ?
Ouimet garda le silence. Ses yeux se gonflèrent d’eau.
— Pourtant j’ai entendu dire que tu n’arrêtais pas de la contredire et de la contrarier. Drôle de façon de montrer que tu l’aimais.
Ouimet répondit, tout ému :
— Je ne savais pas comment faire pour qu’elle me remarque. Avec les femmes, je suis très maladroit. Je souhaitais qu’elle voie ce que j’éprouvais pour elle, mais ce n’était pas la bonne façon, c’est certain.
— Elle t’en voulait ?
— Non, au contraire. Elle était encore plus patiente avec moi. Elle me disait de l’appeler par son prénom. Cette femme aimait les gens. Elle leur voulait du bien. Elle me voulait du bien alors que, moi, je lui voulais du mal.
— Tu es tombé sous son charme ?
— Tout à fait. J’aurais bien voulu qu’elle m’aime à son tour. Mais je savais que c’était un amour impossible. Elle me regardait comme un collègue, jamais autrement… C’est tellement injuste ce qui lui est arrivé. Alma ne méritait pas ça.
Nolan reprit la parole à lui assénant le coup fatal :
— Tu ne l’as donc pas tuée ?
Les yeux du garçon s’agrandirent démesurément et sa bouche s’ouvrit sans qu’un bruit en sorte. Il finit par crier presque :
— Quelle horreur ! Qu’est-ce que vous dites là ? Moi, tuer Alma ! Ça n’a pas de sens. Cette femme était… elle était…
Il regarda Nolan dans les yeux et rapprocha ses deux grosses mains en les fermant presque.
— Je ne suis pas un meurtrier, monsieur, mais si j’avais entre les mains son assassin, je l’étranglerais de ces deux mains. Cette femme était… la plus belle chose qui me soit arrivée.
Un silence s’abattit dans la salle d’interrogatoire. Les deux détectives se regardèrent, presque convaincus de son innocence. Robinson reprit.
— Je dois te demander, Eugène. Où étais-tu le jour de sa mort ?
— C’était le jour du grand incendie ? J’étais en bas, au marché Finlay.
— Tôt le matin ?
— Il faut préparer les étals pour les marchands. On doit être là vers 5 h du matin.
— Et tu y es resté toute la matinée ?
— Pas seulement la matinée, mais toute la journée. C’est un travail très difficile et très prenant.
Robinson ramassa son dossier et Nolan son cahier de notes. Ils s’apprêtèrent à prendre congé lorsque Ouimet dit:
— Son époux doit être dévasté s’il l’aimait comme je l’aimais. C’était une femme exceptionnelle.
Des larmes lui montèrent aux yeux et il baissa la tête en pleurant en silence.
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