Faubourg-Chapitre 16

Le directeur du Music Hall

Robinson et Nolan laissèrent repartir le jeune acteur Ouimet après son interrogatoire. Ils n’avaient trouvé aucun argument pour le garder. Ils descendirent au bureau où Don était déjà attablé à travailler sur un dossier. Nolan lui dit qu’il avait relâché le jeune homme.

— What a mess ! dit un Don découragé. Nous n’y arriverons pas. Je commence à penser que nous ne trouverons jamais l’assassin de Mme O’Connell.

— Ne dis pas cela, dit Nolan d’un air peu convaincu.

— Messieurs, quand même, dit Robinson, ne prenez pas les choses de cette façon. Vous avez connu pire dans certaines de vos enquêtes, non ?

— Certainement. Mais on a connu aussi des enquêtes qui n’ont pas abouti, des enquêtes où nous n’avons jamais trouvé le coupable.

Les trois hommes gardèrent le silence.

— Il ne faut pas désespérer, dit Robinson. Il nous reste encore une ou deux hypothèses à examiner. Je voudrais revoir le directeur du Music Hall. Il s’agit d’un suspect très plausible. Voilà un homme qui était très proche d’Alma. Il lui enseignait le piano plusieurs heures par semaine. Il l’avait engagée comme son assistante. Il l’appréciait beaucoup. Il lui faisait confiance. De son propre aveu, il la trouvait charmante. Est-ce que les choses ont été plus loin avec elle ? Est-ce qu’Alma aurait un jour refusé ses avances et que la situation aurait dégénéré ?

— Tu crois qu’il serait allé jusqu’à la tuer ?

— Il ne faut fermer aucune piste avant d’être sûr. Il faut le rencontrer de nouveau. Tu viens avec moi, Nolan ?

Comme les deux détectives connaissaient maintenant le chemin, ils se dirigèrent immédiatement vers le bureau d’Antoine Dessane. La porte était ouverte. Celui-ci était penché sur des dossiers. Quand il vit les deux hommes, il dit.

— Ah, c’est vous ?

— Bonjour M. Dessane. Nous vous avions dit que nous reviendrions vous voir.

— Entrez donc.

— Merci de nous recevoir.

— Vous avez d’autres questions à me poser alors ?

— En effet, des questions d’éclaircissement sur vos allées et venues lors du jour du meurtre de Mme O’Connell.

— Je vous ai pourtant dit que j’étais ici au Music Hall.

— Certes. Mais vous étiez seul en début de matinée. Or, c’est justement cette partie de la journée qui nous intéresse. Mme O’Connell est décédée entre 9 h et 10 h 30. Pendant ce temps, vous affirmez toujours avoir été seul ici ?

— J’ai beaucoup à faire lorsque nous recevons des troupes étrangères. Je dois arriver tôt, avant les autres.

— Je comprends. Je comprends. Mon collègue et moi, nous avons fait le parcours à pied entre l’appartement de Mme O’Connell sur la rue Saint-Louis et le Music Hall. En marchant lentement, cela nous a pris une dizaine de minutes. Pour l’aller-retour, une petite demi-heure. Vous avez donc eu le temps d’arriver au Music Hall le matin, puis de repartir vers l’appartement de la victime et enfin de revenir pour 10 h ou 10 h 30 afin de recevoir les ouvriers.

— Pourquoi aurais-je voulu voir Alma chez elle ?

— À vous de me le dire.

— Je n’avais pas de raison d’aller chez elle, d’autant que je l’attendais d’une minute à l’autre pour l’organisation du spectacle.

— Vous auriez pu vouloir aller vérifier ce qui se passait chez elle ?

— Si j’avais été inquiet de son absence, peut-être. Mais ce n’était pas le cas. Il lui arrivait parfois d’arriver en retard. Elle devait organiser sa maison et ses enfants avant de venir. Cela me mettait en colère, mais je comprenais sa situation.

— Saviez-vous que ses enfants n’étaient pas là ce matin-là ?

— Non. Je n’étais pas suffisamment proche d’elle pour qu’elle me parle de sa vie privée.

— Vous n’étiez pas proche d’elle ?

Dessane regarda par terre pendant un long moment, puis il releva la tête et ajouta :

— Je vois où vous voulez en venir. Non, il n’y avait pas eu « d’affaire » entre Alma et moi. C’est bien ce que vous voulez savoir ? 

Les deux détectives gardèrent le silence en attendant que Dessane continue à parler.

— Et vous m’accusez de l’avoir tuée pour je ne sais quelle raison ?

— L’avez-vous fait ?

— Messieurs, une telle accusation est grave. Je connais la loi de ce pays, vous savez. Pour accuser quelqu’un de la sorte, il vous faut des preuves et non de simples présomptions. Avez-vous des preuves ?

— Pas pour le moment.

— La pauvre Alma est morte le crâne fracassé par une statue, n’est-ce pas ?

Robinson et Nolan gardèrent toujours le silence.

— Dans ce cas, j’aurais été éclaboussé par son sang sur mes vêtements. Et je me serais enfui comme ça… en courant dans la rue… et personne ne se serait aperçu de rien ? Vous savez, je suis plutôt connu à Québec et cela m’aurait étonné qu’on ne m’ait pas aperçu, surtout ensanglanté comme je l’aurais été.

— Vous auriez pu vous changer ?

— Je n’aurais jamais eu le temps de retourner à la maison pour me changer et je n’ai pas de vêtements de rechange ici. Tout le monde vous le dira. C’est vrai que j’aurais pu endosser le costume de Paillasse. Il y en a un dans le vestiaire.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle dans la situation, M. Dessane.

— Vous n’avez aucune preuve. Vos accusations ne tiendraient pas devant les tribunaux. Et cela, vous le savez. Pourquoi ne cherchez-vous pas d’autres suspects ?

— Pour le moment, vous êtes notre meilleur suspect.

— Et vous n’avez jamais pensé à ses « bonnes amies » du cercle de lecture ?

— Et pourquoi elles ?

— Qui vous a fourni des informations sur moi ? Qui a laissé entendre que je pouvais être l’amant d’Alma ? Qui a voulu dévier votre attention vers moi ?

— Étiez-vous son amant ?

— Je vous ai déjà dit que non. J’aimais beaucoup Alma, mais j’ai appris à m’en méfier avec le temps.

— Tiens, c’est nouveau ! Vous ne nous aviez pas dit cela.

— Parce que vous ne me l’avez pas demandé. Alma était une superbe femme, mais elle aimait bien jouer de son charme avec les hommes. C’était une séductrice. Elle voulait se faire aimer à tout prix. Elle avait besoin de plaire, de savoir que vous pouviez l’aimer. Quand elle nous approchait, nous étions seuls au monde pour elle. Elle jouait un jeu.

— Elle jouait un jeu ?

— Elle jouait à la séductrice. Il y avait quelque chose chez elle… une faille.

— Une faille ?

— Quand elle voyait que vous étiez tombé sous son charme, elle se retirait. Pendant un temps, vous n’existiez plus. On aurait dit que le fait d’avoir réussi à vous séduire, c’était suffisant. Seule la conquête l’intéressait.

— C’est ce qui est arrivé avec vous ?

— J’ai finalement compris son petit jeu.

— Cela a dû vous blesser ?

— Certes, mais pas autant que d’autres, pas autant que certains hommes plus faibles. J’étais évidemment sensible à son charme, mais pas de là à me faire prendre dans ses filets. C’est pourquoi j’ai finalement gardé mes distances et de bonnes relations avec elle, sans plus.

— Elle devait être déçue de ne pas vous avoir « pris dans ses filets », comme vous le dites.

— Sans doute, mais elle ne me l’a jamais laissé voir.

Nolan reprit la parole.

— Vous avez suggéré de regarder du côté des amies d’Alma ?

— C’est ce que je ferais à votre place. Ce n’était pas toujours rose entre elles. Je les ai souvent entendues se disputer.

— À quel sujet ?

— Je ne le sais pas et je n’ai pas voulu le savoir. Mais une chose est certaine : il y avait parfois des frictions.

Les deux détectives repartirent en lui disant qu’ils allaient sans doute le revoir. Le directeur répondit qu’il restait à leur disposition et qu’il n’avait pas l’intention d’aller quelque part : « Je n’ai rien à cacher ».

Lorsqu’ils se retrouvèrent sur la rue Saint-Louis, les deux hommes étaient dubitatifs.

— Qu’en penses-tu, Silas ?

— Dessane a raison sur un point. Si nous ne pouvons pas rassembler des preuves, il ne pourra pas être inculpé. La seule façon de le condamner, ce serait qu’il passe aux aveux.

— Il est plutôt coriace. Je ne crois pas qu’il le fasse spontanément. On pourrait faire pression sur lui ?

— Comment ?

— Peut-être en jouant sur sa famille.

— On ne peut pas procéder ainsi, Nolan.

— Et pourquoi donc ?

— D’abord, sa femme et ses enfants n’ont rien à voir avec ce qui se passe. De plus, je sais que des aveux arrachés de cette façon ne sont jamais très solides. On veut protéger notre famille, donc on avoue n’importe quoi. Non !

— Que faire alors ? Nous commençons à être à court de suspects.

— Ce n’est pas une raison pour nous attarder sur un seul. De plus, j’ai été intrigué par ce que Dessane a dit à propos d’Alma. J’ai découvert une personne plus complexe que ce que l’on a dit d’elle jusqu’à maintenant. Une séductrice ? Étonnant ! On ne la connaissait pas sous cet angle. Je crois que cela vaut la peine d’en savoir davantage sur Alma. Qui était-elle vraiment ? Cela éclairerait l’enquête sous un nouveau jour. Je vais retourner voir Patrick afin de parler avec lui.

— Penses-tu qu’il pourra t’aider, surtout dans l’état où il est ?

— Je le pense, oui. J’ai besoin d’en savoir plus sur Alma, sur sa personnalité, sur ce qui a fait ce qu’elle est aujourd’hui.

— Tu penses à quoi ?

— Jusqu’à maintenant, nous nous sommes concentrés sur les événements et les personnes extérieures à Alma sans jamais nous poser la question de son attitude envers les autres. Nous avons pensé à des mobiles politiques ou religieux, ou encore à une vengeance. Et si le drame s’était produit à cause de son attitude.

— Cela aurait entrainé sa propre perte ?

— Pas consciemment, bien sûr. Il n’y avait aucune malfaisance chez Alma. Elle ne s’apercevait sans doute pas du tort qu’elle pouvait causer à certains.

— Tu penses que quelqu’un aurait pu être séduit par elle et qu’il se serait senti rejeté par la suite, au point de…

 — C’est mince, je sais. Mais il faut chercher dans tous les recoins de notre grenier.

Robinson sortit sa montre-gousset de la pochette de son veston, regarda l’heure et dit.

— Il est bientôt temps de souper. Je vais aller inviter Patrick. On se retrouvera au bureau demain. On ne peut rien faire de plus aujourd’hui.

— D’accord. À demain alors.

***

Arrivé chez O’Connell, Patrick lui apprit qu’il s’apprêtait à aller souper.

— Je ne te dérangerai pas, dit Robinson qui se tournait déjà pour repartir.

— Pas du tout, Silas. Je vais manger à la Citadelle.

— La Citadelle ?

— Oui, au mess des officiers.

— Mais c’est un club très sélect, le mess des officiers.

— J’ai mes entrées particulières. Tu te souviens du lieutenant Paddock.

— Celui qui nous avait aidés dans l’enquête sur le meurtre à la Caserne des Jésuites ? Il nous avait été bien utile.

— Eh bien, il a eu une promotion depuis ce temps. Il est devenu lieutenant-colonel et il est membre de l’équipe qui s’occupe de la gestion de la citadelle.

— De capitaine à lieutenant-colonel ! Belle promotion ! C’est à cause de nous, tu penses ?

— En bonne partie, j’en suis sûr. En tout cas, depuis ce temps, nous sommes restés en contact. Je peux même dire que nous avons développé une belle amitié. Il m’invite régulièrement au mess des officiers. On y mange bien, tu verras.

— Je n’ai pas de doute. Mais moi, je ne suis pas invité.

— Il sera tellement content de te voir. Il mettra un couvert supplémentaire, j’en suis certain.

Après le repas à la Citadelle, Robinson proposa à Patrick de marcher sur les plaines d’Abraham, un vaste espace. Il y avait un magnifique coucher de soleil sur le fleuve Saint-Laurent.

Les deux hommes se promenèrent en silence, comme de vieux amis qui admirent le paysage. Patrick demanda enfin.

— Où en êtes-vous, Silas ?

— C’est une enquête difficile, tu sais Patrick. Je n’ai pas à t’apprendre comment les choses se passent dans ce genre d’investigation. Quand nous avons affaire à un meurtre prémédité, la liste des suspects se limite considérablement. Alors que pour Alma, c’est autre chose. Ce fut un assassinat spontané, presque imprévisible si l’on se fie aux indices. L’assassin ne prévoyait pas la tuer, cela me semble certain. De plus, Alma connaissait la personne puisqu’elle l’a fait entrer. Or, Alma connaissait beaucoup de monde.

— Donc, si je comprends bien, vous piétinez ?

— Pas tout à fait quand même… En fait, je voulais te voir parce que j’ai besoin d’en savoir davantage sur la personnalité d’Alma… Et sur le type de relation que vous aviez ensemble.

— Je l’aimais beaucoup, comme tu le sais. C’était la mère de mes enfants.

— Mais encore ? Vous êtes mariés depuis quoi, sept ou huit ans. Jamais de disputes, pas d’accrochages ?

— Non… Pas vraiment.

— Tu sembles hésitant.

— Alma n’était pas le genre de femme avec laquelle on se disputait. Si cela avait été le cas, elle aurait gagné à tout coup la bataille. Je l’avais compris assez rapidement.

— Certes, c’était une femme de caractère.

— C’est certain. Mais pas comme on l’entend d’habitude lorsqu’on parle en général d’une femme « qui a du caractère ». Elle n’était pas hargneuse ou revendicatrice. Elle n’était pas rigide non plus. Elle avait raison et savait te convaincre qu’elle avait raison, c’est tout.

— Et entre vous, les choses allaient bien ?

— Bah, tu sais. Dans les couples, après avoir passé les premiers moments de passion…

— Je ne sais pas. Avec Rosalie, cela n’a jamais été de la passion. C’était surtout une forme de complicité qui est toujours là aujourd’hui d’ailleurs.

— Oui, bon. Avec Alma, c’était autre chose. Assez rapidement, elle a gardé envers moi une certaine réserve. On aurait dit qu’elle me tenait pour acquis. Elle ne faisait aucun effort pour se rapprocher de moi. Tout le contraire de moi qui cherchait constamment à lui plaire par des petits gestes d’attention, par des cadeaux. On aurait dit qu’elle m’échappait sans cesse. Pas volontairement, c’est sûr. On le sentait par son attitude. Elle m’échappait.

— Votre couple semblait pourtant solide ?

— Il l’était. Je faisais tout pour cela et elle aussi… à sa façon. Je crois que les enfants jouaient un rôle important dans tout cela.

— As-tu essayé de comprendre pour quelle raison elle était comme cela ?

— Difficile à savoir. Elle ne parlait que très rarement de ses affaires intimes. Il a fallu que je devine certaines choses avec le temps.

— C’est drôle, ce que tu dis. Quelqu’un qui la connaissait bien m’a dit qu’elle avait une « faille » en elle. Que penses-tu de cela ?

— Je ne l’aurais sans doute pas dit de cette façon, mais je pense que c’est plausible. Je crois que c’est à cause de ses parents, de son père en particulier.

— Ah bon ! Peux-tu m’en dire plus ?

— C’est difficile à expliquer. Alma avait beaucoup d’admiration pour lui. Quand elle me parlait de son enfance avec lui, elle lui reprochait toujours la même chose. Elle disait « je ne suis jamais assez bien pour lui ». Je crois qu’il l’a poussée beaucoup à se dépasser.

— Et elle, que pensait-elle de cela ?

— Je crois qu’elle en avait conclu que, malgré son amour pour lui et quoiqu’elle fasse, elle ne pourrait jamais être à la hauteur de ce qu’il attendait d’elle.

— Alors, elle continuait à se battre à l’âge adulte pour lui arracher son amour. Elle avait reporté son combat sur les autres personnes autour d’elle.

— C’est à peu près ça. On aurait dit que, dans tout ce qu’elle faisait, c’était pour conquérir son père.

— Avec toi, ce fut la même chose ?

— Peut-être. Je ne pourrais pas le dire. J’avais beau lui donner des marques d’amour. On aurait dit qu’elle n’y croyait pas, comme elle ne croyait pas que son père l’aimait suffisamment.

— Cela pourrait expliquer certaines choses, dit Robinson après un moment de silence.

— Que veux-tu dire ?

— Il me faut creuser davantage la question, mais Alma avait parfois des attitudes troublantes avec certains hommes. On la qualifiait de « séductrice ».

— « Séductrice », allons bon ! Ça m’étonne beaucoup.

— Moi aussi. Je ne crois pas qu’Alma fut une séductrice. Mais ce que tu m’as dit expliquerait certaines choses… Elle essayait constamment de prouver qu’elle pouvait être aimée par quelqu’un alors qu’elle faisait tout pour cela. Puis finalement, elle finissait par s’en débarrasser.

— Mais pourquoi donc s’en débarrasser ?

— Elle était convaincue que, malgré tous ses efforts, elle ne réussirait pas à se faire aimer… comme avec son père.

— Cela expliquerait pas mal de choses dans notre couple.

— En effet.

— Alors, elle aurait été assassinée à cause de cela ?

— Holà ! Tu vas vite en affaires, Patrick. S’il fallait que toutes les personnes qui tentent d’en séduire d’autres soient assassinées, il ne resterait plus grand monde sur cette terre.

— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?

— Il faut que je me penche sur cette attitude d’Alma. Ce que l’on vient de décrire à son propos, cette attitude particulière envers les autres, elle devait aussi l’avoir au collège. Je vais me concentrer sur ses amies de collège. Peut-être qu’elles pourraient m’en dire plus à son sujet ?

— Une bonne idée, je crois. Elle avait aimé la vie chez les Ursulines. C’est ce qu’elle me disait en tout cas.

Les deux hommes cessèrent de parler. Sans s’en apercevoir, ils étaient déjà arrivés devant la porte d’O’Connell. Ils se saluèrent et Robinson repartit vers son hôtel. Il faisait déjà sombre ; les réverbères étaient allumés.

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