
17 mars, vendredi
Le 17 mars, Montréal s’illuminait pour célébrer Saint-Patrick, le saint patron de l’Irlande. En cette année de 1865, la fête marquait son 40ᵉ anniversaire avec un éclat particulier. Une parade magistrale serpentait à travers les rues de la ville, une manifestation à la fois religieuse et nationale.
Depuis la rue Wellington, au cœur de Griffintown, jusqu’à la Place d’Armes, où commençait l’événement, la ville entière s’était parée pour l’occasion. Les balcons croulaient sous les bannières, principalement vertes, couleur emblématique de l’Irlande, tandis que les réverbères scintillaient de guirlandes. Par endroits, des arches fleuries formaient des portails festifs, transformant les rues en un théâtre à ciel ouvert. La fine couche de neige encore présente sur les toits et les rebords des fenêtres ajoutait un éclat cristallin à cette scénographie. C’était la fameuse « parade de la Saint-Patrick », bien que le clergé, toujours prompt à donner une teinte pieuse à l’événement, s’obstinait à l’appeler « procession ». Ce défilé, qui autrefois unissait Irlandais catholiques et protestants dans une démonstration de fierté commune, était peu à peu devenu un événement essentiellement catholique, au grand dam des protestants qui, désormais, boudaient la fête.
Le long des trottoirs, des attroupements joyeux s’agitaient sous une brise glaciale, mais ponctuée d’éclats de soleil, faisant briller les flaques gelées çà et là. Au Canada, le mois de mars était une période charnière, suspendue entre l’hiver rigoureux et l’éveil timide du printemps. Si l’hiver maintenait encore son emprise, avec quelques averses de neige rappelant sa persistance, les premières pluies printanières s’invitaient parfois, transformant le paysage. Ces ondées, en faisant fondre les accumulations de neige, révélaient la promesse d’une nouvelle saison, même si le froid persistait à rappeler que l’hiver n’avait pas dit son dernier mot.
C’est dans une atmosphère glaciale en cette matinée qu’hommes, femmes et enfants, venus des divers quartiers irlandais, se pressaient pour apercevoir la parade. Les hommes, emmitouflés dans des manteaux épais, éméchés pour certains, entonnaient des airs traditionnels, leurs voix rauques mêlées aux rires cristallins des femmes, qui rythmaient la musique en battant des mains gantées. Les enfants, eux, dévoraient des regards curieux les uniformes chatoyants et se poussaient en criant, leur excitation bouillonnante éclatant en jeux de bagarre innocents. Leurs bottines marquées de boue et de neige fondante témoignaient du terrain détrempé. Parmi eux, les vêtements de laine grossière usés et mal ajustés révélaient la provenance majoritaire des spectateurs : Griffintown, bastion ouvrier et cœur battant de la communauté irlandaise de Montréal.
Sur la Place d’Armes, c’était le tumulte des grands rassemblements. Une foule compacte, bigarrée et bruyante, se bousculait dans un chaos festif. Les divers groupes de participants s’efforçaient de trouver leur place sous l’œil vigilant de leurs responsables. Des soldats en uniforme, coiffés de leurs bicornes impeccables, peinaient à calmer leurs chevaux nerveux qui piaffaient devant l’agitation ambiante. La vapeur chaude qui s’échappait des naseaux des bêtes se mêlait à l’air froid. Plus disciplinés, des hommes vêtus de Saffron Kilts—ce jaune safran si distinctif—se mettaient en rang d’un pas assuré. Leur démarche était cadencée par le martèlement des tambours qu’ils portaient fièrement, tandis que d’autres ajustaient leurs cornemuses écossaises, préférées à l’exigeante Uilleann Pipe irlandaise.
Au signal des tambours et des flûtes, le cortège s’ébranla enfin, s’étirant dans les rues comme un serpent majestueux. Les hommes en manteaux noires et chapeaux melon, arborant de longues écharpes vertes ornées de trèfles, ouvraient la marche. Au centre, une immense bannière flottait, frappée de l’image d’Erin, jouant de la harpe celtique, symbole vibrant de leur patrie d’origine. Plus loin, des bannières distinctives identifiaient les divers groupes : St-Ann’s Society, St Patrick Benevolent Society, Young Irishmen’s Literary and Benefit Association, et tant d’autres. À leurs côtés, des enfants d’une école tenue par les Frères des écoles chrétiennes avançaient timidement, leurs visages graves contrastant avec l’animation environnante. Enfin, venaient se mêler à cette faune des prêtres au long manteau noir couvrant leur soutane, dont les ourlets traînaient parfois dans la neige fondante, un détail que semblaient ignorer les membres de la communauté des Sulpiciens.
Lorsque la procession atteignit le St. Lawrence Hall, résidence temporaire du gouverneur général, sir James Monk, le cortège s’immobilisa dans un silence solennel. Une fine neige tourbillonnait sous l’effet d’une brise mordante, mais cela n’empêcha pas la foule de lever les yeux vers le balcon où le gouverneur apparut, enveloppé dans un lourd manteau sombre au col de fourrure. Il salua la foule d’un geste mesuré avant de prendre la parole :
— Mes bien chers concitoyens ! C’est un honneur pour moi de vous voir réunis en ce jour de fête. En ce moment, ma fibre irlandaise, héritage précieux de mes parents, vibre à l’unisson avec vous tous. Je rends hommage à votre attachement indéfectible aux institutions du pays et à votre allégeance à notre souveraine, la Reine Victoria.
À ces mots, des applaudissements polis montèrent, suivis par un vibrant « God Save the Queen » entonné par une partie de la foule, encouragée par les notables. Mais un léger murmure parcourait les rangs : certains visages restaient fermés, marqués par une tension sourde. Des hommes, serrant leurs écharpes contre le vent glacial, échangeaient des regards lourds de désapprobation.
Monk conclut son discours sur une note plus incisive :
— Je ne doute pas que les Irlandais de ce pays sauront ignorer les appels séditieux de ces rebelles qui ne sèment que chaos et désolation. Vive l’Empire britannique et vive la Reine !
Les tambours résonnèrent de nouveau, couvrant les applaudissements clairsemés, et la parade reprit son chemin vers le Square Victoria, où d’autres orateurs attendaient de prendre la parole. Le maire Beaudry, emmitouflé dans un manteau épais mais visiblement mal à l’aise dans le froid, prononça un discours dans un anglais laborieux, arrachant quelques rires contenus parmi les spectateurs.
Ce fut au tour de Thomas D’Arcy McGee de monter sur l’estrade. Irlandais d’origine, cet homme avait fait du Canada son port d’attache depuis une décennie. Figure incontournable de la scène politique, il déchaînait les passions, autant par son éloquence que par son apparence peu flatteuse. Certains le qualifiaient sans détour de laid : un visage jaunâtre, marqué par les années et sillonné de rides, des cheveux mêlant le gris et le noir, toujours un peu désordonnés. Ses yeux, lourds de fatigue, semblaient pourtant briller d’une intelligence aiguë, presque intimidante. Drapé dans un manteau usé, mais tenant une canne finement sculptée, il gravit lentement les marches branlantes de l’estrade improvisée, chaque pas résonnant comme un prélude à un discours attendu.
D’Arcy McGee, fidèle à son habitude, s’arrêta au sommet, scrutant la foule en silence. Cette pause, calculée, agissait comme un charme : les rumeurs et les commérages s’éteignirent peu à peu, laissant un murmure d’anticipation flotter dans l’air froid. Lorsqu’il parla enfin, sa voix, grave et vibrante, couvrit le bruissement du vent.
— Je regarde l’avenir de mon pays d’adoption avec espoir, mais non sans inquiétude, lança-t-il, ses mots pesant comme des marteaux sur l’enclume de l’attention collective. Je vois au loin une grande nation liée, comme le bouclier d’Achille, par le bord bleu de l’océan. Je la vois divisée en de nombreuses communautés, chacune gérant ses affaires intérieures, mais toutes liées ensemble par des liens libres, des institutions libres, des relations libres et le libre-échange.
Un frisson parcourut la foule, peut-être accentué par le froid qui s’infiltrait dans les manteaux les moins épais. Hypnotisée par la grandeur visionnaire de ses propos, l’assistance retenait son souffle. D’Arcy McGee, galvanisé, poursuivit en élevant légèrement la voix :
— Je vois à l’intérieur de ce bouclier les sommets des montagnes de l’Ouest et les crêtes des vagues de l’Est : le sinueux Assiniboine, les quintuples lacs, le Saint-Laurent, l’Outaouais, le Saguenay, le Saint-Jean et le Bassin de Minas. Dans chacune de ces vallées fertiles, dans les villes qui bordent ces cours d’eau, je vois une génération d’hommes industrieux, satisfaits, moraux, libres de nom et de fait. Des hommes capables de maintenir, en paix comme en guerre, une Constitution digne d’un tel pays.
Malgré l’éloquence indéniable de l’homme, une part de l’auditoire resta froide. Aucun mot n’avait effleuré la fierté irlandaise ou la cause nationaliste chère à beaucoup. Si des applaudissements accueillirent sa vision de la Confédération, ils furent vite couverts par quelques huées. Une voix furieuse perça le brouhaha :
— Traître !
McGee marqua un léger temps d’arrêt, resserrant son manteau pour se protéger de la bise glaciale, mais n’ajouta rien. Il fixa simplement la foule avec intensité avant de descendre de l’estrade, ses bottes s’enfonçant légèrement dans la neige fondante à chaque pas.
Le défilé reprit ensuite son cours, montant lentement la côte de Beaver Hall. Les marcheurs progressaient péniblement, leurs pas laissant des empreintes profondes dans la neige fondante mêlée à la boue. La vapeur qui s’échappait de leur souffle formait de petits nuages, témoignant de l’air frais de ce jour de mars. En atteignant le sommet, le cortège tourna à droite sur la rue Dorchester, là où se dressait l’imposante église Saint-Patrick, bâtie sur une colline dominant le fleuve Saint-Laurent. Le vent, plus mordant à cette altitude, faisait claquer les bannières vertes que certains portaient fièrement, malgré leurs doigts engourdis sous les gants de laine. Depuis sa construction, ce chef-d’œuvre néogothique était devenu le point central des rassemblements pour la communauté ouvrière catholique irlandaise, venue des quartiers pauvres, tels que Griffintown, Goose Village et Pointe-Saint-Charles.
L’église elle-même était un spectacle à couper le souffle. Avec ses 230 pieds de long et ses 100 pieds de large, elle s’imposait comme un monument de foi et de fierté. Son plus grand clocher, haut de 225 pieds, semblait toucher le ciel, encadré par deux clochers plus petits qui donnaient à l’ensemble l’impression d’un père protecteur accompagnant ses enfants. Trois portes massives en chêne, légèrement poudrées de givre, ouvraient sur un intérieur solennel, tandis qu’une rosace étincelante reflétait les rayons du soleil hivernal, presque printanier à cette date. Les dix cloches de l’église, dont la célèbre vieille Charlotte, sonnaient à toute volée. Leur écho résonnait jusque dans les quartiers voisins, se mêlant au bruissement du vent qui faisait vibrer les branches encore nues des arbres environnants.
La procession s’arrêta devant l’esplanade, une vaste clairière bordée d’arbres dont les branches nues n’avaient pas encore commencé à bourgeonner sous l’air froid mais prometteur de mars. Les marcheurs, les épaules recouvertes de manteaux épais parfois ornés de broderies vertes, gravirent les marches du portique sous les acclamations de la foule.
Sur le seuil, Bernard Devlin, président de la société Saint-Patrick, attendait, le col de son manteau relevé contre la brise. Sa stature imposante et sa voix de baryton, claire malgré le vent, commandaient l’attention.
— Comme la race irlandaise est grande ! déclara-t-il d’un ton solennel. Elle sait se défendre. Elle sait se battre. Voilà pourquoi vous êtes un peuple fort et fier. Et cela, mes amis, est rendu possible parce que vous restez fidèles à notre mère : l’Irlande.
Un frisson d’orgueil parcourut la foule. La chaleur des mots de Devlin semblait apaiser un instant les effets du vent glacial.
— C’est votre attachement indéfectible à l’Irlande qui vous a permis de franchir tous les obstacles, qui vous a permis de survivre. Continuez à honorer vos racines !
Un tonnerre d’applaudissements salua son discours, bien plus chaleureux que celui réservé à McGee, dont les idées d’avenir, bien que lumineuses, ne parvenaient pas à émouvoir ceux qui vivaient encore dans l’ombre de leur passé. Les sons des acclamations résonnaient dans l’air froid, mêlés au tintement des cloches et au craquement des bottes sur les dernières traces de neige tassée.
Le défilé, désormais organisé en rangs impeccables, s’engouffra avec discipline dans l’église. Une fois à l’intérieur, les fidèles furent frappés par la sensation d’immensité qui dépassait de loin ce que laissait présager la façade extérieure. La nef principale, longue et majestueuse, s’étirait devant eux, encadrée par deux rangées de bancs de bois patinés par le temps et par les prières silencieuses de milliers de fidèles. Les bas-côtés, eux aussi pourvus de bancs, ajoutaient à cette impression d’espace sacré. Une douzaine de colonnades massives, drapées de drapeaux et surmontées de chapiteaux finement sculptés, soutenaient un plafond en croisées d’ogives d’une hauteur vertigineuse. De grandes bannières vertes et blanches, suspendues aux lustres en fer forgé, retombaient en cascade jusqu’aux chapiteaux, enveloppant l’édifice d’une solennité lumineuse.
Au bout de la nef, l’abside, véritable chef-d’œuvre d’architecture néogothique, trônait avec un retable en pierre sculptée qui semblait capter et refléter la lumière des bougies. Les murs étaient ornés de cent-cinquante portraits de saints, représentés dans des lambris gothiques finement peints à l’huile, chacun semblant observer les fidèles d’un regard bienveillant ou sévère.
Peu à peu, l’église se remplit, des murmures feutrés accompagnant l’installation des derniers arrivants. Sur le parvis, ceux qui n’avaient pu entrer s’entassaient dans une attente résignée, mais respectueuse. Une fois l’église pleine à craquer, le silence s’imposa, si profond qu’on aurait pu entendre le bruissement d’une aile. Après quelques instants d’attente, l’orgue éclata soudain dans une mélodie grandiose, envahissant l’espace et résonnant jusque dans les moindres recoins de l’église.
Une dizaine de prêtres vêtus de somptueux habits liturgiques dominés par le vert, couleur de l’espoir et de la foi, firent leur entrée en une procession solennelle. Ils étaient suivis de servants de messe et d’un cortège d’enfants de chœur, dont les soutanes rouges contrastaient avec leurs larges surplis immaculés.
La première partie de la messe se déroula dans le respect de l’ordre immuable de la liturgie catholique, entièrement en latin. L’encens, omniprésent, formait des volutes dans l’air, s’élevant vers les hauteurs comme une prière visible, tandis que le goupillon aspergeait généreusement les fidèles, provoquant parfois un sourire amusé chez les enfants.
Father Patrick Dowd, célébrant du jour, était une figure respectée, presque vénérée, de la communauté catholique irlandaise. Prêtre sulpicien et directeur de l’église Saint-Patrick depuis son inauguration en 1847, il était apprécié non seulement pour son zèle religieux, mais aussi pour sa compassion envers ses ouailles. Sa silhouette imposante, accentuée par sa soutane noire, montait lentement les marches de la chaire, située au cœur de la nef. Lorsqu’il parla, sa voix grave résonna dans l’assemblée :
— Mes très chers enfants. Comme je suis heureux de vous voir ici réunis si nombreux dans ce lieu saint. Vous êtes une race à part, un peuple choisi par Dieu pour porter sa lumière dans le monde. Vous êtes les défenseurs de la foi, les protecteurs de notre Saint-Père le pape, qui se trouve assiégé de toutes parts.
Les paroles du prêtre, pleines de force et d’autorité, trouvèrent écho dans le cœur de ses fidèles. Des hochements de tête approbateurs se multipliaient, et quelques murmures d’assentiment traversèrent l’assemblée.
— Les Irlandais ont payé un lourd tribut pour leur fidélité à Dieu. Vous avez survécu aux persécutions dans votre patrie. Vous avez enduré les famines et les maladies. Et pourtant, vous êtes là. Vous vous êtes relevés, et cela, mes amis, est la preuve que Dieu est à vos côtés.
Dans les bancs, on pouvait apercevoir des épaules trembler, des visages dissimulés derrière des mouchoirs. Les larmes de certains, silencieuses, témoignaient d’une foi et d’une douleur profondes.
— N’oubliez jamais les paroles de Saint Matthieu : « Je suis venu pour les pauvres et les malades. » Dieu ne vous abandonnera jamais. Mais vous, mes enfants, restez fidèles à ses commandements.
Father Dowd redescendit lentement de la chaire, son regard bienveillant embrassant la foule avant de retourner vers l’abside pour poursuivre la messe. Malgré la chaleur relative de l’église bondée, un léger frisson semblait parcourir l’assemblée, rappelant le froid glacial qui régnait à l’extérieur. Les lourdes portes de bois laissées entrouvertes laissaient par moments s’infiltrer un souffle d’air chargé de l’odeur âcre de la neige fondante et des rues boueuses.
La cérémonie de la communion prit un temps considérable, tant l’église était bondée. Les fidèles, emmitouflés dans leurs manteaux d’hiver et leurs écharpes, en rangs serrés, s’avançaient en file indienne jusqu’à la balustrade. Là, ils s’agenouillaient humblement, leurs vêtements épais absorbant la froideur du marbre, pour recevoir l’hostie sur la langue, distribuée avec solennité par les prêtres. Le doux grondement de l’orgue accompagnait chaque mouvement, emplissant l’air d’une gravité sacrée, mêlée à la légère vapeur émanant des corps rassemblés.
Lorsque la messe toucha à sa fin, le tonnerre des grandes orgues et le carillon triomphal des cloches éclatèrent, marquant la sortie des fidèles. En franchissant les lourdes portes, les fidèles furent accueillis par un vent cinglant qui soulevait des volutes de neige poudreuse sur les pavés détrempés. La foule, joyeuse et apaisée, se dispersa doucement sous les regards curieux des badauds restés à l’extérieur, certains rabattant leurs chapeaux ou resserrant leur manteau pour se protéger du froid mordant. Tandis que certains prenaient la direction de la rue Saint-Laurent, où les trottoirs boueux trahissaient les effets d’un soleil timide, la majorité descendit prudemment la côte de Beaver Hall, leurs bottes crissant sur des plaques de neige mêlée de boue. Ils retrouvèrent les rues modestes mais familières de Griffintown, leurs pas saccadés par la vigilance nécessaire pour éviter de glisser sur le sol traître.
***
Émile Leclerc, l’un des quatre détectives de la ville de Montréal, marchait les bras chargés de colis sur la rue Wellington, dans Griffintown. Malgré son manteau épais et son écharpe enroulée autour du cou, le vent glacial s’infiltrait par intermittence, mordant la peau. Il habitait près de la voie ferrée, dans une rue nouvellement ouverte appelée Sébastopol Row. Ces petites maisons en rangée, aux toits encore recouverts d’une fine couche de neige, avaient été construites par le Grand Trunk pour loger les cadres de cette entreprise de chemin de fer. Comme policier, Leclerc avait eu le passe-droit d’y loger avec sa mère. Toutefois, depuis quelques années, il vivait seul, sa mère étant décédée d’une longue maladie.
Leclerc aimait le quartier Griffintown, ce qui étonnait grandement ses collègues policiers. « Comme Canadien français, tu dois te sentir bien seul », lui disait-on. Et ce n’était pas faux, évidemment. Griffintown était un quartier constitué à près de 80 % d’Irlandais, la plupart venus s’installer là après les grandes famines en Irlande de 1845 et de 1852. Beaucoup arrivaient malades. Plusieurs mouraient sur place. Près d’un des piliers du pont Victoria, on trouvait un cimetière, une fosse commune en réalité, ensevelie sous la neige hivernale, qui ne renfermait pas moins de six mille cadavres : hommes, femmes et enfants.
Un petit nombre de ces immigrants irlandais avaient préféré s’éparpiller dans les campagnes. La grande majorité toutefois avait choisi la ville, en bonne partie à cause du travail qu’on leur proposait. De nombreuses familles s’entassaient dans des maisons construites de bric et de broc par les entreprises qui les engageaient pour creuser le canal Lachine. Les toits mal isolés de ces taudis laissaient parfois filtrer la fumée des feux de cuisine, formant des volutes dans l’air glacé. Beaucoup d’entre eux étaient illettrés. Certains ne parlaient que le gaélique ou baragouinaient à peine l’anglais.
Griffintown était considéré comme le quartier le plus sordide de la ville de Montréal. À cause d’un système d’évacuation des eaux usées inadéquat, l’odeur devenait insupportable par grande pluie : les lieux d’aisance dans les courettes des taudis se répandaient dans les rues de terre, maintenant détrempées et boueuses par la fonte des neiges. Pris en étau entre le canal Lachine et les rails du chemin de fer, le quartier était surpeuplé d’Irlandais dont la réputation n’était plus à faire. « Bruyants et turbulents », « ivrognes et bagarreurs » étaient les expressions les plus couramment entendues. Ceux qui n’étaient pas du coin s’aventuraient rarement dans les petites rues du quartier, que l’on considérait comme dangereuses, surtout le soir.
Pourtant, Leclerc affectionnait ce quartier. Il aimait bien ces « têtes de pioche » d’Irlandais, comme il les appelait affectueusement. Il avait même tissé des liens avec certaines familles du coin et se faisait parfois inviter à souper chez les uns ou les autres. On l’estimait également. Il n’avait qu’un seul défaut : il était policier. En effet, la force constabulaire ne trouvait pas grâce aux yeux de la plupart des Irlandais du quartier. Pourtant, paradoxalement, une majorité des policiers étaient irlandais eux-mêmes. Qu’à cela ne tienne ! On les considérait tous comme des vendus. Il est vrai que le taux d’arrestation dans ce quartier, où les rues étroites étaient encore bordées de monticules de neige sale, était le plus élevé de la ville de Montréal.
En ce jour de la Saint-Patrick, Leclerc avait voulu en profiter pour faire ses courses. Il évitait ainsi la foule habituelle qui se pressait dans les commerces en se bousculant. Tout juste sorti d’un magasin général avec ses sacs de provisions, il vit déferler sur la rue Wellington une véritable marée d’hommes, de femmes et d’enfants envahissant les trottoirs et la rue, leurs cris joyeux et leurs rires résonnant dans l’air vif. Les vêtements épais des passants, aux couleurs ternies par l’hiver, contrastaient avec leurs visages rougis par le froid. La neige fondue sur la route en terre s’était transformée en une boue détrempée, et les conducteurs s’efforçaient de calmer leurs chevaux, les oreilles de ces derniers plaquées en arrière et leurs naseaux dilatés face à cette agitation inattendue. Des nuages de vapeur s’élevaient des flancs des bêtes tandis qu’elles secouaient la tête, leurs sabots glissant parfois sur le sol glissant.
Surpris d’abord, Leclerc comprit aussitôt que ces Irlandais revenaient de la parade. Il avançait prudemment le long du trottoir en bois usé, légèrement surélevé par rapport à la rue. Bien que glissant par endroits, il offrait un refuge bienvenu contre la boue et la neige fondue qui envahissaient la chaussée. À chaque pas, ses bottes frappaient les planches dans un son net et rythmé, contrastant avec les éclaboussures des flaques en contrebas.
Il baissait la tête, le bord de son chapeau de feutre protégeant son visage des rafales occasionnelles du vent mordant, espérant passer inaperçu. Mais le destin ne jouait pas en sa faveur. Une bande de jeunes Irlandais le repéra, leurs sourires espiègles se transformant en quelque chose de plus malveillant. L’un des jeunes le reconnut et lança aux autres : « Hey ! C’est un bloody hound pourri. Je le reconnais ! » Les choses s’envenimèrent. Leclerc lâcha ses sacs et tenta de se défendre. Son manteau lourd, bien que pratique pour le froid, entravait ses mouvements. Évidemment, il n’avait pas pris son revolver avec lui. Or, son petit gabarit, son visage mince et ses lunettes ne l’avantageaient pas. On l’aurait pris davantage pour un notaire que pour un policier.
Il fut d’abord bousculé, puis l’un d’eux se mit à le frapper dans les côtes. Leclerc tomba à la renverse sur le sol boueux, le froid de la neige mouillant rapidement ses vêtements. On s’acharna sur lui à coups de poings et de pieds. Lui se protégea le visage du mieux qu’il put, mais rien n’y fit. La foule commença à s’attrouper. Les femmes criaient de le lâcher, les enfants pleuraient.
Puis, un colosse sortit du magasin où Leclerc venait de faire ses emplettes. Il avait un gros bâton à la main. Vraisemblablement, ce n’était pas la première fois qu’il devait faire face à ce genre de situation. Il s’avança rapidement, ses bottes claquant sur le sol gelé, et frappa d’un grand coup l’un des jeunes qui s’effondra en hurlant de douleur. Au même moment, un constable en patrouille accourut de l’autre côté de la rue. Il avait vu la scène, sortit sa matraque et frappa à son tour un autre gamin qui se plia en deux. Voyant cela, les quatre garçons battirent en retraite en se frayant difficilement un chemin dans la foule qui leur criait dessus.
Le constable se pencha sur le blessé et dit, étonné : « C’est le détective Leclerc de la police de Montréal ! » Le constable interpella le cocher d’une charrette à chevaux qui s’était arrêté pour assister à l’événement. Il le réquisitionna et demanda au colosse de l’aider à mettre Leclerc dans la voiture. Le pauvre Leclerc était mal en point. Le visage tuméfié et le crâne ensanglanté, un de ses bras pendait bizarrement. Il avait perdu conscience. La voiture repartit, les roues crissant sur les restes de neige compactée, précédée du constable qui ouvrait le chemin.
***
Le défilé et la grand-messe de la Saint-Patrick s’étaient achevés dans un calme presque solennel, mais à la tombée de la nuit, la véritable fête commença. Les Irlandais, enfin libérés de toute retenue, se dispersèrent dans les hôtels et tavernes de la ville, bien décidés à clore cette journée festive en apothéose.
Dans Griffintown, l’attention se concentra sur un établissement en particulier : la taverne de Kate Scanlon. Cette veuve astucieuse avait repris l’affaire de son mari défunt et, au fil des années, l’avait transformée en une entreprise florissante. Située sur la rue Wellington, la taverne avait été agrandie à grand renfort d’investissement : Kate avait acheté l’immeuble voisin et converti une ancienne étable en arrière-cour en un lieu pratique pour les voyageurs. Là, les clients pouvaient nourrir leurs chevaux, manger à moindre coût et même passer la nuit dans une des quelques chambres rudimentaires à l’étage. Pourtant, c’était la taverne elle-même, capable d’accueillir près d’une centaine de personnes, qui représentait l’âme de son commerce et la clé de son succès.
Ce soir, la taverne était bondée jusqu’à craquer. L’atmosphère y était étouffante, surchauffée par un poêle en fonte rougeoyant dans un coin de la salle. L’air vibrait d’énergie, saturé des arômes de bière, de whisky et de fumée de bois. Chaque recoin était envahi, les rires et les cris se mêlant au tintement des chopes et au grincement des chaises sur le plancher de bois. Tom, un géant roux jouant le rôle de portier, repoussait les curieux qui tentaient de s’introduire. « Pas de place, » grogna-t-il, éconduisant une paire de prostituées. L’une tenta un sourire aguicheur, mais Tom resta inflexible. « Pas assez payant, » avait averti la propriétaire plus tôt. « Ce soir, on laisse entrer les meilleurs clients. »
L’atmosphère était joyeuse, presque euphorique, au début de la soirée. Les tables débordaient de Guinness et de whisky irlandais, servis par un barman qui courait entre le comptoir et les clients impatients. Dans un coin de la salle, un violoniste animait l’ambiance avec des airs traditionnels, accompagné par un joueur de tin flute. Par moments, un homme coiffé d’une casquette délavée s’avançait pour chanter d’une voix grave et envoûtante de vieilles ballades irlandaises, des mélodies empreintes de nostalgie et de mélancolie. Mais ce sont les jigs endiablées et les Buck and Wing qui exaltèrent l’audience. Les hommes tapaient des pieds avec vigueur tandis que les femmes ondulaient sur leurs chaises, leur corps suivant instinctivement les rythmes enlevés. De temps à autre, l’un d’eux quittait sa place pour esquisser quelques pas de danse sous les applaudissements et les cris d’encouragement.
Kate circulait entre les tables, infatigable, veillant à ce que tout le monde soit servi. Malgré l’agitation, elle gardait un œil sur son barman, qui peinait à satisfaire les commandes toujours plus nombreuses.
Mais à mesure que la soirée avançait, l’ambiance devint plus fébrile. L’alcool exacerbait les voix : on parlait fort, on riait à gorge déployée, et certains s’interpellaient bruyamment d’une table à l’autre. Les chansons du baryton se perdirent bientôt dans le tumulte général, noyées par le bruit des chopes frappant les tables pour appeler un serveur.
Puis, soudain, une agitation inhabituelle attira l’attention. Une table bascula avec fracas, renversant bière et bouteilles sur le plancher. Des cris éclatèrent : deux hommes, visiblement éméchés, s’étaient agrippés par le col et se roulaient à terre dans une mêlée chaotique, échappant aux tentatives de séparation. Une femme, affolée, hurlait à pleins poumons :
— Arrêtez, arrêtez ! Vous allez vous tuer !
Kate, imperturbable, échangea un regard entendu avec Tom, qui se tenait encore près de la porte.
— Dehors, les ivrognes !, gronda Tom, sa voix couvrant le vacarme ambiant.
Tom avança, sa carrure imposante fendant la foule tel un navire à vapeur traversant des eaux agitées. Sans cérémonie, il atteignit les deux hommes et les attrapa par le col. Malgré leurs contorsions et protestations, le géant les souleva sans effort, les maintenant debout alors que leurs pieds touchaient à peine le sol. Une femme désespérée le suivait, pleurant et suppliant : « S’il vous plaît, non ! Laissez-les partir ! » Ses supplications rencontrèrent une froide indifférence.
La porte grinça lorsqu’il la poussa pour expulser les hommes, les jetant sans ménagement sur la route boueuse et glaciale dans un bruit sourd. Ils s’écrasèrent dans un amas peu digne, leurs jurons étouffés par le vacarme provenant de la taverne. La femme les suivit, deux manteaux sous le bras, en criant toujours, ses bottes résonnant sur le trottoir de bois, mais Tom l’ignora et retourna tranquillement à son poste.
Après cette brève altercation, les festivités reprirent comme si de rien n’était, les convives restant indifférents au drame qui allait bientôt se dérouler à l’extérieur de la taverne.
Étais-tu vraiment là??? On dirait!
merci
Salut Jean-François. Tu ne pas pas reconnu sur l’image. Je suis dans la foule.