
18 mars, samedi matin
En franchissant la lourde porte de la taverne de Kate Scanlan, Robinson et Kelly furent instantanément enveloppés par une vague de chaleur dense, un choc brutal après le froid mordant qui régnait au-dehors. L’air, saturé des effluves de tabac, de bière tiède et de bois brûlé, avait une lourdeur presque étouffante, contrastant avec le vent glacé qui s’était infiltré jusque dans les moindres recoins de leurs manteaux. À leurs pieds, la neige fondue sur leurs bottines formait de petites flaques qui reflétaient les ombres dansantes projetées par le feu crépitant dans l’âtre. Les joues rouges et engourdies des deux hommes reprenaient peu à peu leur teinte naturelle sous l’effet de la chaleur.
Kelly, toujours prompt à détendre l’atmosphère, retira son chapeau melon d’un geste fluide et défit son écharpe en laine. Son regard parcourut la pièce, un sourire naissant au coin des lèvres.
— Rien de tel que la chaleur d’une taverne pour oublier un hiver montréalais, murmura-t-il, avec un clin d’œil à Robinson.
— Tiens ! Tiens ! Voilà les bloody hounds !
La voix, teintée de moquerie, s’éleva dans la salle presque vide, attirant immédiatement l’attention. Robinson et Kelly, habitués à ce genre d’accueil, ne bronchèrent pas, bien que Kelly décochât un bref regard noir dans la direction de l’auteur de cette provocation.
La taverne de Kate Scanlan, plus vaste que la plupart des établissements similaires que Kelly avait fréquentés (et Dieu sait qu’il en connaissait), semblait presque une salle de bal… du moins si on oubliait les tables et chaises en désordre. Les traces d’un mur mitoyen récemment abattu, encore visibles malgré un plâtrage sommaire et une couche de peinture appliquée à la va-vite, témoignaient d’un agrandissement récent.
À cette heure matinale, le lieu respirait encore la gueule de bois de la veille. Un colosse roux, armé d’un balai trop court pour sa stature, arpentait le parquet recouvert de sciure, tentant tant bien que mal de masquer les preuves de la nuit passée : flaques collantes de bière, tessons de verre et éclats de vomissures. Son regard sombre se posa un instant sur les détectives, chargé d’hostilité à peine voilée.
Kelly, méfiant, le surveilla du coin de l’œil, mais Robinson, imperturbable, se dirigea d’un pas assuré vers le bar. Là, derrière le comptoir, une grande femme à la carrure imposante essuyait des verres avec une vigueur presque agressive. Ses cheveux châtains épars encadraient un visage rougeaud où l’agacement semblait avoir élu domicile.
— Kate Scanlan ? demanda Robinson, sa voix ferme brisant le silence.
— Qui la demande ? répliqua-t-elle, plissant les yeux avec méfiance.
Robinson et Kelly, parfaitement synchronisés, sortirent leurs plaques et les tendirent, Robinson ajoutant sans détour :
— Silas Robinson, chef des détectives de la police de Montréal.
Scanlan, loin d’être impressionnée, ne s’interrompit pas, continuant à frotter son verre avec une insistance presque comique. Elle lança un regard oblique à Robinson et, d’un ton tranchant, déclara :
— Et qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Je parle pas aux bloody hounds.
Robinson se pencha doucement au-dessus du comptoir et, avec un calme glaçant, répliqua en gaélique :
— Mais à moi, tu vas parler. Crois-moi.
La réaction de Scanlan fut immédiate. La surprise fit vaciller son masque d’hostilité. Elle avait visiblement identifié l’accent britannique de Robinson, mais qu’un homme comme lui maîtrise le gaélique, voilà qui la déconcertait profondément.
— Tiens donc, un British qui parle gaélique, lança-t-elle.
— Et un British qui t’en fera voir de toutes les couleurs si tu ne réponds pas à mes questions, répliqua Robinson, toujours en gaélique, sa voix plus basse, presque menaçante.
Derrière lui, Kelly observait la scène avec un amusement à peine contenu, le coin de sa bouche trahissant un sourire espiègle. Robinson avait clairement pris le contrôle de la situation, et Kelly n’aurait raté ce spectacle pour rien au monde.
La conversation reprit en anglais, avec une tension palpable dans l’air.
— Alors ? Qu’est-ce que vous voulez ? lança Kate en se croisant les bras comme pour se protéger d’une intrusion inattendue.
— Vous savez qu’on a trouvé un mort dans la ruelle, juste à côté ?
— Ah bon ? Première nouvelle.
— Hé oui, ma chérie, intervint Kelly. Un mort. Et ne fais pas semblant de ne pas me reconnaître.
Un éclair traversa les yeux de Kate, vite remplacé par une ironie cinglante.
— Ah oui. Kelly, the pain in my ass. Ça faisait longtemps que tu n’étais pas venu m’emmerder. Qu’est-ce que tu deviens ?
— Toujours policier. Et toi, toujours Fenian ?
La remarque moqueuse de Kelly fit l’effet d’une allumette sur un baril de poudre : le colosse roux suspendit son balayage. L’homme, une force de la nature, fixait maintenant la scène avec la vigilance d’un chien de garde, ses larges mains resserrant le manche du balai.
— Holà ! Qu’est-ce que tu racontes ? Je connais pas ces types, moi, lança Scanlan, ses mains sur les hanches dans une posture de défi.
Kelly répondit par un ricanement méprisant, suivi d’un bref « pffft ! ». Un silence lourd suivit, assez long pour que Robinson, imperturbable, reprenne la parole.
— Madame Scanlan, je vais répéter ma question une dernière fois, et j’attends une réponse claire. Êtes-vous au courant qu’il y a un cadavre dans votre ruelle ? Parce que c’est bien votre ruelle qui mène à votre étable, n’est-ce pas ?
Les mots claquèrent comme un fouet, provoquant une étincelle de nervosité dans les yeux de Kate. Elle croisa les bras et répondit, son ton plus mesuré, mais toujours chargé d’agacement :
— Certainement. C’est ma ruelle, et c’est mon étable. Mais écoutez, en arrivant ce matin avec Tom (elle fit un signe nonchalant vers le colosse roux, toujours en position d’alerte), j’ai bien vu les deux constables et leur maudit cordon qui bloquait l’entrée.
— Et ça ne vous a pas intriguée de savoir ce qui se passait ?
— J’aime pas les bloody hounds, et je me tiens loin d’eux. Vous devriez le savoir. Mais dites-moi… il y a vraiment un cadavre ?
— Oui, ma chèrie. Un beau cadavre tout frais, répliqua Kelly avec un sourire narquois, savourant l’effet de ses mots à l’évidence.
— Et comment diable a-t-il bien pu arriver là ?
— C’est justement ce qu’on aimerait savoir, répondit Robinson.
— Mais j’en sais rien, moi ! Vous croyez quoi ? Que je passe mes nuits à surveiller la ruelle ? lança-t-elle en haussant les épaules, exaspérée.
— Cet homme ne serait pas sorti de chez vous cette nuit, par hasard ?
— De chez moi ? Comment voulez-vous que je le sache ?
— À quelle heure avez-vous fermé hier soir ?
Kate hésita, cherchant dans ses souvenirs vraisemblablement, avant de répondre :
— Comme d’habitude, à 2 h… Non, attendez. Il y avait fête hier. On a gardé les portes ouvertes jusqu’à 3 h. Oui, c’est ça. Tom et moi, on a fermé à 3 h. Hein, Tom ?
Le colosse acquiesça d’un mouvement lent et lourd, ses épaules massives se soulevant comme les branches d’un vieux chêne ployant sous le vent.
— Il devait y avoir du monde.
— Parbleu, c’était la Saint-Patrick ! Ici, c’est toujours plein à craquer pour la Saint-Patrick. De vraies ripailles, je vous le dis ! Tom et moi, on était morts de fatigue à la fin de la soirée. Hein, Tom ?
Fidèle à lui-même, Tom opina à nouveau, silencieux mais imposant.
— Bien sûr, soupira Kelly avec un ton mi-sarcastique, mi-paternaliste. La Saint-Patrick : beaucoup de travail, mais aussi beaucoup d’argent qui rentre dans la caisse. Pauvre petite chérie, j’ai tellement pitié de toi…
Kate lui lança un regard glacial, ses doigts crispés sur le bord du comptoir, ses jointures blanchissant sous la pression.
— En tout cas, il y a des Irlandais qui savent s’amuser sans passer leur temps à emmerder les autres, rétorqua-t-elle sèchement.
— C’étaient des habitués ? Demande Robinson.
— Pour la plupart, oui.
— Tout s’est bien passé hier soir ? Pas de bagarres, pas de soucis particuliers ?
— Non, tout s’est déroulé comme d’habitude. J’avais demandé à des amis de venir jouer de la musique et chanter. Les gens étaient joyeux. C’était la fête.
— Ça m’étonnerait! marmonna Kelly avec un sourire en coin. Ces maudits Irlandais, dès qu’ils ont une occasion, ils se soûlent et finissent par se taper dessus.
— T’en sais quelque chose, hein, Kelly ? lança Scanlan.
— Je serais bien surpris qu’il n’y ait pas eu de bagarres hier soir. Bien surpris, ajouta Kelly avec un ricanement.
Un silence chargé de tension s’étira avant que Scanlan ne rompe l’atmosphère d’un ton légèrement défensif :
— Il y a eu une petite rixe à la fin de la soirée. Rien de grave.
— Qu’entendez-vous par « rixe » ? Demanda Robinson.
— Bah ! Quelques gars qui se chauffent la tête pour des bêtises. Ça arrive tout le temps. Dans ces cas-là, Tom intervient et les met à la porte.
— Et qui étaient ces gars-là ?
— Avec la foule qu’il y avait ici hier, pensez-vous vraiment que je me souvienne de tout le monde ? lança-t-elle, en croisant les bras avec une posture défensive.
— Vous avez dit que c’étaient des habitués,
— Pour la plupart… oui.
Quelque chose dans sa posture suggérait qu’elle s’efforçait de retenir des informations. Ses mots semblaient calculés, mesurés, et cela n’échappa pas aux deux hommes.
Kelly s’avança légèrement, un sourire narquois au coin des lèvres.
— Écoute, ma chérie, lança-t-il avec une douceur aussi fausse qu’un sous noir. Arrête de nous envoyer promener. Il y a un cadavre dans ta cour, tu comprends ça ? Peut-être que t’es responsable de sa mort, après tout. Hein ? Peut-être qu’il va falloir t’arrêter. Qu’en pensez-vous, chef ?
Son regard moqueur se tourna vers Robinson, mais l’effet sur Scanlan fut immédiat. Ses traits se figèrent en un masque de colère froide, ses yeux flamboyant d’une rage contenue. C’était comme si elle cherchait à foudroyer Kelly du regard, chaque mot semblant avoir attisé un feu latent.
— Reprenons, madame Scanlan, dit Robison. Il y a eu une bagarre dans votre taverne. Pouvez-vous décrire exactement ce qui s’est passé ?
— Bah, c’était un de nos habitués : Michael Murphy. Il était venu fêter avec sa femme. C’est un bon gars, Murphy, mais… disons qu’il a la tête chaude quand il a un coup dans le nez.
— Et alors ? continua Robinson, son ton devenant plus incisif alors que son regard ne quittait pas son interlocutrice.
Scanlan pinça les lèvres avant de poursuivre, visiblement agacée d’avoir à revivre l’incident.
— Ben, j’ai cru comprendre qu’il a accusé un autre gars de… de lorgner sa femme. Ils se sont cherchés des noises, bousculés, criés dessus. Ça a tourné au vrai grabuge : ils ont renversé des tables, des chaises, et puis ils se sont tapés dessus comme deux coqs de combat. Une vraie débandade ! Heureusement, Tom s’en est mêlé. Il les a sortis, et après ça, tout est revenu à la normale.
— L’autre gars, c’était qui ? demanda Kelly.
— Aidan Walsh. Un autre habitué, lui aussi.
— Et tu dis que Tom a sorti les deux hommes en même temps ?
— Évidemment. Il est fort comme un bœuf, mon Tom.
Les deux détectives tournèrent leurs regards vers le colosse roux, toujours planté dans un coin, son balai négligemment appuyé contre une table. Il semblait être une sculpture de marbre, massive et silencieuse, mais ses yeux brûlaient d’une intensité contenue.
— C’est vrai qu’il est bien bâti, ton Tom, fit remarquer Kelly. À voir ses bras, il pourrait assommer un homme d’un seul coup de poing. Même le tuer avec un couteau, qu’en dis-tu ?
À ces mots, le colosse fit un pas en avant, son regard flamboyant de colère. Le bois du plancher craqua sous son poids, et la salle entière sembla retenir son souffle. Kelly pivota lentement pour lui faire face, son sourire se transformant en une expression de défi, ses yeux s’enfonçant dans ceux de Tom comme deux adversaires mesurant leur force avant l’affrontement.
Le moment était tendu, l’air lourd de non-dits et de colère.
— Assez. On se calme, intervint Robinson.
L’autorité de Robinson fit l’effet d’un seau d’eau froide. Tom se redressa, ses poings encore serrés, mais il recula lentement, se contentant de fixer Kelly d’un regard promettant de futures représailles. Le détective, quant à lui, fit un pas en arrière avec un haussement d’épaules nonchalant, mais un éclat amusé persistait dans son regard.
— Alors, madame Scanlan, revenons à nos moutons. Est-ce que ces deux hommes se connaissaient ?
Scanlan détourna son attention du face-à-face menaçant entre Kelly et Tom, relevant légèrement le menton pour répondre d’un ton las :
— Oui, ils se connaissaient. Mais ils ne venaient jamais ensemble ici.
— Et après la bagarre ? Vous pouvez nous en dire plus sur ce qui s’est passé ?
Scanlan haussa les épaules, comme si elle racontait une scène mille fois répétée.
— Mais… comme je vous l’ai dit, Tom les a pris par le collet et les a foutus dehors. Quoi dire de plus ?
— J’aimerais avoir plus de détails, insista Robinson.
— Il les a attrapés par le collet, soulevés de terre comme des fétus de paille, et les a traînés jusqu’à la porte. Hein, Tom ?
Le colosse roux, figé dans un silence pesant, hocha lentement la tête. Pourtant, son regard restait obstinément fixé sur Kelly, chargé d’une tension palpable.
— Ça devait crier, chahuter autour des deux hommes ?
— Quelques-uns, oui… mais surtout la femme.
— La femme ? Robinson arqua un sourcil.
— La femme de Murphy, précisa-t-elle, son impatience perçant dans sa voix. Elle hurlait à pleins poumons, leur disait d’arrêter leurs bêtises. Et quand Tom les a attrapés, c’est lui qu’elle a pris à partie : Elle lui criait de lâcher son homme, que c’était pas de sa faute.
— Ensuite ?
— Vous voulez dire, après que Tom les ait jetés dehors ?
— Oui, confirma Robinson calmement. Qu’est-ce qui s’est passé après ?
— Ben, Tom est rentré comme si de rien n’était. Et la femme de Murphy, elle, l’a bousculé en sortant.
— Elle est sortie tout de suite après eux, donc ?
— Exactement.
— Vous souvenez-vous de l’heure ?
Un léger silence s’installa, tandis que Scanlan triturait nerveusement le tissu de son tablier, évitant brièvement le regard perçant de Robinson.
— Je sais pas trop. C’était vers la fin de la soirée.
— Soyez plus précise.
Scanlan fronça les sourcils, cherchant vraisemblablement dans ses souvenirs.
— Ben… on a fermé une heure après. Ça devait être autour de 2 h.
Robinson échangea un regard rapide avec Kelly, qui haussa imperceptiblement les épaules. L’affaire commençait à prendre forme, mais des éléments importants manquaient encore.
Robinson se tourna vers Tom, qui n’avait toujours pas prononcé un mot depuis leur arrivée dans la taverne. Le colosse, droit comme un piquet, semblait aussi impassible qu’un rocher au milieu d’un torrent, son regard rivé dans un vide indéchiffrable.
— Ça s’est passé comme ça, Tom ? demanda Robinson.
— Ouaip, répondit Tom sans ciller.
— Et après avoir mis les deux hommes dehors, tu es resté un moment à l’extérieur ?
— Pas longtemps, répondit-il en haussant légèrement les épaules, comme si la question n’avait pas grande importance.
— Qu’est-ce qui s’est passé dehors ? Ils ont continué à se battre ?
— Ben non. Ils étaient trop saouls pour ça, fit-il d’un ton neutre. Ils essayaient juste de se relever.
— Et la femme ? Elle était là aussi ?
— Non. Elle est sortie quand moi, je rentrais. Après, j’en sais rien.
Robinson plissa légèrement les yeux, pensif, son regard passant de Tom à Scanlan.
— Et ces deux gars-là, on peut les trouver où ?
— Murphy habite tout près. Je vais vous écrire l’adresse. Mais Walsh…
Elle marqua une pause, hésitante, et son regard vacilla un instant avant de se poser sur Robinson.
— Lui, je sais pas.
Elle attrapa un morceau de papier et, d’une écriture rapide et anguleuse, griffonna quelques mots avant de tendre le billet à Robinson.
— Murphy, ce n’est pas un mauvais gars, ajouta-t-elle, adoucissant son ton, presque compatissante. Un bon catholique, toujours prêt à aider à la paroisse Saint-Patrick. Mais quand il boit… eh bien, il devient un peu… turbulent, disons.
Robinson prit le papier, le rangea dans sa poche intérieure et inclina légèrement la tête pour remercier Scanlan et Tom. Tous deux le fixèrent du regard, méfiants et silencieux, jusqu’à ce que la porte se referme derrière lui et Kelly.
Dehors, l’air glacial les heurta comme une gifle, balayant instantanément la chaleur étouffante de la taverne qui s’était infiltrée dans leurs manteaux. Le vent mordant, chargé de grains de neige virevoltants, s’engouffrait dans les moindres interstices de leurs vêtements, défiant écharpes nouées et manteaux épais.
— Bon sang, on ne sy fait jamais à ce froid, grogna Kelly, ses mains enfoncées profondément dans ses poches.
Robinson, impassible, répondit d’un hochement de tête avant d’observer les trottoirs inégaux, où un mélange de neige fondante et de boue gelée formait un terrain traître. À chaque pas, leurs bottines s’enfonçaient légèrement, produisant un craquement sourd. Les trottoirs en bois, déformés par l’humidité et les intempéries, rendaient leur marche encore plus périlleuse.
— On marche, déclara Robinson.
Kelly haussa un sourcil, scrutant brièvement les alentours dans l’espoir de voir un cab, mais l’air glacial semblait avoir découragé les cochers autant que les passants.
— Bien sûr, chef. Rien de mieux qu’une promenade pour se réchauffer.
Les deux hommes avancèrent, leurs souffles s’élevant en nuages de vapeur dans l’air immobile. Chaque pas résonnait dans le calme matinal, un contraste frappant avec l’atmosphère de la taverne qu’ils venaient de quitter. La lumière pâle du jour perçait à travers un voile de nuages, illuminant les pavés luisants et les monticules de neige grise entassée contre les murs des bâtiments.
Le froid s’accrochait à eux comme une seconde peau, leurs visages rougis par le vent, mais aucun des deux ne ralentissait. Ils marchaient d’un pas décidé vers le poste de police du marché Bonsecours, leurs bottines claquant contre les planches humides des trottoirs. Chaque mouvement semblait rythmé par la détermination, comme si le froid mordant n’était qu’un obstacle de plus à surmonter dans cette affaire.
— Qu’est-ce que vous en pensez, chef ? demanda Kelly après quelques pas.
Robinson resta silencieux, le regard fixé droit devant lui, ses bottines crissant sur la neige gelée. Pendant un instant, le vent seul sembla leur tenir compagnie, tourbillonnant autour d’eux avec une insistance presque moqueuse.
— Je regrette d’avoir laissé partir le cadavre trop tôt, finit-il par répondre d’une voix posée mais teintée de frustration. Scanlan aurait pu l’identifier. C’est une erreur de ma part.
Kelly haussa les épaules en resserrant son écharpe contre le vent mordant.
— On pourra toujours lui demander de venir à la salle d’autopsie, proposa-t-il.
— Oui, mais ça nous fait perdre du temps, rétorqua Robinson, son ton devenant plus ferme. Et le temps est une denrée précieuse, surtout dans une affaire de meurtre.
Kelly laissa échapper un soupir, une volute de vapeur s’élevant dans l’air glacial.
— En tout cas, ça semble être une affaire plutôt simple. Deux hommes qui se battent pour une femme, ça dégénère… Rien de bien original là-dedans.
— Peut-être. Mais quelque chose ne colle pas. L’homme est mort autour de 3 h, selon nos premières estimations. Il faudra attendre l’autopsie pour être fixés.
— Les deux hommes ont été jetés dehors vers cette heure-là, non ?
— Pas exactement, corrigea Robinson en secouant légèrement la tête. Et il y a la femme. Elle les a suivis.
— Justement. Ils ont peut-être continué à se battre pour elle dehors.
— Peut-être. C’est une possibilité. Mais je veux entendre ce que Murphy a à dire.
— Et l’autre, Walsh ?
Robinson expira profondément, son souffle se transformant en un nuage éphémère dans l’air froid.
— On devra trouver son adresse. Je sais que tu n’aimeras pas ce que je vais dire, mais Leclerc aurait déjà mis la main dessus.
Kelly éclata d’un rire franc, un son qui résonna dans les rues presque désertes.
— C’est bien pour ça qu’on a besoin de lui. Le travail de bureau, très peu pour moi.
— C’est vrai, mais Leclerc serait incapable de faire ce que tu fais.
— En tout cas, je ne me serais pas laissé étriller par ces petits morveux.
— Ça, c’est sûr. Ce sont eux qui auraient fini à l’hôpital.
Ils éclatèrent de rire ensemble, leurs rires se mêlant aux bruits du vent, un écho inattendu dans le calme glacé de la ville. Leur bonne humeur fut de courte durée, et après quelques instants de silence, Kelly s’arrêta brusquement, fixant Robinson d’un regard sérieux.
— Si vous le permettez, chef, je vais passer voir Leclerc à l’hôpital.
Robinson hocha la tête sans hésiter.
— Fais donc. Ça lui fera plaisir.
Kelly inclina légèrement la tête avant de s’éloigner d’un pas rapide, ses bottines claquant contre le bois gelé du trottoir. Robinson resta un instant immobile, observant son collègue s’éloigner, avant de reprendre sa marche, seul, dans les rues vers le poste de police.