
18 mars, samedi après-midi
La porte du bureau des détectives s’ouvrit à la volée, ébranlant même le cadre. Une jeune femme fit irruption dans le bureau, telle une bourrasque, ses pas claquant sur le parquet, ses joues rougies par le vent froid de mars.
— Cet imbécile de planton a failli me barrer la route ! s’exclama-t-elle, le regard flamboyant d’indignation.
Elle était grande, plus que la plupart des femmes, et d’une allure saisissante. Elle arracha d’un geste vif son chapeau de feutre noir, orné d’une sobre garniture de ruban. Ses mains gantées s’attaquèrent ensuite aux boutons de son épais manteau de laine anthracite, dont le col était bordé de fourrure sombre. D’un mouvement sec, elle le fit glisser de ses épaules et suspendit le manteau sur une patère au mur, avant de jeter ses gants dans le chapeau qu’elle posa sur une autre, le tout avec une détermination presque théâtrale.
Sa robe de satin rouge cerise, inspirée des modes américaines, étincelait dans la pénombre du bureau, comme un feu inattendu dans la nuit. Le corset, impeccablement ajusté, dessinait une taille fine, tandis que le décolleté en cœur et les manches bouffantes lui donnaient une élégance dramatique. La jupe ample, descendant jusqu’au sol, dissimulait à peine des bottillons noirs raffinés. Des nœuds de velours parsemaient la robe, tandis que des bandes noires — une ceinture à la taille, un ourlet imposant, et un cache-cou de dentelle — soulignaient son style audacieux.
Mais ce n’était pas seulement sa tenue qui captait l’attention. Son visage, encadré par un chignon soigneusement tressé, révélait une beauté éclatante. Ses traits réguliers étaient relevés par un regard bleu-vert, vif et perçant, presque indomptable. Ces yeux semblaient tout voir, tout comprendre, en une fraction de seconde. Pourtant jeune, aucun sourire ingénu ni douceur enfantine dans ses expressions : cette femme affichait dans son port altier l’assurance d’une détermination sans faille.
— Thérèse !!! s’exclama soudain Kelly, se redressant d’un bond.
La surprise du détective semblait sincère, mais elle était bien pâle en comparaison de l’expression de Robert Morin. Ce dernier, encore novice dans l’équipe de Robinson, restait figé sur place, comme si la jeune femme incarnait une apparition irréelle. Robinson, quant à lui, observait la scène avec un calme impénétrable, bien que ses yeux trahissent une lueur fugace de satisfaction.
— Salut, Kelly, lança Thérèse avec un sourire en coin.
— Mais… qu’est-ce que tu fais ici ? bredouilla Kelly, visiblement désorienté.
Elle haussa légèrement les épaules, l’air à la fois désinvolte et sûr d’elle.
— Je viens vous aider. Tu ne leur as rien dit, Silas ?
Robinson, toujours impassible, fit un léger mouvement de tête, mais ne répondit pas immédiatement. Kelly, jetant un coup d’œil inquiet à son supérieur, insista :
— Chef, qu’est-ce qui se passe exactement ?
Robinson se contenta de poser une question laconique :
— Tu la connais, non ?
— Évidemment ! fit Kelly, encore sous le choc. La dernière fois que je l’ai vue, c’était, quoi ? Il y a deux ou trois ans ?
— Deux ans, rectifia Thérèse, croisant les bras avec un sourire malicieux. Tu étais venu te goinfrer au repas-surprise que maman avait organisé pour l’anniversaire de Silas.
Kelly éclata de rire à ce souvenir :
— C’est vrai ! Deux ans déjà. Dis donc, on dirait que tu as encore grandi depuis !
— Que veux-tu ? répondit-elle en haussant un sourcil. Je suis comme de la mauvaise herbe.
Ce commentaire eut l’heur de faire éclater Kelly de rire, arracha un sourire discret à Robinson, mais laissa Morin impassible, figé telle une statue de sel.
— Alors, Silas, où est mon bureau ? lança Thérèse avec un mélange de défi et d’insolence bien dosée.
— Tu t’installeras là, indiqua Robinson en désignant le bureau de Leclerc d’un geste sec. Et au travail, Thérèse : tu me vouvoieras et m’appelleras chef.
— À vos ordres, chef ! répondit-elle en esquissant un petit salut militaire, un sourire espiègle sur les lèvres.
Morin, enfin sorti de sa torpeur, fronça les sourcils avant de demander :
— Mais, chef, qu’est-ce qui se passe exactement ? Et… qui est cette… dame ?
Robinson haussa légèrement un sourcil, comme amusé par l’embarras visible de son jeune détective.
— Ah oui, c’est vrai : tu ne la connais pas encore. Thérèse est ma belle-fille.
— Bon… D’accord. Mais sauf votre respect, chef, qu’est-ce qu’elle fait ici ?
— Bonne question. Peut-être aurais-je dû vous prévenir. Vous savez tous les deux que Leclerc sera en convalescence pour une longue période. Nous ne pouvons pas compter sur lui avant plusieurs semaines.
— Pauvre Leclerc… dit Morin d’un ton attristé. Je suis allé le voir hier. Il est vraiment dans un sale état.
— C’est vrai, acquiesça Robinson. Et vous savez aussi que ses talents sont irremplaçables : il a monté notre système d’archives à partir de rien, sans compter sa connaissance approfondie des lois et sa capacité inégalée pour la recherche documentaire. De plus, il a installé notre chambre noire pour le développement des photographies, ce qui est essentiel pour nos enquêtes.
— Bien sûr, nous savons tout cela, approuva Morin. Il faudra quelqu’un pour le remplacer, c’est évident.
Un silence s’installa, durant lequel Robinson posa un regard tranquille, mais significatif sur Thérèse. L’attitude de son chef frappa enfin Morin.
— Vous plaisantez, chef, balbutia Kelly, écarquillant les yeux. C’est… c’est une femme ! Et elle est encore une fillette !
— Moi, une fillette ? répliqua Thérèse en arquant un sourcil, son ton mordant. Elle s’avança d’un pas assuré, fit un tour complet sur elle-même, laissant sa robe ample tourbillonner légèrement autour d’elle. Vous trouvez vraiment que je ressemble à une petite fille ?
— Non… enfin… ce n’est pas ce que je voulais dire, bredouilla Kelly, visiblement pris au dépourvu. Mais… travailler dans un poste de police, entourée de tous ces hommes, sans parler des criminels qui vont et viennent… Ce n’est pas sérieux, chef !
— Tu n’es pas le premier à me faire ces remarques, Kelly, répondit Robinson calmement. Le chef de police, le maire, et même le procureur général, Cartier, m’ont posé les mêmes questions.
— Cartier ? Georges-Étienne Cartier ? s’exclama Kelly, abasourdi.
— Lui-même, confirma Robinson d’un ton égal. Je le connais depuis l’enquête à Québec, celle sur l’épouse de mon ancien collègue O’Connell.
— L’affaire du Faubourg Saint-Louis ? murmura Morin.
— Oui. Nous avons gardé de bons liens depuis. Et je dois dire qu’il m’a accordé une certaine confiance en tant que policier. Comme il a une influence notable à Montréal…
— Notable ? Vous êtes modeste, chef, répliqua Morin avec un sourire. Vous trouvez toujours le moyen de nous surprendre.
Un nouveau silence tomba. Pendant ce temps, Thérèse s’avança vers le bureau de Leclerc, qu’elle examina brièvement. Tout était impeccable, comme toujours. Avec des gestes précis, elle ouvrit son sac et en sortit quelques objets : des cahiers, des crayons, deux photographies encadrées qu’elle disposa soigneusement sur le bureau, et enfin une petite statuette sculptée. Elle la porta doucement à ses lèvres avant de murmurer
— Mon porte-bonheur.
***
Tout avait commencé la veille, lors de la soirée animée de la Saint-Patrick.
Robinson, comme à son habitude, était attablé chez lui pour le souper. Rosalie, son épouse, avait préparé un repas copieux, et Thérèse, sa belle-fille, partageait la table. Cela faisait maintenant une dizaine d’années que Robinson avait épousé Rosalie Cadrin-Dupuis, une femme à la personnalité forte et au regard franc. Veuve depuis son jeune âge, elle était déjà mère de deux enfants lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Leur histoire avait débuté lors d’une enquête de Robinson à l’Asile de madame Dupuis, une institution qu’elle dirigeait avec un mélange rare de compassion et de pragmatisme. Cet endroit, qui accueillait les « mères célibataires », portait en lui une petite révolution : c’était Rosalie qui avait popularisé ce terme, en remplacement du cruel « femmes déchues » qui circulait encore trop souvent.
Rosalie avait hérité d’une belle fortune à la mort de son mari, un visionnaire parmi les premiers hommes d’affaires canadiens-français d’envergure à Montréal. Mais, femme dans un monde d’hommes, elle ne pouvait gérer directement l’entreprise. Elle avait donc choisi de vendre ses parts et de consacrer son énergie à offrir un refuge à ces femmes, transformant le manoir familial en un havre de paix.
Lorsque Robinson et Rosalie s’étaient mariés, elle avait confié l’Asile aux Sœurs de la Miséricorde pour s’installer avec son époux dans une Terrace House élégante du quartier Saint-Antoine. Ce foyer avait été leur cocon tranquille pendant plusieurs années, jusqu’à ce que Thérèse, fraîchement sortie du pensionnat chez les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, y revienne pour s’y établir.
Rosalie, avec sa vivacité coutumière, n’avait pas tardé à taquiner sa fille :
— Tu sais combien nous t’aimons, ma chère, mais tu ne veux tout de même pas passer tes belles années sous les jupes de ta mère. Il y a sûrement de beaux garçons qui attendent que tu leur fasses un signe.
Thérèse, imperturbable, leva un pied et montra ses bottillons bien lacés :
— Je n’ai pas encore trouvé chaussure à mon pied, répondit-elle.
Robinson, amusé, ajouta :
— Laisse-la donc, Rosalie. Tu sais bien qu’elle est capable de faire souffrir un homme toute une vie.
Thérèse ripostait invariablement en mimant un coup de poing sur l’épaule de son beau-père :
— C’est parce qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes comme toi pour supporter une femme comme ma mère !
Ce genre d’échange, léger et affectueux, faisait partie des habitudes de la maison. Mais ce soir-là, pendant la Saint-Patrick, une ombre planait sur leur table. Silas Robinson avait la mine sombre, le regard rivé sur une assiette qu’il semblait ne pas voir. C’était inhabituel pour cet homme généralement impassible, dont le calme stoïque avait traversé bien des tempêtes.
Rosalie, attentive, sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Elle avait ce talent rare de faire parler même les plus taciturnes, mais, ce soir, l’ombre sur le visage de son mari semblait plus lourde qu’à l’ordinaire.
— Qu’est-ce qui te tracasse, Silas ? demanda-t-elle doucement, son ton mêlant douceur et fermeté.
Il leva les yeux, un sourire forcé effleurant ses lèvres avant de disparaître aussi vite qu’il était venu :
— Ce n’est rien, Rosalie. Les affaires du bureau, rien de plus.
Elle ne lâcha pas prise, s’appuyant sur la table, son regard insistant :
— Voyons, Silas. Depuis quand ne partage-t-on plus tout ?
Un silence pesant s’installa. Thérèse, attentive, observa son beau-père avec un mélange de curiosité et d’inquiétude, tandis que Rosalie attendait patiemment, son instinct lui soufflant que ce n’était pas qu’une simple affaire de bureau. En vérité, Rosalie était bien plus qu’une épouse pour Robinson : elle était devenue sa confidente. Depuis leur mariage, il n’hésitait pas à lui confier les secrets de ses enquêtes, conscient de la valeur de son esprit affûté. Son excellente éducation chez les Sœurs de la Congrégation et son instinct infaillible lui permettaient souvent d’ouvrir des perspectives auxquelles il n’aurait pas songé.
Après un moment, il finit par lâcher :
— Il est arrivé quelque chose à Leclerc.
Rosalie redressa la tête, alarmée.
— Leclerc ? Et quoi donc ?
— Il a été attaqué dans la rue par une bande de jeunes voyous.
— Dieu du ciel ! s’exclama-t-elle, le teint blême. Et comment va-t-il ?
— Pas très bien. Je suis passé le voir avant de rentrer. Il est salement amoché.
— Que c’est triste ! Mais pourquoi l’ont-ils attaqué ?
— Sans raison apparente… Parce qu’il est policier, probablement.
Thérèse, jusque-là silencieuse, bondit presque de sa chaise.
— Comment ça, « parce qu’il est policier » ?!
— Il habite Griffintown, répondit Robinson en haussant les épaules. C’est un quartier irlandais, assez violent. Les policiers y sont rarement les bienvenus.
— C’est le monde à l’envers, marmonna Thérèse en serrant les poings. Les bons se font massacrer, tandis que les méchants courent les rues en toute impunité.
— Bah, tenta Robinson avec une pointe de lassitude, il faut les comprendre un peu. Les Irlandais de Griffintown sont parmi les plus pauvres du Canada. Ils ont affronté des épreuves dont tu n’as pas idée : la famine, les maladies, et l’exil forcé d’un pays qu’ils aimaient. Ceux qui ont survécu, c’est parce qu’ils ont appris à se battre comme des diables.
— Tu es bien généreux, je trouve, envers ces brutes, rétorqua Thérèse, les bras croisés.
— Je n’excuse pas leur violence, précisa Robinson, mais je peux comprendre ce qui les pousse à agir ainsi. Et puis, il y a quelque chose que tu ignores peut-être, Thérèse : je suis un peu Irlandais moi-même.
— Toi ? Un British de la pire espèce ?
— Eh oui, figure-toi. J’ai passé mon enfance à Limerick, en Irlande, où mon père était pasteur anglican dans une paroisse au cœur d’une communauté catholique.
— Un anglican parmi les catholiques, fit Thérèse en secouant la tête. Ça n’a pas dû être drôle tous les jours.
— C’est le moins qu’on puisse dire. Mon père s’est donné beaucoup de mal pour gagner leur confiance, mais il se heurtait sans cesse à leur méfiance. À bout de ressources et de patience, il a décidé de revenir à Londres.
— C’était si terrible que ça ?
— Terrible ? Et encore, ce n’était rien comparé à ce qui se passait dans le nord de l’Irlande, en Ulster. Là-bas, c’était une véritable guerre : catholiques et protestants s’entretuaient. Parfois, littéralement.
Un silence pesa sur la pièce, chargé de l’écho de ces paroles. Robinson se redressa légèrement, sa voix grave résonnant encore :
— Ce genre de conflits… ce sont des guerres fratricides. Et elles perdurent encore aujourd’hui, sous d’autres formes.
Rosalie échangea un regard avec Thérèse. Ces longues phrases, ce ton empreint d’une gravité inhabituelle… Silas Robinson n’était pas homme à s’étendre en longs discours. Il était clair que ce qui était arrivé à Leclerc l’affectait bien plus qu’il ne voulait le laisser paraître. Un silence pesant s’abattit sur la tablée, comme si les mots eux-mêmes avaient été frappés d’interdiction. Même le bruit des couverts s’estompa, laissant seulement le craquement du bois dans l’âtre pour remplir l’espace. Ce n’est qu’au moment où Rosalie apporta le dessert, une tarte à la farlouche parfumée, que la conversation reprit timidement.
— Leclerc ne sera pas sur pied avant longtemps, je suppose ? demanda Rosalie, rompant enfin le silence, son regard cherchant celui de son mari.
Robinson poussa un profond soupir, ses épaules se voûtant légèrement sous le poids de l’inquiétude.
— Il en a pour plusieurs semaines… si ce n’est plus, répondit-il gravement. Peut-être même ne reviendra-t-il jamais.
— C’est ton adjoint le plus proche, dit-elle doucement.
— À qui le dis-tu ! s’exclama Robinson, sa voix chargée d’une amertume contenue. Nous avons bâti ensemble le service des détectives de la police de Montréal. Avant cela, il avait été mon adjoint lorsque j’étais encore détective privé. Qu’est-ce que je vais faire sans lui ?
Le silence retomba un instant, lourd comme une chape. Puis, d’un ton réfléchi, Thérèse déclara :
— Il faudra que tu lui trouves un remplaçant.
— C’est vite dit. Leclerc est irremplaçable.
Thérèse croisa les bras, un éclat de défi dans le regard.
— Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, répondit-elle du tac au tac.
— Peut-être, concéda-t-il. Mais qui ?
— Pourquoi pas moi ?
Rosalie et Robinson se tournèrent vers elle comme si elle avait proféré un blasphème.
— Toi ? s’étrangla Rosalie.
— Oui, moi ! répliqua Thérèse, une lueur malicieuse dans les yeux. Qu’est-ce que tu en penses, Silas ?
Robinson demeura interdit, cherchant ses mots. Il n’avait jamais voulu que les enfants de Rosalie l’appellent « papa ». « Vous n’avez qu’un seul papa », leur disait-il souvent. Mais à cet instant, il sentit le poids d’une autorité qu’il aurait préféré ne pas exercer.
— Voyons, chérie, dit-il enfin, avec un ton qui se voulait apaisant. Tu es capable de beaucoup de choses, c’est indéniable. Mais policier… Ce n’est pas un métier pour une femme.
Thérèse esquissa un sourire ironique.
— Je ne veux pas être policier. Leclerc n’était pas non plus policier, mais avocat. Et toi, d’ailleurs, tu étais détective privé avant qu’on te recrute.
— Certes, mais j’ai quand même été policier à Londres avant cela.
— Leclerc, lui, ne l’était pas, répliqua Thérèse du tac au tac. Tu as souvent vanté son travail : ses prises de notes impeccables, sa recherche documentaire minutieuse, ses photographies. Tu n’as jamais dit qu’il affrontait des bandits ou qu’il se battait sur le terrain.
Robinson réfléchit un instant, jouant distraitement avec la lame de son couteau.
— Effectivement, concéda-t-il. Leclerc avait ses forces et ses faiblesses. Le travail de terrain n’était pas pour lui. Kelly et Morin s’en chargeaient très bien. La plupart du temps, Leclerc restait en retrait. C’est d’ailleurs pour ça qu’il n’a pas pu se défendre correctement quand il a été attaqué. Il n’avait pas l’habitude de ce genre de situations. Kelly, lui, aurait réagi autrement.
— J’en reviens donc à ma proposition, dit-elle en se redressant légèrement. Écoute, Silas, je suis pleine de ressources. J’étais l’une des meilleures élèves du collège. Tu n’as qu’à demander aux Sœurs.
— Ça, je le sais bien. Mais tu n’as pas la formation.
— Tu sais que je voulais être avocat en sortant du collège. J’avais même commencé à étudier les lois pour me préparer. Mais une femme ne peut pas devenir avocat, n’est-ce pas, maman ? Ce n’était pas ton rêve non plus, à ton époque ?
Rosalie, qui avait observé l’échange avec attention, prit la parole d’un ton mélancolique.
— C’est vrai, admit-elle. J’avais moi aussi pensé devenir avocat, comme ton grand-père.
— Et pourtant, tu m’as encouragée à étudier le droit, insista Thérèse, comme tu l’as fait pour Aimé.
— Oui, c’est vrai, concéda Rosalie, son regard se perdant dans le vide. Mais les temps ne sont pas encore mûrs pour nous, les femmes. Et cela me désole.
— Je suis certaine que j’aurais fait un excellent avocat. Au collège, on organisait des joutes rhétoriques, et je gagnais toujours. J’aime lire, étudier, et je suis curieuse de nature. En rédaction, j’étais toujours la première de ma classe. Pourquoi pas moi, Silas ?
Robinson écoutait attentivement la conversation entre Rosalie et Thérèse, les coudes posés sur la table, ses doigts croisés sous son menton. Ses yeux allaient de l’une à l’autre, comme s’il évaluait les arguments dans un débat judiciaire. Finalement, il rompit son silence.
— C’est vrai que tu as des qualités indéniables pour la recherche documentaire, dit-il en hochant lentement la tête.
— Absolument ! Tu sais, en classe, j’étais souvent sollicitée pour faire des exposés. Les Sœurs m’ont toujours félicitée pour ma rigueur. Et, si je peux me permettre, j’étais capable d’argumenter comme un avocat.
Rosalie, qui débarrassait les assiettes, se retourna vers elle avec un sourire affectueux.
— Ça, je peux le confirmer, répondit-elle en riant. Je ne compte plus le nombre de discussions interminables qu’on a eues sur tous les sujets possibles. C’est rare que j’avais le dernier mot avec toi.
— Tu exagères, maman. Je suis une bonne petite fille, voyons. Et puis, tout le monde sait que mes parents ont toujours raison, ajouta-t-elle avec une fausse modestie, un sourire en coin.
Cette remarque déclencha un éclat de rire général qui dissipa la tension. Le dessert terminé, Rosalie reprit sa tâche, tandis que Robinson, toujours pensif, brisa à nouveau le silence.
— Dis-moi, Thérèse, tu es vraiment sérieuse dans ta proposition ?
— Mais oui, Silas. Je suis libre de mes actions et prête à prendre la relève dès maintenant.
— Et ton emploi chez le photographe ? Perrault, c’est bien ça ?
— Perrault, confirma-t-elle en haussant les épaules. Bah, il pourra se passer de moi. Au fait, Silas, tu disais que Leclerc était le photographe attitré de la police ? Eh bien, ça, je sais faire aussi.
Robinson fronça légèrement les sourcils, visiblement plongé dans une réflexion intense. C’est alors que Rosalie, déposant un plateau sur le buffet, intervint avec un mélange de douceur et de fermeté :
— Ma pauvre fille, travailler pour la police, ce n’est pas comme prendre des photos de mariage. Tu seras entourée d’hommes qui ne te feront pas de cadeau, je te le garantis.
Thérèse, indomptable, redressa ses poings et les agita légèrement avec un sourire narquois.
— Je suis capable de me défendre, crois-moi !
— Ça, je n’en doute pas. Mais ce métier reste dangereux.
— Certainement. J’en conviens. Mais, Silas, n’as-tu pas dit que Leclerc évitait toujours les situations dangereuses ?
— Effectivement, admit Robinson, ses doigts tapotant doucement la table. On faisait en sorte qu’il reste loin des criminels. Avec son gabarit, il n’aurait eu aucune chance de toute façon.
— Alors voilà, reprit Thérèse, imperturbable. Je pourrais me limiter au travail de bureau. Tu le dis toi-même : pour la recherche documentaire, on passe plus de temps dans une bibliothèque que dans la rue.
Robinson acquiesça, mais son regard demeurait prudent.
— C’est certain, oui. Cependant, en tant que photographe, tu devras examiner des cadavres. Et je te préviens : nos cadavres ne sont pas très beaux à voir.
Thérèse, loin de se laisser intimider, redressa le menton, un éclat de défi dans les yeux.
— Mais je ne suis pas une catiche, tu sais bien ! … Alors, qu’est-ce que tu en penses, Silas ?
Un long silence s’installa. Robinson baissa la tête, ses mains serrées devant lui, visiblement partagé entre sa raison et l’audace de Thérèse. Enfin, il releva les yeux et répondit d’un ton mesuré :
— Je vais y réfléchir.
— Sérieusement ? demanda Thérèse, un sourire triomphant prêt à éclore.
— Sérieusement, confirma Robinson en se levant lentement de sa chaise. Mais laisse-moi dormir là-dessus.
Le ton de sa voix, bien que grave, portait une lueur de considération. Thérèse, satisfaite d’avoir semé une graine dans l’esprit de son beau-père, se leva à son tour, un sourire discret aux lèvres. Rosalie, elle, observait la scène avec une pointe d’appréhension, mais aussi une fierté qu’elle ne chercha pas à dissimuler.
Fort intéressant!
À suivre!
Merci!
C’est le but, Jean-François.
Combien elle est habillée élégamment cette Thérèse « une fillette » aux dires de Kelly!!! Mais toute une fillette qui va certes brasser de belles idées et plusieurs émotions. J’ai quasi reconnu Scarlett O’Hara dans cette photo mais en plus douce et pure!
Et du caractère avec ça!