Griffintown-Chapitre 5

La Maison des morts

18 mars, samedi après-midi

— Pas le temps de t’installer, Dupuis ! Tu viens avec moi.

La voix sèche de Robinson résonna dans la petite salle à peine réchauffée par un poêle à bois qui crachotait. Le détective avait déjà revêtu son manteau de laine épaisse, une neige mêlée de pluie battait les vitres et s’infiltrait par les fentes des fenêtres mal calfeutrées.

Miss Dupuis, encore engourdie par l’ampleur de son nouveau poste, se redressa, les yeux écarquillés. Son regard croisa celui des autres membres de l’équipe, toujours ahuris par la décision du chef de remplacer Leclerc par cette jeune femme.

— Oui, chef ! répondit-elle d’une voix claire, quoique teintée d’appréhension. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Prends tes cahiers et l’appareil photo. On va à la « maison des morts ». Un cadavre nous y attend pour les photos.

L’annonce fit l’effet d’un frisson collectif. Le corps retrouvé ce matin dans la ruelle derrière la taverne de Kate Scanlan, avait été transporté au McGill College. Là, le docteur George Campbell, doyen de la Faculté de médecine, l’attendait pour une autopsie.

Campbell, silhouette austère et esprit acéré, jouissait d’une réputation aussi tranchante que son scalpel. Les étudiants le redoutaient autant qu’ils l’admiraient. Ses cours de médecine légale, une discipline encore balbutiante au Canada, attiraient des foules malgré l’odeur suffocante d’alcool âcre qui flottait dans la salle de dissection.

La « maison des morts », ainsi baptisée par les étudiants, était une pièce sombre à l’atmosphère saturée d’humidité et d’alcool. Le sol, jonché de sciure, avalait le bruit des pas, mais ne masquait pas l’odeur persistante qui s’élevait des cuves en contrebas. 

Pendant que Miss Dupuis s’éclipsait pour récupérer l’équipement dans la chambre noire aménagée par Leclerc, Robinson, fut intercepté par Kelly et Morin.

— Chef, vous n’y pensez pas ! dit Kelly, fronçant les sourcils. Vous allez vraiment amener la petite avec vous ?

— Miss Dupuis, Kelly. Elle est votre collègue, désormais, répliqua Robinson, posant un regard dur sur l’inspecteur. Vous l’appellerez Miss Dupuis ou Dupuis, c’est clair ?

— Oui, oui, Miss Dupuis. Mais tout de même… Vous allez lui faire voir un cadavre ? Une jeune femme comme elle ? insista Kelly, appuyant délibérément sur le mot « Miss ».

— Elle doit bien commencer quelque part, trancha Robinson, sans se démonter.

— Chef, une femme, c’est fragile, renchérit Morin en haussant les épaules. Elle va éclater en sanglots ou tourner de l’œil dès qu’elle verra un corps.

— Fragile, vraiment ? répondit Robinson, en plantant ses yeux dans ceux de Morin. As-tu déjà lavé un cadavre mort du choléra, comme ces milliers de femmes l’ont fait dans ce pays ? Bien sûr que non. N’as-tu jamais tenu dans tes bras un enfant mort de dysenterie, comme tant de mères et d’épouses ont dû le faire ?

Morin ouvrit la bouche, mais aucun mot ne vint.

— Ce n’est pas la même chose…, murmura-t-il finalement.

— En quoi, exactement, est-ce différent ?

Morin resta interdit, cherchant une réponse, mais Robinson coupa court.

— Bon, si vous avez fini vos jérémiades, au travail. Kelly, tu mentionnais quelque chose à propos de la Banque de Montréal ?

— Oui, des voleurs sont entrés et se sont emparés d’une bonne somme d’argent. Ils étaient armés de pistolets, répondit Kelly, l’air grave.

— On ne voit pas ça souvent ici, fit remarquer Morin, en fronçant les sourcils.

— C’est une mode qui vient des États-Unis, précisa Robinson, en ajustant son pardessus épais pour se protéger du froid. Là-bas, des bandits sillonnent les villes du Nord pour dévaliser des banques. On dit que c’est ainsi que les Confédérés financent leur guerre contre le Nord.

Morin secoua la tête, visiblement peu convaincu.

— Vous vous occuperez de cela tous les deux, trancha Robinson. Moi, je file à la maison des morts avec Thér… Dupuis.

À cet instant précis, Miss Dupuis fit son apparition dans la pièce, les joues légèrement rosies, trahissant une récente activité dans l’enceinte du bâtiment. Son manteau de laine anthracite portait encore quelques traces de poussière, et quelques mèches de cheveux s’échappaient de son chapeau de feutre noir, désordonnées par l’effort. Ses bras étaient chargés : dans une main, elle tenait une boîte de bois rectangulaire, d’un poids évident, et dans l’autre, un lot de bâtons destinés à constituer un trépied.

— Un Dubroni… vous vous rendez compte, chef ? lança-t-elle avec un enthousiasme à peine contenu. Un Dubroni ! C’est la toute dernière invention en matière de photographie. Leclerc était véritablement à l’avant-garde de son temps. 

— Si tu le dis…, répondit Robinson, distrait, en haussant un sourcil.

— Je devrais retourner à la maison pour me changer, poursuivit-elle en jetant un coup d’œil à sa tenue.

Elle portait toujours sa robe de sortie en satin rouge cerise, élégante, mais peu adaptée à la rudesse du travail qu’elle s’apprêtait à effectuer. 

— Pas le temps ! rétorqua Robinson, d’un ton ferme. La première chose à comprendre dans ce métier, c’est que le temps joue toujours contre nous et pour les meurtriers.

Miss Dupuis pinça les lèvres, résignée.

— Bon, d’accord, si vous insistez. Mais c’est une robe de sortie, pas de travail…

— Et alors ? répondit Robinson, impassible.

Elle soupira, mais n’ajouta rien.

— Rien, rien… ça va, finit-elle par dire, en réajustant ses affaires dans ses bras.

Elle pivota sur ses talons et, sans un mot de plus, se dirigea d’un pas rapide vers l’escalier. Le claquement rythmé de ses bottines contre le plancher résonnait dans l’air humide et froid du grand escalier. Robinson, jetant un dernier regard vers Kelly et Morin, la suivit, enfonçant son chapeau melon sur sa tête pour se protéger du vent glacial.

À l’entrée de l’édifice Bonsecours, un cab de police attendait sous la neige fine qui tombait en silence, transformant les pavés inégaux en une mosaïque blanchie. Robinson avait opté pour ce véhicule plutôt que pour sa chaise de police habituelle, bien trop étroite pour lui, Miss Dupuis, et le matériel photographique qu’elle transportait. De plus, une chaise de police, avec son toit sommaire, ne les aurait guère protégés des intempéries.

— Heureusement qu’il neige, dit Robinson en aidant Miss Dupuis à monter dans la voiture. Je déteste la pluie.

— Pour un Londonien, tu as dû être servi, répondit-elle en relevant un pan de son manteau pour s’asseoir sans froisser sa robe.

— Et pourquoi crois-tu que j’aie immigré au Canada ? répliqua-t-il en s’installant à ses côtés.

Le cab noir était une version rudimentaire des voitures de police, avec l’inscription « Police » peinte en grosses lettres blanches sur ses flancs. Il évoquait une petite diligence, robuste mais austère. À l’avant, le constable conducteur était emmitouflé dans un épais manteau de laine, son chapeau rabattu contre les flocons, tandis qu’un toit de bois sommaire protégeait sa tête. Derrière lui, la boîte fermée qui constituait la cabine comportait deux bancs rudimentaires, plaqués contre les parois, où six passagers pouvaient s’asseoir en se faisant face.

L’intérieur était loin d’être confortable. Les roues à rayons de bois, surdimensionnées à l’arrière, offraient une stabilité relative, mais l’absence de suspension signifiait que le moindre nid-de-poule ou caillou se répercutait dans tout l’habitacle. Et à Montréal, les rues en étaient truffées.

Le trajet fut interminable. Le cheval, dont la robe sombre luisait sous la neige fondue, glissait régulièrement sur les pavés glissants ou s’enfonçait dans la boue des routes dégelées. Robinson, secoué comme un sac de pommes de terre, utilisa ce temps pour informer Miss Dupuis.

— L’homme qu’on va voir était à la taverne de Scanlan hier soir. Une rixe a éclaté, et il n’en est pas sorti vivant. 

Miss Dupuis écoutait attentivement, retenant son souffle chaque fois que le cab basculait brusquement, ses mains crispées sur sa précieuse boîte contenant le Dubroni.

Enfin, ils atteignirent l’Université McGill, que tout le monde appelait encore McGill College. L’institution s’élevait majestueusement sur les anciennes terres d’un riche marchand écossais, un empire de fourrures transformé en legs académique. Les bâtiments, austères, mais imposants, dominaient un domaine jadis agricole.

À l’entrée, une route de terre bordée d’un trottoir bien entretenu menait à deux immenses portes en bois sculpté. Ces dernières, toujours ouvertes, étaient fixées à des piliers de pierre ornés de sculptures ressemblant vaguement à des chapeaux grotesques qui rappelaient les personnages de la Commedia dell’Arte.

Robinson et Miss Dupuis pénétrèrent dans la salle de dissection. La pièce à peine réchauffée par un poêle en fonte relégué dans un coin imposait un silence solennel.

Au centre trônait une table en bois massif, usée par le temps et les innombrables dissections. À côté, une table en métal, lisse et fonctionnelle, était dédiée aux autopsies. Sur le mur du fond, une rangée de citernes d’acier contenait les corps en attente ; la glace, régulièrement remplacée, préservait ces restes humains dans une immobilité macabre.

Miss Dupuis, emmitouflée dans son manteau, serra son matériel contre elle, intimidée par l’atmosphère lugubre du lieu. Robinson, imperturbable, jeta un regard circulaire à la pièce avant de lâcher d’un ton sec :

— Bon, mettons-nous au travail.

Le docteur Campbell attendait ses visiteurs dans une pièce austère, dont les murs, blanchis à la chaux, portaient encore les traces d’une humidité persistante. Une odeur âcre de désinfectant flottait dans l’air, mêlée à celle, plus lourde, de la chair humaine en décomposition. À ses côtés se tenait un jeune homme, vêtu avec une précision presque excessive : un veston gris anthracite bien ajusté et une cravate mal nouée. À n’en pas douter, il devait être l’un de ses étudiants.

— Docteur Campbell, salua Robinson en tendant une main ferme.

— Robinson.

La poignée de main entre les deux hommes, rapide et professionnelle, évoquait davantage un échange entre hommes d’affaires que le salut de confrères. À quelques pas de là, Miss Dupuis s’était approchée discrètement. Robinson se tourna vers elle et fit les présentations.

— Thérèse Dupuis, mon assistante.

Les regards que lui jetèrent le docteur et son étudiant auraient aussi bien pu être dirigés vers une bête curieuse échappée d’un zoo. Leur incrédulité était palpable.

— Qu’est-ce qu’elle fait ici ? s’exclama le docteur Campbell, d’un ton empreint d’une froide désapprobation.

— Elle m’assiste pour prendre des notes. Et elle photographiera le cadavre, ajouta Robinson sans se départir de son calme.

Le docteur Campbell écarquilla les yeux, comme s’il venait d’entendre la plus absurde des affirmations.

— Vous voulez rire, Robinson ! Une femme ?!

— Aux dernières nouvelles, c’est une femme, en effet, répondit Robinson avec une pointe d’ironie.

Miss Dupuis, imperturbable, esquissa un sourire avenant, un sourire d’une maîtrise parfaite. Elle s’attendait à ce genre de réaction et elle savait que son calme et son assurance étaient ses meilleurs atouts face à ce genre d’attitude. Pendant ce temps, le jeune étudiant ne pouvait détacher son regard d’elle, bouche bée. Il semblait à la fois fasciné par sa beauté élégante et par l’audace qu’elle incarnait.

Le docteur Campbell, agacé, tourna les talons avec brusquerie, et le groupe suivit en silence. Ils traversèrent la pièce jusqu’au fond, où un cadavre reposait sur une table de dissection. Cette dernière, un meuble singulier, comportait une plaque de métal aux bords relevés, montée sur des pieds amovibles. Une simple lampe à huile diffusait une lumière vacillante, créant des ombres inquiétantes qui dansaient sur les murs. La table, usée par le temps, portait encore des marques sombres laissées par des dissections passées.

— Je vous préviens, mademoiselle, déclara Campbell en s’arrêtant devant le corps. L’homme est nu.

Miss Dupuis, loin d’être décontenancée, répondit d’une voix posée :

— Notre père Adam l’était aussi dans le paradis terrestre… Avant la chute, bien sûr.

Campbell, pris de court par cette réplique, se contenta de froncer les sourcils avant de poursuivre :

— Avez-vous déjà vu des cadavres avant aujourd’hui ?

— Quelques-uns, mentit-elle avec une aisance déconcertante.

Robinson, voyant l’échange s’alourdir, prit la parole pour recentrer la discussion.

— Alors, docteur, que pouvez-vous nous dire sur notre client ?

Campbell haussa légèrement les épaules, ses mains croisées derrière son dos.

— La cause de la mort n’est pas un mystère. Il a été poignardé à quatre reprises. L’homme s’est vidé de son sang en une quinzaine de minutes.

— Et l’heure de la mort ? insista Robinson.

— Quand je l’ai examiné ce matin, la rigidité cadavérique n’était pas complète, elle n’avait pas encore atteint les jambes. Je dirais qu’il est mort entre deux et quatre heures du matin.

— Vous ne pouvez pas être plus précis ? reprit Robinson avec une légère impatience.

— Vous savez bien que non. Si je devais avancer une hypothèse, je dirais trois heures. Mais je suis un scientifique, monsieur, pas un devin.

Robinson, habitué à ces limites, poursuivit tout de même :

— Et pour la lividité cadavérique ? Le corps a-t-il été déplacé ?

— Vous l’avez retrouvé recroquevillé sur le côté ? demanda le docteur, levant un sourcil.

— C’est exact.

— Alors, il est mort ainsi. Le corps n’a pas été bougé.

Tandis que les deux hommes échangeaient à voix basse, Miss Dupuis, sans perdre une seconde, sortit un cahier et un crayon de la besace de Robinson. Ses doigts agiles couraient déjà sur le papier, capturant chaque mot. Puis, d’un pas déterminé, elle s’approcha du cadavre étendu sur la table. Le vent froid s’infiltrait par les interstices des fenêtres, ajoutant une froideur supplémentaire à l’atmosphère déjà lugubre.

Elle se pencha au-dessus du visage livide, son regard perçant détaillant chaque contour.

— N’y touchez pas, mademoiselle ! lança brusquement le docteur Campbell, la voix éraillée par l’irritation.

Miss Dupuis haussa un sourcil, mais ne daigna même pas lever la tête. Elle tourna légèrement sa tête vers Robinson et déclara, d’un ton tranchant :

— Chef, il n’a aucune contusion au visage. Vous ne trouvez pas cela étrange ? Vous avez dit qu’il s’était battu à la taverne. Il devrait y avoir des traces, non ?

Ses doigts effleurèrent l’air au-dessus du cadavre, jamais la peau. Elle descendit méthodiquement, scrutant chaque détail du torse dénudé et des membres, ses yeux brillants d’une curiosité presque scientifique.

— Pas de bleus à la poitrine, ni nulle part ailleurs… conclut-elle en murmurant pour elle-même. Cet homme n’a pas été frappé. Il a uniquement été poignardé.

Robinson croisa les bras, un pli soucieux au coin des lèvres.

— Très bien vu, Dupuis. Notez tout ça avec précision.

Satisfaite, elle se redressa et griffonna rapidement dans son cahier. Pendant ce temps, le docteur la fixait d’un regard sombre, ses sourcils broussailleux accentuant son expression maussade.

— Nous allons prendre des photos, dit Robinson d’un ton ferme. Dupuis, préparez-vous.

Miss Dupuis balaya la pièce d’un regard calculateur, sa mâchoire légèrement crispée, avant d’annoncer :

— Non, ça ne fonctionne pas.

— Qu’est-ce donc, Miss ? s’enquit le docteur, narquois. Le décor ne vous plaît pas ? Pas assez champêtre à votre goût ?

— Pas assez de lumière ! répliqua-t-elle sèchement, ignorant le sarcasme.

Elle donna une série d’instructions aux trois hommes. Sous sa supervision autoritaire, le corps et la lourde table furent déplacés jusqu’à une fenêtre d’où filtrait une lumière blafarde. Le froid mordant s’intensifia chaque fois qu’un courant d’air traversait la salle, mais aucun ne protesta. Le cadavre fut arrimé solidement à la verticale à l’aide de courroies épaisses, et les barres de soutien furent fixées avec des goupilles robustes.

— Parfait, dit-elle enfin, satisfaite.

Avec une habileté qui força l’admiration, elle déplia le trépied de bois et fixa l’appareil Dubroni avec un soin méticuleux. Elle vissait les éléments avec précision, l’expression concentrée, insensible aux regards des hommes qui l’observaient en silence. Une fois tout en place, elle versa un liquide depuis une petite burette, balança doucement l’appareil, et annonça :

— Je suis prête.

Elle colla son œil à l’objectif, ajusta le cadrage, puis, après un instant suspendu :

— C’est bon. On peut tout remballer.

Le docteur Campbell grogna, exaspéré :

— Tout ça pour ça ?

Miss Dupuis, un sourire désarmant au coin des lèvres, répliqua sans hésiter :

— Prendre des photos, docteur, c’est comme certaines rencontres : plus vite c’est fini, mieux c’est.

Pantois, Campbell ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Robinson, lui, détourna la tête pour cacher un sourire amusé.

Dans un silence ponctué par les craquements du plancher, les trois hommes s’affairèrent à repositionner le corps. La table fut à nouveau abaissée et repoussée au centre de la pièce, tandis que Miss Dupuis, imperturbable, démontait son équipement. Ses gestes étaient rapides, précis, presque mécaniques.

Campbell, toujours bougon, s’adressa à son étudiant sans lever les yeux vers Miss Dupuis :

— Dites au petit personnel d’aller replacer le corps dans l’une des citernes.

Robinson et le docteur Campbell quittèrent la salle à grands pas, discutant à mi-voix. L’étudiant hésita un instant, puis s’avança vers Miss Dupuis. Les mains encore légèrement tachées de poudre antiseptique, il se racla la gorge avant de lancer en français :

— On ne nous a pas présentés. Je m’appelle Jean-Baptiste Turmel.

Il lui tendit la main, qu’elle serra brièvement, son regard l’étudiant avec une neutralité polie.

— Je tiens à m’excuser pour l’attitude de mon patron, ajouta-t-il en baissant légèrement les yeux.

— Merci, répondit-elle simplement, d’un ton neutre mais sans hostilité.

Turmel esquissa un sourire timide, comme pour s’assurer qu’il ne l’avait pas offensée.

— Ne vous en faites pas, poursuivit-il. Il est désagréable avec tout le monde, en particulier avec ses étudiants.

Miss Dupuis ne répondit pas, concentrée sur la fermeture de la boîte de son appareil. Elle s’apprêta à soulever la caisse d’une main et le trépied de l’autre, mais Turmel se précipita pour l’aider.

— Permettez-moi, dit-il en saisissant le trépied.

— Je suis capable toute seule, répliqua-t-elle, arquant un sourcil.

— Je n’en doute pas une seconde, répondit-il avec un sourire éclatant. Mais cela me ferait plaisir de vous donner un coup de main.

Miss Dupuis hésita, puis céda le trépied avec une réticence visible. Ils se mirent en marche vers la sortie, leurs pas résonnant sur les dalles froides du sol, ponctués par le grincement de vieilles charnières alors qu’une fenêtre se refermait sous un coup de vent.

— Il y a longtemps que vous travaillez pour la police ? demanda-t-il, cherchant visiblement à prolonger la conversation.

— J’ai commencé aujourd’hui, répondit-elle sèchement.

— Pourtant, on dirait que vous avez fait cela toute votre vie, fit-il avec un mélange d’admiration et de sincérité. Vous avez de l’aplomb, mademoiselle.

Elle répondit d’un petit signe de tête. Après une courte pause, peut-être par politesse, elle demanda :

— Et vous, il y a longtemps que vous étudiez la médecine ?

— Pas vraiment, avoua-t-il. Vous savez, je n’étais pas destiné à ce métier. Mon père voulait que je reprenne notre commerce familial. Mais j’ai toujours voulu être médecin.

Il marqua une pause, le regard un peu perdu dans ses souvenirs.

— Je ne sais pas comment il a fait, mais il a trouvé l’argent pour m’envoyer étudier.

Miss Dupuis l’observa en silence, une ombre d’intérêt éclairant son visage.

— Et vous aimez cela ?

— Oui… beaucoup. J’aime la formation. Mais le milieu, un peu moins.

— Pourquoi donc ?

— Très peu de Canadiens français étudient la médecine ici, et je ne me suis pas fait beaucoup d’amis parmi mes collègues.

Ils sortirent de l’édifice. Un silence inconfortable s’installa entre eux, ponctué par le claquement rythmique de leurs pas sur le sol gelé.

La neige avait cessé, laissant derrière elle une humidité glaciale qui s’infiltrait jusqu’aux os. Turmel serra son manteau autour de lui, mais Miss Dupuis ne semblait pas affectée par le froid, emmitouflée dans un manteau épais et une écharpe sombre.

Arrivée au cab, elle déposa sa boîte à l’intérieur où Robinson l’attendait, assis sur un banc, patient comme un vieil ours. Elle tendit la main vers le trépied que Turmel tenait toujours.

— Merci de votre aide, monsieur Turmel, dit-elle, son ton redevenu professionnel.

— Ce fut un plaisir de vous rencontrer, Miss Dupuis, répondit-il en lui tendant une nouvelle fois la main.

Elle la serra, mais cette fois, il ne la lâcha pas immédiatement.

— Pensez-vous qu’il serait possible de vous revoir ? demanda-t-il, l’espoir teintant sa voix.

Miss Dupuis répondit par un sourire, un sourire qui semblait à la fois franc et réservé. Elle retira sa main, monta dans le cab avec grâce, tenant son manteau et sa jupe des deux mains, puis ferma la porte en silence, toujours souriante.

Robinson, qui observait la scène d’un œil amusé, lança en donnant l’ordre au cocher de retourner au poste de police :

— On dirait bien que Cupidon a frappé !

— Qu’est-ce que tu racontes, Silas ? répondit-elle, surprise par son ton léger.

— Ne me dis pas que tu n’as pas vu comment il te regardait, le beau jeune homme. Tu ne le trouves pas charmant ?

— Silas, nous sommes au travail, dit-elle d’un ton sec.

— N’empêche, murmura-t-il avec un sourire en coin.

Ils laissèrent la conversation en suspens. Le silence, à peine troublé par le bruit des sabots sur le pavé mouillé, accompagna le reste du trajet.