Griffintown-Chapitre 6

Father Dowd

19 mars, dimanche après-midi

Après avoir reçu le rapport d’autopsie du docteur Campbell en cette froide matinée de samedi, Robinson et Miss Dupuis avaient regagné le poste de police. La neige tombait en fine poussière, tourbillonnant sous l’effet d’un vent glacial. Plus tard, après avoir pris un dîner frugal chez elle et troqué sa robe de sortie rouge cerise contre une tenue plus pratique, Miss Dupuis s’attela à son travail. Le développement des photographies exigeait une patience méticuleuse, et les odeurs âcres des produits chimiques empliraient bientôt le réduit qu’elle utilisait comme chambre noire.

De son côté, Kelly avait passé sa matinée à sillonner Griffintown, tentant de soutirer des informations à ses rares contacts dans le secteur. Le quartier irlandais restait un bastion de méfiance envers la police, et l’air froid semblait alourdir les silences gênés de ceux qu’il interrogeait. Pas une adresse pour Walsh, pas même un indice.

— Certains le connaissent, j’en suis certain, mais on dirait qu’ils ont peur de me parler de lui, lâcha-t-il en grognant lorsqu’il retrouva Robinson au poste.

Ce dernier fronça les sourcils. Les pistes s’amenuisaient. Décidé à interroger Murphy, devenu le principal suspect, Robinson avait dépêché un constable pour aller le chercher. L’homme revint bredouille : la maison était vide, pas un signe de Murphy ni de son épouse.

La frustration grandissait. Les informations sur les deux individus mêlés à la bagarre dans la taverne de Kate Scanlan étaient maigres, bien trop maigres. Robinson se résolut à exploiter l’unique piste restante : la patronne de la taverne avait mentionné que Murphy faisait du bénévolat à la paroisse Saint-Patrick. Peut-être s’y trouvait-il ? 

***

Le lendemain, après la grand-messe et le repas dominical, Robinson et Morin prirent la route à bord de la chaise de police, que le chef dirigeait d’une main ferme. Le vieux cheval noir avançait d’un pas mesuré, ses sabots frappant la terre où la neige fondante mêlée à la gadoue reflétait une lumière grise et morne. Les maisons alignées le long des rues semblaient figées dans le froid, leurs fenêtres embuées par la chaleur intérieure contrastant avec l’air glacé. Robinson, les épaules voûtées sous son manteau épais, connaissait bien les initiatives de Father Dowd. Depuis des années, le prêtre rassemblait des vêtements pour les nécessiteux dans le sous-sol voûté de la paroisse. Si Murphy se trouvait quelque part ce jour-là, c’était sans doute là qu’il fallait chercher.

— Alors, Morin, où en êtes-vous avec votre affaire de vol de banque ? demanda Robinson d’un ton bourru tout en remontant d’une main le col de son manteau contre le vent piquant.

— Nous savons qu’ils étaient deux. Ils portaient des masques et étaient armés. Ce sera difficile de les identifier.

— Est-ce qu’ils ont brutalisé le personnel ? poursuivit Robinson.

— Non. Pas besoin. Quand vous avez un pistolet braqué sur la tempe, vous obéissez sans discuter.

— Et combien d’argent ont-ils pris ?

— Le directeur n’en est pas sûr. Il doit encore faire l’inventaire.

Robinson hocha la tête, son regard perdu dans les volutes de fumée blanche qui s’élevaient des cheminées environnantes.

— Qu’en pensez-vous, Kelly et toi ?

Morin haussa les épaules, le visage sombre.

— D’après les témoignages, ces types ne sont pas novices. Ils connaissent leur affaire.

— Une description, peut-être ? Leur taille, la couleur de leurs yeux ? Ils parlaient français ou anglais ?

— Ils étaient prudents. Pas un mot. Ils ont écrit leurs exigences sur un bout de papier.

— Vous avez ce papier ?

— Non, chef. Ils l’ont repris avant de partir.

Robinson gronda, les mâchoires serrées.

— Diable! ces deux-là ne sont pas des amateurs. Peut-être des Américains ?

— Non, je ne crois pas. Ils connaissaient les lieux. Les témoins pensent qu’ils étaient déjà venus plusieurs fois à la banque. Je n’ai pas de doute là-dessus. Jeunes, agiles, minces. Mais rien d’inhabituel pour leur taille.

Robinson réfléchit un instant, ses bottes craquant sur une plaque de glace sur le plancher de la chaise.

— Il faudrait fouiller dans les archives. Peut-être qu’on a déjà pincé des voleurs avec le même modus operandi.

— Ce n’est pas impossible, mais je serais surpris. Ce genre de braquage reste rare ici, répondit Morin.

Le vent emportait leurs paroles dans la rue déserte du dimanche, mêlant leurs voix aux murmures de la ville engourdie.

La voiture s’immobilisa devant l’église Saint-Patrick, dont les flèches imposantes semblaient transpercer un ciel gris chargé de nuages lourds. Morin descendit en premier, le col de son manteau en laine relevé contre un vent glacial qui s’engouffrait entre les bâtiments. Il attacha les rênes du cheval noir à un poteau non loin de l’entrée, caressant brièvement le museau de l’animal pour calmer son agitation. Les rues, engluées dans un mélange de neige fondante et de plaques de glace, reflétaient une lumière blafarde et diffuse.

Robinson, enveloppé dans un manteau épais et coiffé de son éternel chapeau melon, mit pied à terre à son tour en ajustant ses gants de cuir. Les deux hommes descendirent quelques marches menant à l’entrée latérale, puis s’engouffrèrent dans le sous-sol de l’église, où l’atmosphère contrastait avec le froid extérieur. Une chaleur modeste, amplifiée par l’odeur des vêtements usés et du bois humide, régnait dans la pièce faiblement éclairée.

Autour de longues tables disposées en rangées, quelques hommes et femmes s’affairaient à trier des vêtements, échangeant des paroles à voix basse. Robinson repéra immédiatement Father Dowd, une haute silhouette en soutane noire, occupé à plier une chemise. Malgré son allure sévère, il se mêlait aux bénévoles avec une simplicité désarmante.

— Bonjour, Father Dowd, lança Robinson en s’approchant, retirant son chapeau avec respect. Robinson, chef des détectives de la police de Montréal.

Le prêtre releva la tête, un sourire poli illuminant brièvement son visage marqué par les ans.

— Bien sûr, je vous reconnais. Vous êtes une célébrité à Montréal, vous savez, dit-il avec une pointe d’humour.

— Et vous aussi, répondit Robinson.

— Que me vaut l’honneur de votre visite ? demanda le prêtre en déposant soigneusement le vêtement sur une pile.

Patrick Dowd, bien qu’approchant la cinquantaine, conservait une stature imposante, presque aussi grande que celle de Robinson. Ses cheveux courts, poivre et sel, et ses sourcils très arqués lui donnaient un air d’autorité naturelle, rehaussé par une expression évoquant celle d’un préfet de discipline.

— Un beau travail que vous faites ici pour aider les pauvres, remarqua Robinson, jetant un regard circulaire sur les tables encombrées de vêtements.

— C’est avant tout une nécessité, répondit Father Dowd, croisant les bras sur sa poitrine. Vous savez dans quelle misère vivent nos ouvriers irlandais. Des familles entières comptent sur nous pour s’habiller décemment. Aujourd’hui, ce sont des vêtements ; d’autres fois, ce sont des paniers de victuailles.

Robinson hocha la tête, pensif.

— Il est vrai que les Irlandais de Montréal sont les ouvriers les plus pauvres du Canada, ajouta-t-il.

Le prêtre le fixa un instant, ses yeux sombres scrutant ceux du détective.

— Vous êtes britannique, je suppose ?

— Canadien. Mais je suis né en Grande-Bretagne, répondit Robinson calmement.

Le silence qui suivit pesa un instant, chargé de sous-entendus que le chef des détectives ne manqua pas de percevoir.

— Nous cherchons à en savoir plus sur l’un de vos paroissiens, un certain Michael Murphy. Vous le connaissez ?

— Certainement. Michael et son épouse Margaret sont bénévoles ici. Qu’est-ce qui se passe avec lui ? demanda le prêtre, intrigué.

— Nous voulons seulement lui parler, assura Robinson. Il n’est pas ici cet après-midi ?

— D’habitude, il est toujours là, mais il nous a prévenus dimanche dernier qu’il devait visiter ses parents à Saint-Colomban, dans le nord.

— Il est originaire de là-bas ?

— Oui. Son père travaille dans le bois et ne peut pas descendre souvent en ville. C’est donc Michael qui fait le déplacement.

— Et il est parti pour longtemps ?

— Il devrait être de retour ce soir. Michael ne manquerait pas une journée de travail, surtout en cette période.

— Il travaille pour le Grand Trunk ?

— Non, au canal Lachine, précisa Father Dowd. Même si l’activité y est moins intense qu’autrefois, plusieurs centaines d’ouvriers s’occupent toujours de l’entretien. Michael est un travailleur acharné, un vrai bon gars.

— Et sa femme, Margaret ?

— Une épouse exemplaire. Elle se désole de ne pas avoir pu lui donner d’enfant, mais elle reste courageuse. Je les ai mariés il y a deux ans.

— Quel âge a-t-il, d’après vous ?

— Je dirais 22 ou 23 ans, répondit le prêtre après un instant de réflexion. Mais pourquoi toutes ces questions ? Et surtout, pourquoi le chef détective de la police de Montréal en personne se déplace-t-il pour les poser ?

Robinson répugnait toujours à dévoiler ses cartes à ceux qu’il interrogeait. Cela le privait de l’avantage stratégique qu’il aimait maintenir dans toute conversation. Mais cette fois, il n’avait plus le choix.

— Nous pensons que Murphy est un témoin important dans une affaire de meurtre, déclara-t-il, le regard fixé sur le prêtre.

Father Dowd sursauta légèrement, une main se portant instinctivement à sa soutane.

— De meurtre !?… Michael ? Qui aurait-il tué ?

— Nous ne l’accusons pas d’avoir tué quelqu’un, Father. Pas encore, du moins.

Le prêtre secoua lentement la tête, visiblement perturbé.

— Michael, un meurtrier ! Ce n’est tout simplement pas possible. Vous vous trompez.

— C’est pourquoi nous voulons lui parler, pour clarifier la situation. Les circonstances de ce meurtre en font un témoin clé.

Father Dowd fronça les sourcils, les bras croisés devant lui.

— Les circonstances du meurtre … ?

Robinson se redressa légèrement, choisissant ses mots avec soin.

— Pendant la soirée de la Saint-Patrick, Michael s’est battu avec un autre client. La bagarre a dégénéré, au point qu’ils ont dû être expulsés de la taverne.

— Et alors ? Michael est un bon petit gars. Il aime s’amuser et fêter, c’est vrai. Parfois, après quelques verres de trop, il peut se montrer de mauvaise humeur. Mais cela reste rare. Margaret veille à ce qu’il reste sur le droit chemin. Cela n’en fait pas un meurtrier pour autant. Si nous devions arrêter tous ceux qui se battent en étant saouls, la moitié de Montréal serait derrière les barreaux ! s’exclama Father Dowd, un sourire triste au coin des lèvres.

— Vous avez raison, Father. Mais quand une rixe vire au meurtre, il faut s’inquiéter, répliqua Robinson avec calme. Nous avons trouvé un cadavre dans la ruelle derrière la taverne où Murphy s’est battu.

Le visage de Father Dowd se durcit légèrement.

— Cela ne prouve pas que Michael y soit pour quelque chose. Une simple coïncidence, peut-être.

— Une coïncidence ? Dans notre métier, Father, nous croyons peu aux coïncidences, rétorqua Robinson.

Le prêtre détourna le regard un instant, comme pour réfléchir.

— Et qui, selon vous, Michael aurait-il tué ?

— Nous ne sommes pas encore certains de l’identité de la victime. Mais nous savons qu’il s’est battu ce soir-là avec un certain Aidan Walsh. Nous pensons que c’est lui qui a été tué.

Father Dowd eut un rictus amer.

— Walsh… Ah bon. Ce ne serait pas étonnant qu’on l’ait tué.

— Vous le connaissez ? demanda Robinson, intrigué.

— Pas personnellement, mais sa réputation le précède. Walsh est un petit voyou, chef d’une bande de jeunes Irlandais à Griffintown. De la mauvaise graine, si vous voulez mon avis.

— Vous semblez ne pas l’aimer.

— Ce n’est pas une question d’aimer ou non, chef détective. Ce garçon, bien qu’encore jeune, est un pécheur invétéré. Je ne l’ai jamais vu mettre un pied dans un confessionnal. Et mes paroissiens ont déjà suffisamment de soucis sans subir les exactions de ce genre d’individu.

Robinson resta pensif un instant avant de reprendre.

— Vous pensez que Michael aurait tué Walsh ?

— Je ne sais pas, dit Father Dowd, mais si c’était le cas, ce serait assurément pour se défendre. Michael n’est pas un homme doux, mais il n’est pas non plus un assassin. Walsh, en revanche…

Robinson se pencha légèrement en avant.

— Que voulez-vous dire, Father ?

Father Dowd hésita, puis lâcha dans un murmure :

— Walsh… Ce type aurait pu tuer quelqu’un. Il en est capable.

— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? 

— Non, bien sûr que non. Mais si vous me demandiez de choisir entre Michael et Walsh comme meurtrier, je n’hésiterais pas une seconde. Vous êtes certain que c’est Walsh qui a été tué ?

Robinson fronça les sourcils.

— Pourquoi cette question, Father ?

— Vous ne connaissez pas encore l’identité du cadavre, n’est-ce pas ?

— Pas encore. Nous travaillons à l’identifier.

Father Dowd soupira profondément, son regard se durcissant.

— Alors, cela pourrait être Walsh… mais cela pourrait tout aussi bien être Michael.

— Murphy ? s’étonna Robinson. N’avez-vous pas dit qu’il devait revenir aujourd’hui ?

— En réalité, confessa le prêtre, je n’ai pas eu de nouvelles de lui depuis dimanche dernier.

Robinson se tut, laissant un silence pesant s’installer dans la pièce. Son regard se perdit un instant sur le sol de béton, fissuré par endroits, où des traces de boue séchée témoignaient du passage des bénévoles venus livrer des vêtements. L’air semblait vibrer de la tension laissée par leur conversation. Enfin, il redressa la tête, son expression redevenue impassible.

— Vous nous avez été très utile, Father. Nous n’abuserons pas davantage de votre temps, déclara-t-il d’une voix grave, mais polie.

Father Dowd inclina légèrement la tête, ses mains croisées devant lui, une ride soucieuse encore visible sur son front. Morin, silencieux jusqu’alors, rangea son cahier de cuir et son crayon usé dans la besace en toile qu’il portait en bandoulière. Tout au long de l’entretien, il avait pris des notes méticuleuses, ses yeux clairs passant sans cesse de son cahier aux interlocuteurs.

Cette habitude d’enregistrer le moindre détail n’était pas une coquetterie. Robinson y tenait fermement. Il avait vécu l’époque où des enquêtes prometteuses s’étaient effondrées faute de documentation, les policiers s’en remettant à une mémoire faillible et aux récits souvent vagues des témoins. Dès ses débuts comme chef des détectives, il avait imposé une règle stricte : chaque enquête devait être consignée avec rigueur. Ce souci du détail l’avait sauvé plus d’une fois, et il n’était pas homme à risquer une erreur évitable.

Le chef réajusta le col de son manteau de laine épais, prêt à affronter de nouveau le vent glacial qui tourbillonnait à l’extérieur et il ancra solidement son chapeau melon sur la tête. Les lueurs du jour perçaient à travers les fenêtres hautes du sous-sol, projetant des ombres longues sur les piles de vêtements et les tables encombrées. Robinson jeta un dernier coup d’œil autour de lui, comme pour imprimer la scène dans son esprit, avant de se diriger vers la sortie, suivi de Morin.

Les deux détectives quittèrent l’église, leurs bottes crissant sur la neige tassée mêlée de gadoue. Le vent glacé de mars s’engouffrait entre les bâtiments, faisant frissonner Morin malgré son manteau épais. Le cheval, attaché non loin de l’entrée, semblait agité, frappant le sol de ses sabots et soufflant des volutes de vapeur dans l’air froid. Robinson flatta doucement l’encolure de l’animal avant de prendre les rênes et de grimper dans la voiture.

Morin, emmitouflé jusqu’aux oreilles dans son manteau, s’installa à ses côtés, les épaules légèrement voûtées. Une fois le cheval lancé au trot, il tourna la tête vers Robinson.

— Alors, chef, sommes-nous plus avancés ? 

Robinson, les mains fermement posées sur les rênes, fronça les sourcils.

— Je n’en suis pas certain, Morin. Pas certain du tout, répondit-il après une pause. Notre principal suspect est toujours Murphy… mais après ce que Father Dowd a dit, j’ai des doutes.

— Parce qu’il ne croit pas à la culpabilité de Murphy ? relança Morin, intrigué.

— Pas seulement ça, répondit Robinson, son regard perdu dans les rues où les branches nues des quelques arbres vacillaient sous l’effet du vent.

— Ah non ? fit Morin en se redressant légèrement.

— Father Dowd parle de Walsh comme si c’était un petit bandit, le genre capable d’un meurtre. Et si l’on se trompait de suspect ? Après tout, nous n’avons pas encore identifié la victime. Nous ne savons même pas où sont Murphy et Walsh.

Morin hocha la tête, ses sourcils se fronçant à son tour.

— Donc, Walsh ne serait pas la victime ? risqua-t-il.

— Peut-être pas, répondit Robinson d’un ton pensif.

— Et si la victime était Murphy ? ajouta Morin après un instant.

— C’est une possibilité, admit Robinson. Une troisième possibilité serait que la victime n’ait rien à voir avec Murphy ou Walsh.

Morin réfléchit un instant avant de proposer :

— Il faudrait peut-être revenir à la piste de Kelly, alors. Vous vous en souvenez, il parlait d’une vengeance entre Irlandais.

— Ce n’est pas tout à fait ce qu’il a dit, rectifia Robinson en secouant légèrement la tête. Kelly pensait que la mort de notre homme n’avait rien à voir avec la rixe de la taverne.

Morin croisa les bras pour se protéger du froid mordant.

— Nous ne sommes pas très avancés, chef. Il commence à être urgent qu’on identifie ce cadavre.

Robinson poussa un soupir, fixant la route devant eux.

— J’aurais aimé avoir la photo que Miss Dupuis a prise à la maison des morts.

— C’est vrai, au fait. Pourquoi n’a-t-on pas encore cette photo ? demanda Morin en fronçant les sourcils.

— Elle a rencontré des problèmes avec son matériel, expliqua Robinson. Il lui manquait des produits chimiques. Et, comme la boutique qui les fournit est fermée le dimanche, elle n’a pas pu s’en procurer aujourd’hui. Nous devrions avoir la photo demain dans la journée.

Morin acquiesça, l’air dubitatif.

— Alors, chef, que pensez-vous de tout cela ?

Robinson jeta un coup d’œil vers lui, son expression grave.

— Je ne sais pas. Je ne me suis pas encore fait d’idée. Mais tu me connais, Morin, je ne pratique pas la théorie des œillères.

Un sourire fin étira les lèvres de Morin.

— Oui, chef. Vous nous avez appris qu’il est dangereux, dans une enquête, de se concentrer sur une seule hypothèse, comme un cheval avec des œillères.

Robinson acquiesça lentement.

— Par ailleurs, je n’aime pas beaucoup abandonner cette piste. Trop de coïncidences : une bagarre dans une taverne, puis, une ou deux heures plus tard, un cadavre retrouvé dans la ruelle adjacente. Non, ça ne me plaît pas.

Morin, réfléchissant, haussa un sourcil.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Tant que nous n’avons pas d’autres pistes, nous allons continuer à creuser celle-ci. Nous devons retrouver nos deux lascars… à condition qu’ils soient encore en vie. D’après ce que nous a dit Father Dowd, Murphy devrait être de retour chez lui ce soir. Prends un constable avec toi et va le chercher. Si tu le trouves, amène-le immédiatement au poste.

— Il passera donc la nuit en cellule ? demanda Morin, un brin hésitant.

Robinson tourna un regard déterminé vers lui.

— Nous n’avons pas vraiment le choix. Si c’est un meurtrier, il pourrait s’enfuir.

— Et Walsh ? demanda Morin, son ton empreint d’une curiosité mêlée d’impatience.

Robinson ajusta légèrement son chapeau pour se protéger du vent qui s’infiltrait dans la voiture.

— Il faut continuer à le chercher. Et figure-toi que j’ai ma petite idée… une idée que tu m’as donnée, Morin.

Morin haussa les sourcils, surpris.

— Moi ? Ah bon, fit-il en se redressant sur son siège.

— Oui, reprit Robinson. Quand tu as parlé des deux voleurs de banque tout à l’heure, tu t’es demandé s’il ne fallait pas chercher des événements similaires dans le passé. Ça m’a donné une idée : on pourrait appliquer la même méthode à notre ami Walsh. S’il s’agit vraiment d’un petit vaurien, il y a de fortes chances qu’il ait laissé des traces. Vols, bagarres, arrestations… Nous devrions trouver quelque chose à son sujet dans les archives.

Morin hocha la tête, réfléchissant.

— Bonne idée.

— Je ne peux pas imaginer que quelqu’un comme Walsh n’ait jamais été condamné pour quoi que ce soit, poursuivit Robinson en fixant la rue qui défilait. Avec un peu de chance, son dossier nous donnera son adresse.

— Son adresse ? Certes, vous allez trouver celle de l’époque, mais rien ne garantit qu’il y habite encore.

Robinson tourna la tête vers lui.

— Pas avec ce genre de voyous. Ces petits gredins se croient invulnérables. Ils ne changent pas facilement leurs habitudes. Je parie que, si je trouve son adresse, il sera toujours au même endroit.

Le cheval ralentit, ses sabots résonnant sur les pavés humides où la gadoue mêlée de neige fondante s’accumulait dans les interstices, alors qu’ils approchaient du marché Bonsecours. La lumière déclinante du jour effleurait les façades imposantes, mais austères des bâtiments en pierre grise, tandis qu’un vent glacé s’engouffrait dans les ruelles désertes, soulevant par endroits des éclats de neige fondue. La voiture s’immobilisa devant l’imposant édifice, ses roues claquant légèrement sur les pavés glissants avant de s’immobiliser. Robinson descendit avec sa fluidité habituelle, resserrant son manteau contre le froid mordant qui engourdissait ses gestes.

Un constable, vêtu d’un manteau épais et coiffé d’un chapeau en feutre rond couvert d’une fine couche de neige, s’approcha pour prendre les rênes de ses mains gantées.

— Ramenez la voiture et le cheval à l’étable, ordonna calmement Morin avant de descendre à son tour.

Les deux détectives échangèrent un regard entendu.

— À demain, lança Robinson en resserrant son écharpe autour de son cou.

— À demain, chef, répondit Morin en s’éloignant d’un pas rapide, les épaules enfoncées dans son manteau pour se protéger des rafales.

Robinson, quant à lui, se dirigea vers le poste de police, ses bottes produisant un léger bruit sourd sur le sol humide. Il passa le seuil du bâtiment et pénétra dans la chaleur modeste de l’intérieur. Sans perdre de temps, il se rendit directement à la salle des archives, où l’air était empreint d’une odeur de papier vieilli et de poussière, des traces de nombreuses années de secrets et de crimes inscrits dans les dossiers.