
20 mars, lundi matin
Le mois de mars était particulièrement capricieux cette année, marqué par des bourrasques glaciales et des rues tantôt enneigées, tantôt boueuses. Pour les détectives de la police de Montréal, la semaine de travail débutait officiellement le lundi. Mais rares étaient ceux qui respectaient cet horaire. Ce week-end-là, ils avaient tous mis la main à la pâte, affrontant des heures supplémentaires sans broncher. Dans cette brigade, le devoir passait avant tout.
Le chef Robinson se préparait à ouvrir la réunion hebdomadaire lorsqu’un vacarme à l’extérieur du bureau attira son attention. Fronçant les sourcils, il se leva et sortit. Les échos chaotiques d’une dispute rebondissaient contre les murs de pierre grise.
Se dirigeant vers l’entrée du rez-de-chaussée, il trouva le planton et un constable aux prises avec une femme en furie. Les cheveux ébouriffés sortaient de sous un bonnet de laine décoloré, et son manteau de laine grossière, mal ajusté, glissait sur une robe à carreaux usée par les ans. Elle criait d’une voix rauque, chargée de désespoir :
— Où il est ? Où il est ? Je veux le voir !
Ses poings, petits, mais déterminés, martelaient les bras des hommes qui tentaient de la calmer sans grand succès.
— Madame Murphy ? lança Robinson, adoptant une voix posée, presque douce, mais marquée par l’autorité.
La femme se figea, le regard braqué sur lui comme une bête acculée.
— Qui vous êtes, vous ? cracha-t-elle.
— Chef détective Robinson, madame, répondit-il avec un léger salut. Nous avons besoin d’interroger votre mari.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Nous n’en sommes pas encore certains.
Son expression changea du tout au tout : l’étonnement se mua en colère pure.
— Comment ça, vous ne savez pas ? Vous venez chez nous, en pleine nuit presque, vous embarquez mon mari comme un criminel, vous le jetez dans une cellule et vous dites que vous ne savez pas pourquoi.
Robinson resta imperturbable, mais son ton se fit plus ferme :
— Votre mari est un témoin important dans une affaire de meurtre.
Le mot eut l’effet d’une gifle : la femme écarquilla les yeux, sa bouche s’ouvrant légèrement avant qu’elle ne retrouve sa verve.
— Un meurtre ? Vous êtes tombés sur la tête ou quoi ? Mon homme n’a rien à voir avec un meurtre ! C’est un honnête travailleur, c’est tout.
— Quoi qu’il en soit, madame Murphy, nous devons l’interroger. Vous êtes libre d’attendre ici, si cela vous convient.
Elle planta ses mains sur ses hanches, défiant du regard le chef détective.
— C’est certain que je vais l’attendre. Et croyez-moi, je compte bien repartir avec lui ce matin, pas plus tard.
Robinson, sans répondre, inclina brièvement la tête avant de tourner les talons. Sa démarche lourde et assurée résonnait dans l’escalier, tandis qu’il regagnait son bureau.
— Qu’est-ce qui se passe, chef ? demanda Kelly, la voix un peu rauque.
Robinson souffla sur ses mains pour les réchauffer. Dans l’air flottait une odeur de pluie mêlée à celle, plus âcre, du bois de chauffage.
— C’est la femme de Murphy.
Kelly haussa un sourcil, intrigué.
— Elle arrive à point. Vous lui avez dit que vous vouliez l’interroger à propos de la rixe dans la taverne ?
— Non. Je n’ai pas voulu l’effrayer. Mais, comme elle veut rester ici pour attendre Murphy, nous l’aurons sous la main si besoin. Bon, il est temps de se mettre au travail.
Morin, qui brassait de la paperasse d’un geste nerveux, intervint.
— Miss Dupuis n’est pas là ?
— Non, répondit Robinson d’un ton sec. Elle a eu des problèmes samedi avec le développement des photos. Il lui manquait du matériel. Elle est partie en chercher pour finir le travail.
Morin croisa les bras, fronçant les sourcils.
— Ça veut dire qu’on n’aura pas les photos du mort aujourd’hui ?
— On les aura sans doute ce matin. Dupuis connaît bien son affaire en matière de photographie.
Kelly détourna le regard, observant le grésil qui martelait doucement les carreaux ternis par la suie et la poussière.
— De toute façon, nous n’avons pas besoin d’elle. On sait déjà qui est la victime : Aidan Walsh, murmura-t-il.
À ces mots, Robinson et Morin échangèrent un regard lourd, baissant légèrement la tête. Kelly n’apprécia pas leur silence.
— Quoi ? Vous n’êtes pas sûr que c’est lui ?
Les deux hommes restèrent muets, mais leurs visages étaient plus éloquents que des mots. Kelly serra les poings et continua :
— En tout cas, on a trouvé notre assassin. Comment as-tu pu lui mettre la main dessus, Morin ?
Morin redressa la tête et haussa les épaules.
— Bah, je savais déjà où il habitait. On a appris hier qu’il devait revenir dans la soirée. Ça a été facile. Il était en train de souper chez lui avec sa femme.
Kelly écarquilla les yeux.
— Il n’a pas résisté à son arrestation ?
Morin éclata d’un rire bref, presque amer.
— Lui non… Mais sa femme… Une vraie tigresse ! Il a fallu que le constable la retienne pour qu’elle ne nous blesse pas avec ses poings et ses pieds. Elle hurlait : « Qu’est-ce que vous voulez ».
— En tout cas, on l’a enfin sous la main. C’est ce qui importe.
Robinson ajusta sa cravate d’un geste sec.
— Je vais l’interroger avec Morin. Toi, Kelly, tu iras faire une perquisition chez Walsh.
— Vous avez son adresse ? demanda Kelly, déjà prêt à enfiler son manteau encore humide.
— Oui. J’ai passé une partie de la soirée d’hier au bureau des archives et j’ai trouvé un dossier le concernant. Il a été condamné il y a deux ans pour le vol d’un commerce sur la rue Wellington.
Kelly fronça les sourcils.
— Il a fait de la prison ?
Robinson secoua la tête.
— Non. Il était jeune, et le juge a été clément. Il s’en est tiré avec une réprimande et un dossier.
— Vous êtes sûr que c’est la bonne adresse ?
— À l’époque, il vivait seul avec sa mère veuve. Elle doit toujours habiter au même endroit.
Kelly hésita un instant, l’ombre d’une pensée passant sur son visage.
— Est-ce qu’il faut lui annoncer la mort de son fils ?
— Surtout pas. Nous n’avons aucune certitude. Dis-lui seulement que nous le cherchons et que nous voulons fouiller sa chambre pour trouver des indices.
— D’accord, chef. Je m’y rends tout de suite, conclut Kelly en enfilant son manteau.
Il quitta la pièce d’un pas rapide, le bruit de ses bottes résonnant sur le sol usé. En descendant l’escalier sombre et froid, il sentit un courant d’air s’infiltrer par une fissure dans la porte extérieure. Lorsqu’il l’ouvrit, le vent glacial s’engouffra avec force, soulevant un tourbillon de grésil dans l’entrée. La porte se referma derrière lui dans un grincement prolongé, étouffé par le hurlement du vent.
***
Robinson et Morin poussèrent la porte de la salle d’interrogatoire, dont le grincement fut étouffé par l’épaisseur des murs. La pièce exhalait une odeur de tabac froid et de bois ciré. Au centre, une lourde table en chêne usé dominait l’espace, et derrière elle attendait un jeune homme, assis avec un calme apparent. Ses cheveux bruns formaient des boucles désordonnées, sa petite moustache était soigneusement taillée, et un collier de barbe fin soulignait son menton. Il aurait pu paraître avenant, n’eût été les contusions violettes marbrant sa mâchoire et son front, ainsi qu’une cocarde violacée ornant son œil droit.
— Ils m’ont pris ma casquette, lança-t-il sans attendre, d’une voix étonnamment aiguë.
Morin étouffa un rire, mais Robinson resta impassible, son visage comme taillé dans le granit.
— Qu’est-ce que je fais ici ? continua Murphy, ses doigts tapotant nerveusement la table. Pourquoi vous m’avez mis en prison ? Je n’ai rien fait, moi.
Morin s’installa avec un cahier et un crayon, traçant des lignes avec une lenteur exagérée, tandis que Robinson posait sur la table un dossier épais. C’était un stratagème bien rodé : l’air grave, il feuilletait quelques feuilles griffonnées au hasard, laissant à l’accusé le soin d’imaginer ce qu’elles contenaient. Chez Murphy, pourtant, cet effet ne semblait pas produire l’effet escompté. Son regard ne trahissait ni crainte ni curiosité. Robinson ouvrit le dossier avec un soupir exagéré.
— Michael Murphy, c’est bien ça ? demanda-t-il en plantant son regard dans celui de l’homme.
— C’est moi.
— 21 ans. Marié.
— 22 ans, corrigea Murphy avec une pointe de fierté. Je suis marié à Margaret depuis deux ans.
— Pas d’enfants ?
— Pas encore, répondit-il, son ton se durcissant légèrement.
— Tu travailles… Voyons voir… Au Grand Trunk.
Murphy secoua la tête.
— Non. Au canal Lachine.
Robinson marqua une pause, feuilletant lentement les papiers, laissant le silence peser.
— Mais qu’est-ce que vous voulez à la fin ? s’impatienta Murphy.
Robinson se redressa légèrement.
— Où étais-tu donc, Murphy, dans la soirée du 17 mars ?
Murphy fronça les sourcils, cherchant manifestement à comprendre où cette conversation le menait.
— Jeudi ? C’était la fête de la Saint-Patrick. Je suis allé fêter avec ma femme.
— Où donc ?
— À la taverne de la mère Scanlan.
— Kate Scanlan ?
— C’est ça.
Robinson plissa les yeux, comme s’il essayait de deviner si Murphy mentait.
— Tu vas souvent dans cette taverne ?
— C’est ma taverne préférée. Oui, j’y vais assez souvent, admit Murphy sans hésitation.
Robinson continua à feindre une intense concentration sur le dossier, feuilletant les feuilles comme si chacune cachait un secret capital.
— Donc, tu étais à la taverne de Kate Scanlan le 17 mars dernier ?
— C’est ce que je viens de vous dire, répondit Murphy, irrité. On fêtait la Saint-Patrick. Il y avait pas mal de monde. On s’amusait. Il y avait des musiciens, des chanteurs et des danseurs. On s’amusait bien.
Robinson releva lentement les yeux, son regard pénétrant se plantant dans celui de Murphy.
— Tu ne t’es pas seulement amusé… C’est ce que je lis ici…
Murphy écarquilla les yeux, pris au dépourvu.
— Comment ça ? Mais oui, nous avons eu du plaisir toute la soirée.
— Pas toute la soirée, répliqua Robinson, refermant le dossier avec un bruit sourd. En tout cas, c’est ce que je lis ici. Il paraît que tu t’es battu.
Murphy gardait le silence, son regard passant alternativement de Robinson à l’épais dossier posé sur la table. Ses mâchoires se contractaient, et ses doigts tapotaient nerveusement le rebord de la table en bois brut. Puis, soudain, une étincelle traversa son regard.
— Ah, c’est pour ça que je suis ici ! À cause de la bataille à la taverne, lâcha-t-il d’une voix où perçait une pointe de défi.
Robinson, impassible, le fixa sans ciller.
— Mais c’est rien du tout, ça, poursuivit Murphy, haussant les épaules comme si tout cela était dérisoire. Des batailles dans les tavernes, il y en a tout le temps. Toutes les semaines, dans toutes les tavernes. Et vous m’avez arrêté pour ça ?
Robinson croisa les bras et répondit d’un ton glacial :
— Je ne m’intéresse pas aux autres batailles dans les autres tavernes. Je m’intéresse à celle que tu as provoquée le 17 mars.
Murphy écarquilla légèrement les yeux, puis secoua la tête en se renfrognant.
— Que j’ai provoquée ? … Ben voyons donc, c’est même pas moi qui a commencé.
— Ah, ce n’est pas toi ?
— Ben non. C’est ce maudit Walsh, rétorqua Murphy en frappant la table du plat de la main, faisant résonner un écho sourd dans la petite pièce. Il passait son temps à reluquer ma femme. Maudit Walsh !
— Tu connais bien ce Walsh ?
— Walsh ? Non, je le connais pas bien, répondit Murphy en levant les yeux au ciel. Je sais seulement que c’est un sacré voyou.
Robinson fronça légèrement les sourcils.
— Et ta femme ?
Murphy sembla pris de court.
— Quoi, ma femme ?
— Elle trouvait ça bien que Walsh s’occupe d’elle ?
Murphy ricana, son ton devenant légèrement acerbe.
— Bah, vous connaissez les femmes. Ça leur prend pas grand-chose pour tomber en pâmoison devant un homme.
— Alors, tu t’es fatigué de voir que Walsh tournait autour d’elle ?
Murphy redressa les épaules, ses poings se crispant sur la table.
— Ça ne vous aurait pas fatigué, vous ?
Robinson garda le silence, baissant légèrement la tête comme pour réfléchir. Il savait par expérience qu’un silence bien placé valait toutes les questions du monde. Murphy finit par continuer, la tension dans sa voix trahissant une colère mal contenue.
— En tout cas, je ne l’ai pas laissé faire, lâcha-t-il, presque fier.
— Il était tout seul, Walsh ?
— Ben non, répondit Murphy avec un sourire amer. Il n’est jamais tout seul. Il avait sa petite gang de voyous avec lui.
— Et tu l’as quand même affronté ? Tu n’as pas eu peur ?
Murphy bomba légèrement le torse, le menton levé.
— C’était une question d’honneur. Pis, je suis plus fort que lui.
En effet, Murphy avait un gabarit imposant. Bien qu’il ne fût pas très grand, son torse large et ses épaules massives témoignaient d’une force brute. Peut-être un peu enveloppé, mais certainement robuste : un ouvrier taillé pour le travail physique. Ses employeurs devaient apprécier cette solidité.
— Alors, tu t’en es pris à lui ?
— C’est certain, répondit Murphy avec un sourire de défi. Je me suis levé, puis je me suis approché de lui et je lui ai dit de lâcher ma femme. Il s’est mis à rire. J’ai explosé. Je l’ai sorti de sa chaise et j’ai commencé à le cogner.
— En tout cas, il a répliqué, à voir ton visage, rétorqua Robinson, jetant un coup d’œil à l’œil poché et aux contusions qui marbraient le visage de Murphy.
Murphy haussa les épaules avec un rire sec.
— Vous devriez voir le sien.
Un silence pesant envahit la pièce, seulement troublé par le craquement du bois de la chaise sur laquelle Murphy était assis. Robinson, impassible, semblait jauger son interlocuteur, ses doigts tapotant légèrement le bord du dossier posé devant lui. Enfin, il releva la tête, feignant de se désintéresser de ses notes.
— Il paraît qu’on vous a sortis manu militari, lança-t-il d’un ton détaché, presque nonchalant.
Murphy cligna des yeux, visiblement perdu.
— Manu quoi ?…
Un léger sourire effleura les lèvres de Robinson.
— Le portier vous a sorti à coup de pied au cul.
Murphy grogna, mais un rictus amusé s’invita malgré lui sur son visage contusionné.
— C’est certain. Il est costaud, le Tom. Il m’a attrapé d’une seule main… Et il faisait la même chose pour Walsh de l’autre !
— Vous vous êtes retrouvés dehors ensemble ? demanda Robinson, inclinant légèrement la tête.
— Oui. On était pas mal amochés tous les deux, admit Murphy en frottant machinalement sa mâchoire endolorie.
— Vous étiez bien saouls également.
Murphy lâcha un soupir résigné.
— C’est vrai. J’avais pris plus de boissons que d’habitude. J’ai eu toutes les misères du monde à me relever. Heureusement que Margaret était là.
— Puis Walsh ? Robinson pencha son corps légèrement en avant, scrutant chaque réaction.
— Lui non plus n’était pas trop Samson, répondit Murphy avec un éclat de rire bref.
— Si je comprends bien, tu t’es relevé et tu es reparti chez toi ?
— Ben oui, dit Murphy, comme si la réponse allait de soi.
— Puis Walsh ? insista Robinson, ses yeux se plissant légèrement.
Murphy haussa les épaules.
— Je sais pas. Il est parti de son côté.
Robinson se redressa, le regard acéré, prêt à riposter. Le moment était venu de porter un coup décisif.
— T’es bon pour raconter des histoires, hein, Murphy ?
Murphy releva la tête, ses sourcils se fronçant, mais son ton resta calme.
— Je raconte pas d’histoire. C’est ce qui s’est passé.
Robinson le fixa, laissant une tension palpable s’installer dans la pièce, tandis que la lumière blafarde de la lampe faisait luire le bois usé de la table.
— Moi, j’ai une autre histoire à te raconter, lança Robinson d’un ton glacial, appuyant chaque mot avec soin. Quand tu es sorti de la taverne, tu as continué à t’en prendre à Walsh. Vous vous êtes dirigés ensemble vers la ruelle à côté. Puis, tu as sorti ton couteau et tu l’as poignardé.
Murphy sursauta comme si on venait de lui jeter un seau d’eau glacée.
— Hein ! Mais vous êtes fou ! Walsh ?
— Il est mort. Tu le savais ?
Le visage de Murphy perdit ses couleurs.
— Walsh est mort ! Mais c’est pas possible, ça. En tout cas, s’il est mort, c’est pas moi qui l’a tué. Je n’ai même pas de couteau. Puis demandez à ma femme. Elle était là avec moi.
— Le témoignage d’une épouse, ça ne compte pas en Cour.
— En Cour ! Mais ça va pas ! s’exclama Murphy, son ton montant d’un cran. J’ai jamais tué personne, moi. Je suis un bon catholique, vous savez. Tuer, c’est un péché mortel. Il ne faut pas faire ça.
— Et se battre, c’est aussi un péché mortel ?
Murphy fronça les sourcils et répliqua vivement :
— C’est pas la même chose. Il faut bien se défendre quand même.
Le silence retomba, lourd et oppressant, jusqu’à ce qu’un coup sec frappé à la porte ne le brise. Robinson se leva d’un geste mesuré et alla ouvrir. Miss Dupuis se tenait dans l’encadrement, droite et légèrement essoufflée. Elle portait une robe en laine sombre, simple, mais élégante, avec un corsage ajusté rehaussé d’un col blanc en dentelle. Une broche discrète ornait son col, et ses mains légèrement rougies portaient encore les traces de produits chimiques utilisés pour développer les photos. Ses manches longues se terminaient par des poignets soigneusement boutonnés, et un tablier noir en sergé recouvrait le bas de sa jupe, rappelant qu’elle venait tout juste de travailler dans la chambre noire.
— Dupuis, tu as quelque chose pour moi ? demanda Robinson en croisant les bras.
— Enfin, répondit-elle en ajustant une mèche échappée de son chignon bien tiré. J’ai réussi à tirer une photo. Je me suis dépêchée de venir vous la donner. J’ai bien fait ?
— Oui, oui. Tu arrives juste au bon moment, dit Robinson en prenant l’enveloppe avec empressement.
Il l’ouvrit et en sortit une photo encore fraîche, légèrement voilée par l’humidité. Le visage de la victime y apparaissait clairement : paisible, presque endormi, comme un homme qui aurait trouvé le repos éternel.
Robinson retourna dans la salle d’interrogatoire, tenant la photo entre ses doigts.
— Je viens de recevoir la photo de Walsh, l’homme que tu as tué, annonça-t-il en tendant l’image à Murphy.
Murphy fixa la photo, ses yeux s’écarquillant d’étonnement.
— Mais, c’est pas Walsh !
Morin, resté en retrait jusque-là, redressa le dos sur sa chaise et se pencha légèrement en avant, posant ses avant-bras sur la table.
— Comment, ce n’est pas Walsh ?
— Mais non, c’est pas Walsh.
— C’est qui alors ?
Murphy haussa les épaules, un mélange de confusion et de panique sur son visage.
— Mais je sais pas, moi.
— Tu ne l’as jamais vu ?
Murphy se pencha sur la photo, l’examinant avec attention.
— On dirait qu’il dort… Oui… Il me semble que je l’ai déjà vu. Mais c’est pas Walsh. Lui, je le connais pas.
— Où est-ce que tu l’as déjà vu ?
— À la taverne de la mère Scanlan, répondit Murphy après un instant de réflexion. J’ai dû le croiser une fois ou deux.
— Et tu ne sais pas qui c’est ?
— Aucune idée. Mais la mère Scanlan, elle le saurait peut-être. Elle connait tout le monde dans sa taverne.
Robinson et Morin échangèrent un regard, un échange muet, mais chargé d’intentions.
— Je peux m’en aller maintenant ? demanda Murphy, sa voix oscillant entre espoir et agacement.
Robinson répondit sans détourner le regard :
— Pas tout de suite. Je reviens te voir bientôt.
Robinson quitta seul la salle d’interrogatoire, ses pas résonnant lourdement sur les marches en pierres alors qu’il descendait le grand escalier. Dans le corridor faiblement éclairé, l’air était imprégné d’une odeur mêlant le renfermé et la fumée de charbon, typique des bâtiments publics.
L’épouse de Murphy se leva brusquement de la chaise bancale où elle patientait, comme propulsée par des ressorts invisibles.
— Madame Murphy, dit Robinson, en l’observant d’un œil scrutateur.
— Il peut partir ? demanda-t-elle avec un mélange d’espoir et d’inquiétude, ses doigts nouant nerveusement un ruban qui pendait de son chapeau.
— J’ai une question à vous poser, reprit-il calmement. Vous étiez avec votre mari à la fête de la Saint-Patrick ?
— Oui, chez la mère Scanlan, répondit-elle aussitôt, redressant légèrement son menton comme si la précision du détail devait suffire.
— Vous accompagnez souvent votre mari à la taverne ?
Elle hésita un instant, ses joues rougies par le froid extérieur ou peut-être par un soupçon de gêne.
— Rarement. Seulement quand il y a des fêtes.
— Le soir de la Saint-Patrick, votre mari s’est battu ?
— Oui, avec un autre homme que je ne connais pas, répondit-elle en fronçant les sourcils, visiblement agacée par le souvenir.
— Le portier a sorti les deux hommes pour faire cesser la bataille ?
— Oui. Pauvre Michael, il était bien amoché, souffla-t-elle, sa voix tremblant légèrement. Je l’ai aidé à revenir chez nous.
— Il ne s’est rien passé d’autre à l’extérieur entre votre mari et l’autre homme ? Ils n’ont pas continué à se battre ?
Elle secoua la tête vivement, faisant danser les rubans de son bonnet.
— Oooh non ! Ils en auraient été incapables de toute façon, lâcha-t-elle avec un mélange de lassitude et de reproches voilés. J’ai toujours dit à Michael de ne pas boire autant.
Robinson sortit une photographie d’une enveloppe brunie qu’il avait glissée dans la poche intérieure de son manteau.
— L’autre homme, c’était lui ? demanda-t-il, lui tendant l’image.
Elle plissa les yeux, observant la photo avec soin avant de secouer vigoureusement la tête.
— Ben non. C’était pas lui.
— Lui, vous le connaissez ? insista Robinson, sans relâcher son regard perçant.
— Je ne l’ai jamais vu, dit-elle fermement, croisant les bras comme pour se protéger d’une accusation invisible.
Robinson se tourna vers le constable en faction non loin, un homme trapu au visage fatigué.
— Bob, va chercher le gars qui est dans la salle d’interrogatoire et laisse-le repartir, ordonna-t-il d’une voix claire.
À ces mots, Madame Murphy ouvrit grand les yeux, la surprise illuminant son visage. Elle fixa Robinson, et un sourire discret, empreint de gratitude, vint éclairer ses traits fatigués.
— Merci, mon bon monsieur, murmura-t-elle avec une sincérité émouvante.
Sans perdre de temps, Le Chef remonta l’escalier en vitesse, ses bottes claquant sur les marches, tandis qu’un léger courant d’air chargé de froid et de l’odeur de neige fondante semblait s’insinuer partout, même à l’intérieur.