Griffintown-Chapitre 8

La taverne de Kate Scanlan

20 mars, lundi matin

— Walsh n’est pas mort !

Kelly surgit dans le bureau comme une bourrasque glacée, ses joues rougies par le froid mordant. Il retira son chapeau qu’il posa sur la table, puis se débarrassa de son manteau alourdi par la neige fondante. Les trois autres détectives, regroupés autour de leurs tables encombrées de dossiers et de papiers, levèrent les yeux, intrigués. Leur conversation sur l’impact de la perte de leur principal suspect s’interrompit brusquement, avant qu’ils n’éclatent de rire en voyant l’expression éberluée de Kelly.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda-t-il en fronçant les sourcils, un peu vexé.

— Nous savons déjà que Walsh n’est pas mort, répondit Robinson en croisant les bras.

— Comment ça, vous le savez ? Je viens tout juste de le découvrir !

Miss Dupuis, perchée sur le rebord de sa chaise, saisit la photo de la victime d’un geste assuré et la tendit à Kelly, qui s’avançait déjà pour l’examiner.

— C’est quoi ça ? demanda-t-il en plissant les yeux.

— Une photo de notre victime, expliqua-t-elle.

— Mais ce n’est pas Walsh… On dirait qu’il dort.

— Précisément, répliqua Miss Dupuis avec un petit sourire. Notre victime, ce n’est pas Walsh.

Kelly, visiblement décontenancé, laissa échapper un soupir frustré avant d’aller s’affaler sur sa chaise. Son effet dramatique avait fait long feu. Le bureau des détectives, un espace exigu, mais fonctionnel où les tables étaient disposées en carré pour faciliter les échanges, résonnait des murmures de satisfaction de ses collègues. Robinson brisa le silence.

— Alors, Kelly, qu’est-ce qui s’est passé ?

Kelly, redressant légèrement les épaules, retrouva un peu de son assurance et se lança :

— Je suis allé à l’adresse de Walsh, là-bas à Griffintown. J’étais sûr que sa mère allait ouvrir la porte… Eh bien, figurez-vous que c’est lui qui m’a répondu.

Un murmure d’intérêt parcourut le bureau tandis que Kelly poursuivait, son récit prenant des couleurs.

— J’ai trouvé la maison de Walsh sans trop de mal. Une petite cabane en bois toute défraichie qui avait l’air prête à s’écrouler au moindre coup de vent. J’ai sonné à la porte, pas trop certain de ce que j’allais trouver. Quelques secondes, et voilà qu’un p’tit gars ouvre. Pas bien gros, maigrichon, avec des cheveux blond cendré et des yeux bleus qui te fixaient comme s’il cherchait à te cerner. Mais ce qui m’a sauté aux yeux, c’est sa face. Y’avait des bleus partout, des marques qui disaient clairement qu’il avait mangé une volée. Il m’a lancé un « C’est quoi ? » d’un ton sec, comme si je le dérangeais. Je l’ai fixé droit dans les yeux et j’ai répondu simplement : « Je cherche Aidan Walsh. » Le p’tit effronté, il m’a lâché “connais pas” et a essayé de me claquer la porte au nez. Mais j’ai été plus rapide. J’ai coincé mon pied dans l’ouverture pour l’empêcher de se refermer. “Eh bien, Walsh, t’aurais pas pris une volée ou quoi ?” que je lui ai dit en pointant ses bleus. Je savais que je l’avais piqué. Mais avant qu’il ouvre la bouche, une voix de femme s’est fait entendre depuis l’intérieur.

— C’est qui, Aidan ?

— À ce moment-là, c’était fini. Le gars a paniqué. Il m’a poussé de toutes ses forces, et je vous jure, il aurait presque réussi à me faire tomber. Puis, il a pris ses jambes à son cou, et je l’ai vu filer dans la rue, sautant par-dessus les flaques comme un diable. Impossible de le rattraper. Ce p’tit gars-là, il courait comme si sa vie en dépendait.

Kelly s’arrêta, comme pour s’assurer que chacun comprenait l’importance de ce qu’il venait de raconter.

— Donc, c’était bien Walsh ? demanda Robinson, pensif.

— Sûr et certain. Sa mère l’a confirmé après coup.

— Et tu n’as pas pu le rattraper ?

— Non. Y courait vite, le maudit.

Miss Dupuis, espiègle, tourna un regard moqueur vers Robinson.

— Chef, on n’a jamais vu un Terre-Neuve attraper un lièvre, dit-elle en éclatant de rire.

— MISS Dupuis !!! gronda Kelly, levant un index menaçant tout en esquissant un sourire qui trahissait son amusement.

Morin, un peu surpris par la légèreté de Kelly, observa la scène en silence. Si c’était lui qui avait osé une telle plaisanterie, il aurait été tué sur le coup.

Kelly, reprenant son sérieux, déclara finalement :

— J’ai fouillé la maison après ça. Devinez ce que j’ai trouvé dans sa chambre ?

Le silence retomba comme un voile. Il attendit, savourant l’attention qu’on lui portait.

— Un pistolet, un masque et de l’argent… beaucoup d’argent.

Le choc fut palpable. Robinson hocha lentement la tête.

— Eh bien, on dirait qu’on a débusqué un de nos voleurs de banque.

— Ça n’a aucun sens, chef, protesta Morin. Pourquoi aurait-il gardé ça chez lui ? C’est insensé.

— Ces petits vauriens n’ont pas inventé l’eau chaude, dit Robinson en haussant les épaules. Ils se croient invincibles. En tout cas, bon travail, Kelly. Tu as presque résolu une enquête. Mais il reste encore celle sur le meurtre de la ruelle.

Le chef s’assit derrière son bureau, son manteau encore humide pendu à un crochet, témoignant de la fine neige qui tombait dehors. Il croisa les bras et fixa Kelly avant de lui résumer les derniers événements : l’interrogatoire de Murphy au sujet de la rixe dans la taverne et la confirmation que Walsh n’était pas la victime. L’interrogatoire avait blanchi Murphy de toute implication.

—  Nous voilà revenus au point de départ, lâcha-t-il, un soupçon de fatigue dans la voix. Nous n’avons plus de suspect.

Kelly, les bras croisés, s’appuya contre le bord d’une table, ses bottes laissant des traces d’eau fondue sur le plancher de bois usé.

— Je vous l’avais dit, chef. C’est un règlement de compte entre Irlandais, rien de plus, affirma-t-il avec assurance.

— C’est une hypothèse que nous allons garder, admit le chef en hochant la tête.

— Si c’est le cas, on risque de galérer pour dénicher le coupable. Il y a une sorte de loi du silence dans ce milieu-là. Même si quelqu’un sait quelque chose, il ne dira jamais un mot à la police.

Le chef pinça les lèvres et détourna le regard vers la fenêtre givrée. Les rues de Montréal, humides et couvertes d’une neige sale, semblaient se dissoudre sous une lumière grise.

— Nous verrons bien, répondit-il finalement, comme pour clore le débat.

Morin, assis un peu en retrait, se pencha en avant et intervint :

— Vous disiez, chef, que vous ne croyez pas aux coïncidences. Pourtant, il faut admettre que notre victime a quelque chose à voir avec la taverne de Kate Scanlan. Murphy a dit l’y avoir vue à plusieurs reprises.

Un silence pensif s’installa. Les détectives savaient que Griffintown, avec ses ruelles sombres et ses secrets enfouis sous la neige, cachait sans doute des réponses.

— En effet, Griffintown et la taverne de Scanlan semblent être au cœur de cette affaire, finit par dire le chef. Nous devons retourner voir la patronne. Tu viens avec moi, Kelly.

Kelly hocha la tête, il se leva et reprit son manteau de laine épais. Le froid mordant de mars ne pardonnait pas.

— Et Walsh ? Qu’est-ce qu’on fait avec lui ? demanda-t-il.

Le chef se tourna vers Morin.

— Morin, tu t’en occupes. Si tu as besoin d’aide, demande à Dupuis.

Un sourire taquin éclaira le visage de Miss Dupuis, qui regarda Morin avec malice.

— Je ne suis pas sûr d’avoir besoin d’elle, grogna Morin.

Miss Dupuis haussa les sourcils, un sourire à peine dissimulé aux lèvres, répondit d’un ton faussement innocent :

— Je pense que je serais au moins capable de chercher des informations pour essayer de deviner où il se cache. Qu’en penses-tu ?

Morin hésita un instant, avant d’acquiescer.

— Ouais, c’est une idée. De mon côté, je vais interroger les voisins de sa mère.

Le chef se leva, époussetant ses manches.

— Bien, tout le monde sait ce qu’il a à faire.

Les détectives se dispersèrent, chacun enfilant écharpes, manteaux et chapeau avant de sortir. Le vent glacé s’engouffrait dès que la porte de l’édifice Bonsecours s’ouvrit, soulevant des volutes de neige fondante. La ville, entre gris et blanc, résonnait du bruit des charrettes et des voix assourdies par le froid.

***

Il était presque midi. La chaise de police avançait à vive allure sur les rues boueuses menant à la rue Wellington, ses roues projetant des éclaboussures de neige fondue mêlée de terre. À l’intérieur, Robinson et Kelly se trouvaient quelque peu à l’étroit, leurs manteaux de laine épaisse ajoutant à l’exiguïté de l’espace. Robinson tenait fermement les rênes, dirigeant son cheval pie préféré, une bête placide, mais capable de surprenantes poussées d’énergie lorsqu’elle était sollicitée. Le chef appréciait cette méthode de transport, à la fois rapide et maniable, bien plus adaptée à la circulation chaotique de la ville que les alternatives plus lourdes.

Lorsqu’ils atteignirent la taverne de Kate Scanlan, Robinson tira doucement sur les rênes et fit stopper l’attelage. Kelly descendit sans attendre, son manteau balayant un peu de la terre meuble répandue sur la chaussée. Il s’approcha de la ruelle voisine, là où le cadavre avait été découvert. Lorsqu’il revint vers Robinson, son expression était grave.

— Ils ont tout nettoyé, dit-il en secouant la tête. Une couche de terre fraîche pour couvrir le sang.

Robinson hocha lentement la tête, visiblement peu surpris. Ensemble, les deux hommes poussèrent la porte de la taverne, une odeur mêlée de bière, de nourriture chaude et de sueur venant aussitôt les envelopper.

À l’intérieur, la moitié des tables étaient occupées. Des ouvriers en tabliers maculés et casquettes enfoncées mangeaient à la hâte, avalant des bouchées entre deux gorgées de bière. Le bruit des conversations et des couverts s’interrompit brusquement à leur entrée, et toutes les têtes se tournèrent vers eux. Un silence gêné s’installa. Les clients, visiblement peu habitués à voir débarquer des étrangers — encore moins des représentants de l’ordre —, les dévisageaient avec méfiance. Derrière le bar, Kate Scanlan s’immobilisa. Les mains encore mouillées par les verres qu’elle essuyait, elle leur lança un regard qui semblait demander : « Que venez-vous faire ici ? »

Robinson et Kelly balayèrent la salle des yeux, cherchant une table libre. Ils en trouvèrent une près du mur, légèrement à l’écart. Alors qu’ils s’approchaient pour s’y asseoir, un grand gaillard assis à une table voisine leur lança d’un ton sec :

— Cette place est prise.

Kelly lui lança un regard noir, une lueur de défi dans les yeux. Ignorant délibérément le commentaire, les deux détectives prirent place, retirèrent leurs chapeaux et déposèrent leurs manteaux sur une chaise libre. Un silence tendu régna un moment. 

Le personnel semblait hésitant à venir les servir, et Kelly finit par héler une jeune serveuse au visage fatigué, vêtue d’un large tablier blanc. Elle s’approcha lentement, évitant de croiser leur regard, et leur demanda d’une voix morne s’ils souhaitaient commander.

— Un Pork and Beans pour moi, lança Kelly.

— Une tête de veau, répondit Robinson en ajoutant : Et deux brocs de bière.

La serveuse s’éloigna sans un mot de plus, et les deux hommes se plongèrent dans un silence contemplatif, observant les allées et venues dans la salle. Les regards curieux ou hostiles des clients se faisaient encore sentir, comme des braises prêtes à se raviver au moindre signe de provocation.

Une fois le repas avalé et leur tarte à la crème terminée, les deux détectives se levèrent et se dirigèrent vers le bar. Scanlan était toujours là, observant leurs mouvements avec une neutralité feinte.

Robinson sortit son portefeuille et demanda, le regard rivé sur elle :

— Combien vous doit-on ?

— C’est gratuit pour vous, répondit-elle, un sourire énigmatique aux lèvres.

Robinson soutint son regard, plissant légèrement les yeux.

— Corruption de fonctionnaires, Madame Scanlan ?

— J’ai jamais vu ça, un constable refuser un repas gratuit, répliqua-t-elle avec une moue sarcastique.

— Nous sommes l’exception qui confirme la règle, dit Robinson en sortant de quoi payer.

Après avoir réglé, il sortit une photo de sa poche et la plaça sur le comptoir devant elle.

— Connaissez-vous cet homme ?

Scanlan se pencha pour examiner l’image. Après un moment, elle haussa les épaules.

— On dirait qu’il dort.

Robinson marmonna en grinçant des dents :

— Décidément !

À côté de lui, Kelly se pencha et souffla d’un ton amusé :

— La prochaine fois, on demandera à Miss Dupuis d’ouvrir les yeux de son cadavre avant de prendre la photo.

Robinson esquissa un sourire fugace avant de se tourner de nouveau vers Scanlan, son ton devenant plus insistant.

— Connaissez-vous cet homme ? répéta-t-il.

Scanlan, le regard fuyant, prit la photo que Robinson lui tendait avec une hésitation visible. Ses doigts, légèrement rougis par le froid, trahissaient un inconfort qu’elle masquait mal.

— Je ne crois pas, dit-elle enfin en secouant doucement la tête.

Robinson, impassible, insista en pointant la photo du doigt.

— Regardez bien, Mme Scanlan. C’est important.

Elle plissa les yeux, son visage fermé révélant une lutte intérieure entre prudence et mémoire.

— C’est qui ? demanda-t-elle, presque sur la défensive.

— Le cadavre trouvé dans VOTRE ruelle, répliqua Robinson, appuyant délibérément sur le mot « votre » pour souligner la gravité de la situation.

Scanlan fixa l’image une seconde fois, ses sourcils se fronçant légèrement. Elle finit par murmurer :

— Oui, peut-être.

Robinson ne lâcha pas prise.

— Peut-être quoi ?

Elle haussa les épaules, jouant l’indifférence, mais son ton trahissait un léger malaise.

— Peut-être que je l’ai déjà vu ici.

— Vous l’avez vu ou vous ne l’avez pas vu ? tonna Robinson, sa patience s’effilochant.

Scanlan soupira, puis lâcha :

— Oui, il est venu quelques fois ici, mais ce n’était pas un régulier.

Robinson fronça les sourcils.

— Est-ce qu’il était là à la fête de la St-Patrick ?

Scanlan esquissa une moue agacée.

— Là, vous m’en demandez trop. Il y avait tellement de monde, répondit-elle en levant les mains comme pour écarter la question.

— Quand il venait ici, était-il toujours seul ?

— Toujours, admit-elle. Il s’assoyait à une table dans un coin. Il commandait une bière qu’il tétait pendant un bon bout de temps. Ce n’était pas un client payant.

— Qu’est-ce qu’il faisait ? Il cherchait à entrer en relation avec des gens ?

— Non, il restait seul et il observait.

Robinson arqua un sourcil.

— Il observait ?

— Ben oui, il observait les clients, répondit-elle en haussant légèrement le ton, comme si cela allait de soi.

— Il me semble que vous vous en souvenez maintenant plus que vous ne le disiez, lança-t-il, son regard perçant fixé sur elle.

Scanlan, visiblement piquée, planta ses mains sur le comptoir.

— C’est certain que s’il a été tué dans ma cour, ça change un peu les choses, rétorqua-t-elle. Il est arrivé une fois ou deux qu’il vienne s’installer au bar quand c’était moi qui servais et que je n’étais pas trop occupée.

— Et qu’est-ce qu’il faisait ? poursuivit Robinson.

— Il posait des questions.

— Quel genre de questions ? demanda-t-il, son ton se faisant plus insistant.

— Bah, des questions banales, comme quelqu’un qui veut bavarder avec vous, dit-elle avec un geste vague.

— Il voulait savoir quoi ?

Scanlan poussa un soupir exaspéré, comme si elle regrettait d’avoir entamé cette conversation.

— Il me demandait si j’étais la proprio, si je travaillais seule ici, si je connaissais tout le monde. Il voulait être gentil avec moi, vous voyez… Pas comme vous autres, ajouta-t-elle, un sourire narquois aux lèvres.

Kelly, qui observait la scène jusque-là, intervint avec un éclat de malice :

— Mais on est gentil avec toi, ma chérie ! Dis donc, ça lui est arrivé de poser des questions sur les Fenians qu’il y avait dans ta taverne ?

Scanlan le fixa un instant, sa bouche s’entrouvrant pour une réplique cinglante.

— Tiens, il parle, celui-là… Je ne sais pas… Je ne m’en souviens pas, lança-t-elle d’un ton sec.

— Tu ne t’en souviens pas ou tu ne veux pas t’en souvenir ? insista Kelly, son regard dur planté dans le sien.

Scanlan croisa les bras et déclara avec défi :

— De toute façon, j’ai rien à dire là-dessus.

Kelly éclata d’un rire narquois.

— Ah non ?

— Ben non. Pour qui tu me prends ? Une bastard de rebelle irlandaise, cracha-t-elle, les yeux flamboyants.

— C’est pas ce que t’es ? rétorqua Kelly, un sourire provocateur accroché à ses lèvres.

Scanlan serra les poings et répondit, sa voix vibrante de colère :

— Fuck you, bloody bastard!

Après cette passe d’armes, l’atmosphère autour du bar s’alourdit, presque étouffante. Robinson, ajustant son manteau en laine qu’il venait de remettre, se pencha légèrement au-dessus du comptoir. Son regard perçant semblait clouer sur place quiconque osait le croiser.

— Si ce client parlait avec vous, il a peut-être échangé des confidences ? demanda-t-il, d’un ton mesuré, mais insistant.

Scanlan redressa la tête, son visage s’illuminant d’une expression outrée.

— Monsieur le chef des détectives, je ne suis pas une putain, répliqua-t-elle avec un mélange de défi et de mépris.

Robinson, impassible, haussa un sourcil et rétorqua calmement :

— Je ne parle pas de ce type de confidences. Il vous a peut-être dit son nom.

Cette fois, Scanlan sembla se détendre, adoptant une attitude un peu plus coopérative.

— C’est vrai qu’il m’a dit son nom, concéda-t-elle. Je m’en rappelle parce qu’il avait un prénom irlandais typique : Liam.

— Liam, comment ? insista Robinson.

— O’Neil. Liam O’Neil.

Robinson acquiesça doucement, répétant le nom comme pour le graver dans sa mémoire.

— Un vrai nom irlandais, c’est vrai. Est-ce qu’il vous a dit autre chose qui vous aurait frappée ?

Scanlan secoua la tête, un sourire ironique effleurant ses lèvres.

— Non. Juste des banalités comme celles que je dois toujours supporter quand je suis au bar.

Robinson ne sembla pas convaincu, son regard scrutant la moindre hésitation dans ses réponses.

— Il vous a dit d’où il venait, où il demeurait ? poursuivit-il. Il ne vous a pas dit s’il était marié, s’il avait des enfants ?

Scanlan haussa les épaules avec une lassitude exagérée, ses yeux roulant vers le plafond.

— Rien de tout cela. Que des banalités, répondit-elle sèchement.

Un silence bref, mais lourd s’installa, ponctué par le bruit lointain de la porte d’entrée s’ouvrant et se refermant sous l’effet d’une bourrasque. On entendait encore le vent siffler à travers les interstices des fenêtres, portant avec lui des flocons égarés.

Robinson rompit le silence en inclinant légèrement la tête.

— Je vous remercie, Madame Scanlan, de votre disponibilité. S’il vous revient autre chose, n’hésitez pas à nous recontacter, dit-il, presque trop courtois.

Scanlan plissa les yeux, ses lèvres se tordant dans une expression mi-moqueuse, mi-défiante.

— Ouais, c’est certain, murmura-t-elle, son ton laissant entendre que cela n’arriverait jamais.

Robinson et Kelly se redressèrent, remettant leurs chapeaux, le poids de l’interrogatoire semblant se dissiper alors qu’ils se tournaient vers la sortie. 

Les deux hommes quittèrent la taverne sans un mot. Cette fois, aucun regard ne les suivit. Les clients avaient repris leurs discussions et leurs repas, comme si le passage des détectives n’avait jamais eu lieu. La porte grinça en se refermant derrière eux, laissant le brouhaha et l’odeur de bière derrière eux. 

Dehors, le vent froid de mars s’engouffra sous leurs manteaux de laine épaisse, et un léger crachin s’ajoutait à l’humidité ambiante. La neige sale au sol se mêlait à la boue, formant une couche glissante que leurs bottes de cuir essuyèrent bruyamment en montant dans la voiture.

Robinson s’installa aux rênes, tirant sur son chapeau pour se protéger des fines gouttes qui perlaient du ciel. Kelly prit place à ses côtés, refermant le col de son manteau contre le froid mordant.

— Alors, chef, qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Kelly, rompant le silence.

Robinson fronça les sourcils, les yeux fixés droit devant lui alors que le cheval pie trottinait lentement sur la rue bordée de lampes à gaz.

— Nous avons un nom, répondit-il enfin. C’est déjà cela… si c’est son vrai nom.

Kelly tourna la tête vers lui, intrigué.

— Vous avez des doutes ?

— Je ne sais pas. Je trouve son attitude bizarre à la taverne. Il venait toujours seul, passa beaucoup de temps à observer, posait des questions, s’intéressait à tout ce qui se passait, mais n’avait jamais d’amis.

Kelly plissa les yeux, comme s’il cherchait à assembler les morceaux d’un casse-tête.

— Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? murmura-t-il.

— Je ne sais pas, répondit Robinson d’une voix grave, son ton suggérant qu’il n’aimait pas cette incertitude.

Le silence s’installa de nouveau, seulement troublé par le bruit régulier des sabots frappant la route de terre boueuse. Les rues semblaient désertes, seules quelques silhouettes emmitouflées passaient rapidement, fuyant le froid et la pluie fine.

— En tous les cas, le trouver sera difficile, reprit Kelly. Ce n’était pas un régulier de la taverne. Aucun habitué ne semblait le connaître. C’était un solitaire. Et il n’y a rien de plus difficile à trouver que des informations sur un solitaire.

Robinson esquissa un léger sourire, plus cynique qu’amusé.

— Oui, mais nous sommes les meilleurs, hein, Kelly ?

Kelly haussa les épaules sans répondre, laissant le silence reprendre ses droits. Le cheval ralentit légèrement en contournant une flaque d’eau boueuse.

Après un moment, Robinson déclara :

— Je vais demander à Dupuis de faire des exemplaires de la photo. Nous allons les distribuer.

— Les distribuer ? s’étonna Kelly, levant un sourcil.

— Oui, je veux que les trois postes de police affichent la photo en évidence aux murs. De plus, il faut que la centaine de constables de la ville garde cette photo dans leur poche. Ils pourraient la montrer ici et là en espérant tomber sur quelqu’un qui le connaît.

Kelly se renfrogna, sceptique.

— C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, grommela-t-il.

Robinson hocha la tête, son expression se durcissant.

— Il faudra compter sur la chance cette fois. Je ne peux pas croire que personne ne le reconnaîtra. Ce n’est quand même pas un fantôme.

Kelly esquissa un sourire moqueur.

— Peut-être que ç’en est un maintenant qu’il est mort, dit-il en riant.

Robinson ne répondit pas, mais son visage trahissait une légère irritation.

— De toute façon, reprit-il après un moment, tant que nous n’aurons pas trouvé quelqu’un qui le connaît, notre enquête sera au point mort. Et je n’aime pas ça. Je n’aime pas dépendre de la chance pour avancer.

Kelly hocha la tête en silence. La voiture poursuivit lentement son chemin, le bruit sourd des roues sur le sol mouillé accompagnant le martèlement rythmique des sabots du cheval. Le poste de police, avec ses lumières vacillantes derrière les fenêtres embuées, se dessinait à l’horizon, un refuge temporaire dans la froideur de cette journée d’hiver tardif.