Griffintown-Chapitre 9

Le salon chez Thomas Ryan

26 mars, dimanche soir
 
— Bonjour, M. Robinson, dit une femme d’un certain âge en ouvrant la porte. Son anglais, marqué d’un fort accent français, roulait comme le vent sur les marches glacées du perron. Cela faisait bien longtemps que nous ne vous avions pas vu à nos soupers du dimanche soir. Bonjour, Mlle Thérèse, ajouta-t-elle en français, avec une chaleur qu’on devinait sincère. Entrez donc, monsieur vous attend.
 
— Bonjour, Maria, répondit Robinson d’une voix posée, laissant un léger sourire étirer ses lèvres.
 
Maria, gouvernante dévouée et figure incontournable de la maison, s’effaça pour les laisser entrer. Ils furent aussitôt enveloppés par la chaleur accueillante du manoir de Thomas Ryan, perché sur la Côte à Baron, au flanc du mont Royal. Bien que ce ne fût pas un château, l’élégance de l’endroit ne manquait jamais d’impressionner Robinson. La façade à deux étages, agrémentée de colonnades solides, semblait un bastion de confort et de raffinement. Quatre cheminées s’élevaient avec assurance, tandis qu’une grande annexe, visiblement bien entretenue, complétait la silhouette imposante du bâtiment. Une clôture en pierre ornée de colonnettes encerclait le domaine, où de majestueux érables et ormes, encore dépouillés de leur feuillage, dressaient leurs branches noires comme un réseau veiné dans le jardin.
 
Sous leurs pas, la neige tombée la veille, mêlée à des plaques de glace grise, crissait doucement tandis qu’ils franchissaient le seuil. Maria les accueillit avec promptitude, récupérant leurs manteaux alourdis de froid et leurs chapeaux encore perlés d’humidité. Elle leur désigna un tapis à l’entrée pour essuyer leurs bottes, avant de les guider avec naturel vers la bibliothèque. Là, une chaleur réconfortante, émanant d’un foyer qui crépitait joyeusement au centre de la pièce, les enveloppa et dissipa le froid qui s’accrochait encore à eux.
 
— Asseyez-vous donc, dit Maria en indiquant deux fauteuils à l’anglaise, recouverts d’un velours vert usé, mais élégant.
 
Robinson s’installa, laissant son regard vagabonder sur les étagères. Les rayonnages imposants débordaient de livres reliés de cuir, une collection qui témoignait de l’érudition et de la curiosité de Ryan.
 
— Cher Silas ! Thérèse ! s’exclama Thomas Ryan en entrant, son large sourire illuminant son visage.
 
Ryan s’approcha de Thérèse et l’enveloppa dans une étreinte paternelle, la serrant avec la même tendresse qu’il aurait réservée à sa propre fille. Puis, se tournant vers Robinson, il l’étreignit avec une familiarité égale, bien qu’il fût le seul homme à qui Robinson permettait une telle proximité. Les deux hommes, dans un geste complice, se donnèrent de vigoureux coups dans le dos.
 
— Il était temps de reprendre nos bonnes vieilles habitudes de soupers du dimanche, lança Ryan, son ton empli d’une joie sincère. Rosalie est déjà en cuisine pour aider Erin.
 
Robinson hocha la tête, amusé.
 
— Tu n’as toujours pas engagé de cuisinière ? demanda-t-il, un sourcil légèrement levé.
 
— Tu connais Erin, répondit Ryan en riant. Elle ne veut personne dans sa cuisine. “Trop de mains, trop de désordre,” qu’elle dit. Et puis, nous avons des goûts modestes, tu le sais bien.
 
Un éclat de rire général emplit la pièce, la boutade venant de l’un des hommes d’affaires les plus prospères de Montréal ayant son petit effet.
 
Ryan, Irlandais catholique, et Robinson, Britannique anglican, formaient un duo improbable, mais indissociable. Leur amitié, née des jours difficiles où Robinson débarqua au Canada sans le sou, s’était forgée sur la confiance et les intérêts communs. Ryan avait misé sur lui en investissant dans son agence de détectives privés, un pari qui s’était avéré fructueux.
 
Ryan, issu d’une vieille famille du centre de l’Irlande, était arrivé au Canada en 1822, armé d’une excellente éducation et de ressources confortables. Rapidement, il s’était lancé dans les affaires, bâtissant un réseau étendu et influent. Pendant des années, il avait été le principal correspondant des banques londoniennes pour la communauté d’affaires de Montréal, notamment pour le bureau des Baring. Aujourd’hui, il siégeait dans les conseils d’administration de plusieurs banques et entreprises, un véritable pilier du milieu financier de la ville.
 
Ryan saisit une petite cloche posée sur la desserte devant les fauteuils et la fit tinter doucement. Le son résonna à peine qu’une jeune soubrette fît son apparition, un grand tablier immaculé noué autour de sa taille et une charlotte bien ajustée sur ses cheveux bruns.
 
— Oui, Monsieur ? demanda-t-elle avec une légère courbette.
 
Ryan, les mains jointes, se tourna vers Robinson avec un sourire malicieux.
 
— Un whisky écossais pour notre ami, déclara-t-il avec aplomb, et un whisky irlandais pour moi. Et…
 
Il pivota légèrement vers Thérèse, levant un sourcil interrogateur.
 
— Un verre de cognac, répondit-elle avec assurance, sans chercher à masquer son sourire.
 
Ryan éclata d’un rire bonhomme.
 
— Ah, Thérèse ! s’exclama-t-il. Pour moi, tu seras toujours cette petite fille à qui l’on servait un chocolat chaud en guise de festin. Très bien, un cognac pour la dame.
 
La soubrette acquiesça silencieusement avant de disparaître dans l’ombre du couloir. Une fois le silence revenu, Robinson sortit sa montre à gousset et la consulta, puis lança d’un ton neutre :
 
— Nous sommes arrivés trop tôt ? Je pensais même que nous étions un peu en retard.
 
Ryan secoua la tête avec un sourire rassurant.
 
— Non, non. Nous attendons simplement un autre invité pour le souper.
 
— Ah ? Et qui donc ?
 
— Thomas D’Arcy McGee, répondit Ryan, avec une certaine fierté.
 
— Le politicien ? intervint Thérèse, visiblement surprise.
 
— Et aussi un vieil ami.
 
Thérèse se redressa légèrement.
 
— Tout un personnage, celui-là… J’ai suivi de loin sa carrière. Unique en son genre chez les Irlandais d’ici. Il sait galvaniser les foules comme personne, mais il a une fâcheuse tendance à changer de convictions politiques aussi vite qu’il change de chemise.
 
Le visage de Ryan s’assombrit tandis qu’il lançait à Thérèse un regard lourd de reproches.
 
— Thérèse ! s’exclama-t-il d’une voix grave. Je te prierai d’avoir un peu plus de respect pour D’Arcy McGee. Mon ami est un homme de principe, même si cela ne se devine pas toujours au premier abord. Avant tout, c’est un vrai Irlandais, dévoué à la protection de notre communauté et de notre foi. C’est ce qui l’anime, ce qui l’a toujours animé.
 
Saisissant la tension qui montait, Robinson se hâta de détourner la conversation.
 
— Et comment va Erin ? demanda-t-il avec douceur.
 
Le visage de Ryan se détendit légèrement.
 
— Bah, tu sais… Elle est de plus en plus souffrante, mais c’est une femme d’une force incroyable. Elle tenait à tout prix à préparer le repas de ce soir. Heureusement que Rosalie est venue l’épauler.
 
— Et Finn ?
 
À ces mots, Ryan baissa la tête, sa mâchoire se contractant imperceptiblement. Lorsqu’il releva les yeux, une tristesse déchirante se lisait dans son regard.
 
— Il est toujours en cure à Sainte-Agathe-des-Monts, murmura-t-il. La maudite phtisie… Je ne sais pas s’il s’en sortira.
 
— Il finira par se rétablir, affirma Robinson, cherchant à insuffler un peu d’espoir.
 
Ryan hocha lentement la tête, mais son regard restait sombre.
 
— Je n’en suis pas sûr… Pas sûr du tout. Un père ne devrait jamais survivre à son fils.
 
— Et Shannon ? tenta Robinson pour alléger l’atmosphère.
 
Le visage de Ryan s’illumina instantanément.
 
— Ah, ma Shannon ! répondit-il avec un éclat de fierté. Mon rayon de soleil. Elle sera avec nous ce soir.
 
— Et Patrick ? Comment se porte-t-il ?
 
Un sourire tendre apparut sur les lèvres de Ryan.
 
— Fort bien, fort bien. Il travaille dur, ce garçon. Il a du cœur au ventre, comme on dit.
 
Robinson acquiesça.
 
Patrick O’Brien était le fils adoptif de Ryan, un jeune homme que Robinson avait rencontré lors d’une enquête, il y a bien des années. À l’époque, Patrick n’était qu’un adolescent désorienté, parlant uniquement le gaélique, ayant perdu sa mère au typhus durant une traversée infernale depuis l’Irlande. Pris de pitié, Robinson l’avait confié à Ryan et à sa femme, qui l’avaient aussitôt recueilli avec une générosité sans borne. Bien qu’il fût trop âgé pour une adoption formelle, Patrick avait trouvé une place dans cette famille, devenant aujourd’hui un associé de confiance dans les affaires de Ryan.
 
La soubrette réapparut en silence, portant un plateau d’argent chargé de trois verres. Elle déposa le tout avec une précision mesurée sur la desserte, ajusta d’un geste rapide son tablier, puis disparut comme une ombre. Ryan, Robinson et Thérèse s’approchèrent pour récupérer leur boisson.
 
— Alors, Silas, toujours autant de travail ? demanda Ryan, en faisant tournoyer doucement son whisky irlandais dans son verre.
 
Robinson haussa les épaules avec une lassitude feinte.
 
— Plus que jamais, répondit-il, évasif.
 
Ryan fronça légèrement les sourcils.
 
— Une autre enquête difficile ?
 
— Oui, très, reconnut Robinson, le ton plus sec. Mais elle est au point mort pour l’instant. Et franchement, je préférerais ne pas en parler ce soir. Nous sommes ici pour nous réjouir, n’est-ce pas ?
 
— Absolument ! répondit Ryan avec un éclat de rire, levant son verre.
 
Thérèse et Robinson suivirent son geste, et les trois cristaux tintèrent doucement dans l’air.
 
On frappa à la porte, et bientôt, un murmure de conversation s’éleva dans l’entrée, accompagné du bruit feutré de bottes frottant le tapis. Des pas plus distincts se firent entendre, annonçant l’arrivée de l’invité. Enfin, la porte s’ouvrit, laissant entrer un homme d’une stature qui ne laissait personne indifférent : Thomas D’Arcy McGee.
 
D’Arcy McGee n’était pas ce que l’on pouvait appeler un bel homme. Son visage, souvent jugé ingrat, était pourtant fascinant à bien des égards. Ses cheveux bruns bouclés, échevelés et rebelles, semblaient n’avoir jamais rencontré une brosse. Ses yeux marron, grands et proéminents, lui conféraient une intensité presque magnétique. Malgré son allure désordonnée, une énergie irrésistible émanait de lui. Lorsqu’il pénétrait dans une pièce, l’atmosphère changeait, comme si l’air lui-même s’animait à son contact.
 
Les contemporains de D’Arcy McGee le décrivaient comme un homme à l’humour vif et au charme immense, débordant d’une énergie contagieuse. « C’est un écrivain des plus charmants, rapportaient les journaux. Un homme éloquent, captivant en société, dont chaque mot et chaque allusion révèlent une érudition rare. »
 
Ryan se leva d’un bond pour accueillir son invité avec un enthousiasme qui semblait rajeunir son visage.
 
— Cher Thomas ! lança-t-il en tendant les bras.
 
— Cher Thomas ! répondit D’Arcy McGee, un sourire en coin, reprenant leur plaisanterie habituelle, née de la similarité de leurs prénoms.
 
Les deux hommes s’embrassèrent vigoureusement, leurs accolades ponctuées de rires complices.
 
Après quelques banalités échangées dans la chaleur du foyer, la bonne réapparut pour annoncer que le repas était prêt. Tous se rendirent à la salle à manger, où un souper simple, mais réconfortant les attendait, préparé par Erin avec l’aide précieuse de Rosalie.
 
La table, bien qu’agréable, n’était pas au complet. Du côté des Ryan, seule Shannon, la fille de 16 ans, égayait la soirée. Finn, malade, poursuivait sa convalescence dans les montagnes des Laurentides, tandis que Patrick, le fils adoptif, était parti conclure des affaires dans le Nord. Chez les Robinson, seule Thérèse était présente. Aimé était absent pour un voyage d’affaires. Quant à D’Arcy McGee, il s’était excusé pour l’absence de son épouse, qui était retenue près de leur plus jeune fille, Peggy, alitée par une mauvaise grippe.
 
Le repas se déroula dans une atmosphère chaleureuse, rythmée par les éclats de rire et les anecdotes de McGee, qui tenait la tablée en haleine. Fidèle à sa réputation, il monopolisait la conversation avec un mélange d’humour et de profondeur, partageant des souvenirs et des idées politiques. À un moment, il leva son verre pour porter un toast au « nouveau Canada », cette confédération naissante qu’il avait contribué à façonner lors de la conférence de Charlottetown l’année précédente.
 
Pourtant, malgré son charisme habituel, Ryan semblait remarquer quelque chose. Se penchant discrètement vers Robinson, son voisin de table, il murmura :
 
— Il n’a pas son enthousiasme habituel.
 
Robinson hocha légèrement la tête, observant McGee d’un œil critique. Quelque chose semblait peser sur le politicien, malgré l’animation qu’il s’efforçait de projeter.
 
Enfin, le repas se termina. Erin et Rosalie aidèrent la bonne à desservir et à laver la vaisselle. Erin, une Irlandaise issue d’un milieu modeste, trouvait inconcevable de laisser à la servante le soin de faire tout le travail, alors qu’elle-même se prélassait en faisant du tricot. 
 
Thérèse et Shannon montèrent à l’étage, où la chambre de Shannon, décorée avec des souvenirs d’adolescente, devint leur refuge. Les rires étouffés et les murmures qui s’échappaient sous la porte révélaient des conversations sur les nouvelles du jour et des confidences d’amours naissantes, comme elles le faisaient jadis.
 
Les trois hommes, eux, retournèrent dans la bibliothèque. Ryan s’empara d’une carafe de cristal remplie de whisky, qu’il servit généreusement dans des verres taillés, leur offrant une lueur dorée à la lumière dansante du foyer.
 
— Merci, Tom, d’avoir bien voulu me recevoir chez toi.
 
— Je ne pouvais quand même pas te laisser tomber dans la situation actuelle.
 
— Oui. Quel malheur ! dit D’Arcy McGee en regardant Robinson.
 
— Tu peux parler sans crainte devant mon ami Silas. Si quelqu’un peut t’aider à Montréal, c’est bien lui.
 
D’Arcy McGee chercha dans sa sacoche qu’il avait déposée près de lui et en sortit un papier quelconque sur lequel étaient griffonnés quelques mots. Il la tendit à Robinson. Celui-ci prit le papier dans sa main et lut à haute voix.
 
— « Tu n’es pas fidèle à la couronne d’Angleterre ! Il est encore temps de corriger la situation. Nous gardons ta fille en otage. Tu vas dénoncer dans les journaux les rebelles qui veulent détruire notre grand pays et s’en prendre à notre Reine. Si nous ne lisons pas une déclaration publique d’ici une semaine, tu ne reverras pas ta fille. »
 
Robinson regarda D’Arcy McGee en attendant ses explications.
 
— Ils ont enlevé Frasa.
 
— Les rebelles dont parle l’auteur de la lettre, ce sont bien ces Irlandais catholiques que l’on appelle Fenians ?
 
D’Arcy McGee se contenta de hocher la tête.
 
— M. D’Arcy McGee…
 
— Appelez-moi Thomas.
 
— D’accord, Thomas. Donc, vous avez reçu cette missive… quand exactement ?
 
— Jeudi dernier.
 
— Vous saviez que Frasa avait été enlevée.
 
— Non, pas jusqu’à ce jour-là. Pour Erin et moi, elle avait simplement fugué.
 
— Fugué ! C’était son habitude ?
 
— Les choses ne se passent pas très bien entre elle et nous depuis quelque temps. Elle était maussade et rebelle. Nous savions qu’il se passait quelque chose, mais elle ne voulait pas nous en parler.
 
— Donc, vous dites qu’elle fuguait ?
 
— Ce n’était pas la première fois qu’elle disparaissait sans nous dire où elle allait… du moins quand elle habitait avec nous.
 
— Parce qu’elle n’habite plus avec vous ?
 
— Elle est pensionnaire chez les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. Elle venait nous voir seulement les samedis et les dimanches… Quand elle était chez nous, il lui arrivait de s’esquiver pendant une partie de la journée sans qu’elle nous dise où elle était.
 
— Mais Thomas, de mon point de vue, ce n’est pas ce que l’on peut appeler une fugue.
 
— Vous avez raison. Mais nous avons aussi appris par les religieuses qu’il lui arrivait de faire l’école buissonnière certains jours.
 
Il y eut un silence dans la conversation pendant que Robinson réfléchissait à la suite.
 
— Donc, elle a l’habitude de « fuguer », comme vous le dites. En quoi est-ce différent cette fois ?
 
— Cette fois, elle a disparu… tout simplement disparu. Habituellement, Frasa s’enfuyait pour une courte période. Mais elle n’a jamais découché, ni chez nous ni au pensionnat… Mais cette fois, c’est différent…
 
— Quand a-t-elle disparu exactement ?
 
— Nous l’avons appris jeudi soir par les religieuses. Elles nous ont dit que Frasa n’était pas en cours le matin. Elles avaient attendu avant de nous avertir, car ce n’était pas la première fois qu’elle faisait l’école buissonnière.
 
D’Arcy McGee, un homme si sûr de lui et arrogant selon ce que Robinson en savait, semblait maintenant désespéré.
 
— Nous sommes très inquiets, M. Robinson… Très inquiets !
 
— Et pourquoi n’en avez-vous pas parlé à la police ?
 
— Je pense que vous connaissez ma situation, M. Robinson…
 
— Appelez-moi Silas.
 
— Bien, Silas… Vous savez que ma situation politique fait de moi une cible de choix pour mes ennemis de tous les côtés. 
 
— C’est-à-dire ?
 
— D’abord pour les Irlandais protestants orangistes, je suis un Irlandais qui n’est pas très fidèle à la Reine. Ils ont déjà voulu s’en prendre à moi physiquement à Toronto lorsque je donnais une conférence.
 
— Puis il y a les Irlandais catholiques que sont les Fenians ?
 
— C’est exact. Pour les Fenians, je suis un traître à mes frères irlandais parce que je promeus le projet de la Confédération canadienne plutôt que l’annexion aux États-Unis. 
 
— Vous êtes donc placé en plein centre de deux groupes de radicaux.
 
— Une position pas tellement facile à tenir, vous vous en doutez bien. Si l’on apprenait que ma fille a été enlevée, la chose deviendrait publique avec toutes les conséquences que vous imaginez. Mes adversaires se feraient une joie de m’attaquer de tous les côtés.
 
— À votre avis, de quel groupe provient cette lettre de chantage.
 
— D’Irlandais protestants orangistes, à l’évidence. Les Fenians catholiques sont leurs ennemis mortels.
 
— Je ne vous connais pas beaucoup, Thomas, mais je sais que vous avez déjà été un farouche partisan d’une république irlandaise, ce que les Fenians défendent, évidemment. C’est même leur objectif principal.
 
— Il y a longtemps, c’est vrai. Mais le Canada est une terre d’opportunité pour nous les Irlandais. Voilà pourquoi je défends maintenant le projet de Confédération. Et voilà aussi pourquoi j’ai pris mes distances à l’égard des radicaux irlandais.
 
— Je me demande donc pour quelle raison les Orangistes voudraient que vous en fassiez davantage contre les Fenians?
 
— Ça, je ne le sais pas. De toute façon, je vais me rendre à leur désir. Je viens d’écrire un article plutôt dévastateur contre les Fenians. Il sera publié cette semaine et j’espère que, de la sorte, ceux qui détiennent ma fille en otage seront satisfaits.
 
— Vous cédez au chantage alors ?
 
— Je n’ai pas le choix, Silas… je n’ai pas le choix… C’est ma fille, vous comprenez ?
 
— Quoi qu’il en soit, je vais essayer de mener mon enquête de mon côté pour en savoir un peu plus sur cette disparition et sur cette lettre de chantage.
 
— Je vous en serais très reconnaissant, Silas.