Griffintown-Chapitre 11

Aidan Walsh et sa bande

27 mars, lundi matin
 
C’était un lundi matin terne, où le ciel plombé semblait hésiter entre les nuages et le soleil. Dans leur bureau exigu du poste de police central, les quatre détectives s’étaient réunis comme chaque semaine. Une odeur tenace de papier humide et de tabac froid flottait dans l’air, mêlée aux relents de boue que les bottes avaient apportée de l’extérieur. Cela faisait presque deux semaines qu’un cadavre avait été découvert dans la ruelle sombre jouxtant la taverne de Kate Scanlan. On avait fini par identifier l’homme : Liam O’Neil. Mais au-delà de son nom, il n’existait pratiquement aucune autre information.
 
— Cette enquête est frustrante, lâcha Miss Dupuis, la nouvelle recrue, qui semblait moins crispée qu’à ses débuts. Est-ce toujours aussi laborieux ?
 
— Pas toujours à ce point, admit Robinson en s’adossant à sa chaise, qui protesta d’un grincement sec. Mais souvent, oui.
 
Depuis la semaine précédente, le portrait d’O’Neil circulait dans tous les postes de police de la ville. Les constables en service glissaient une copie dans leur manteau ou leur chapeau. Malgré cette diffusion massive, les recensements, aussi lacunaires qu’ils étaient, n’offraient aucune piste. Les archives criminelles étaient tout aussi muettes. C’était comme si Liam O’Neil avait été un fantôme, vivant en marge de tout registre.
 
— On n’avance pas, pesta Kelly, le ton mordant. Cette affaire devrait aller directement à la pile des « crimes non résolus ». On perd notre temps ici ; il y a des enquêtes plus urgentes.
 
— Peut-être, mais au moins l’affaire du vol de banque progresse, intervint Morin.
 
— Tu as enfin mis la main sur Walsh, alors ? demanda Kelly, sourcils levés.
 
— Ça n’a pas été une partie de plaisir, je te le garantis, répondit Morin. J’ai écumé des dizaines de maisons pour savoir où il se cachait. Dès qu’on prononçait son nom, les portes se fermaient à double tour.
 
— Comment as-tu réussi à le coincer, dans ce cas ?
 
Morin fit une pause dramatique, avant d’admettre :
 
— C’est Miss Dupuis qu’il faut remercier.
 
À ces mots, Dupuis baissa modestement les yeux, mais un léger sourire trahissait sa fierté. Morin, qui n’avait pas caché son scepticisme face à l’arrivée de cette nouvelle recrue, semblait maintenant ravi de son aide.
 
— Allons, ce n’était pas seulement moi, protesta-t-elle, visiblement gênée par l’éloge.
 
Alors, raconte ! s’enquit Kelly, intrigué.
 
— Rien de magique, répliqua-t-elle. Beaucoup d’huile de coude et de patience. J’ai fouillé dans les recensements, les archives policières, et surtout… les journaux.
 
— Les journaux ? répéta Robinson, un sourcil levé.
 
— Oui, ils regorgent souvent d’informations oubliées. J’ai épluché des articles remontant à plusieurs années. Et j’ai trouvé des choses intéressantes.
 
— Quoi donc ? 
 
— Un article de 1862, dit-elle avec calme, le regard brillant d’excitation. On y parlait de Walsh comme d’un chef de gang à Griffintown.
 
— Un chef de gang à 19 ans ? s’étonna Kelly.
 
— Précisément. L’article le dépeignait comme un meneur précoce, entouré d’une bande de quatre ou cinq jeunes vauriens de son âge. Ils semaient la terreur dans certains secteurs du quartier.
 
— Et la police ne faisait rien ? 
 
— Je n’ai pas d’information là-dessus. En tout cas, le journaliste n’était pas tendre avec nos collègues de l’époque, confirma Dupuis en haussant les épaules.
 
Morin se redressa soudain, l’air pensif.
 
— Attends… Une bande de jeunes vauriens… Et si…
 
— Tu penses à ce que je pense, le coupa Kelly.
 
— Ouais. Et si c’était cette bande qui avait réglé son compte à Leclerc ? Ces satanés vauriens…
 
— Trop tôt pour conclure, intervint Robinson d’un ton autoritaire. Continue, Dupuis. Qu’as-tu découvert d’autre ?
 
— Un autre article, plus récent, rapportait son arrestation pour un vol.
 
— Celui qui figure dans son dossier criminel, précisa Morin.
 
— Exact. Mais l’article mentionnait un détail crucial : on avait trouvé sa cache. Le butin avait été dissimulé dans un entrepôt désaffecté qui servait autrefois à la construction du canal Lachine.
 
Un silence accueillit cette révélation. Le vent sifflait contre les fenêtres du bureau, comme pour souligner l’importance de cette nouvelle.
 
— Un entrepôt désaffecté, murmura Kelly, son regard s’assombrissant. Bien sûr… C’est là que vous l’avez retrouvé, n’est-ce pas ?
 
Morin reprit la parole en hochant légèrement la tête, comme pour se remémorer les détails de son récit.
 
— On savait qu’il se cachait depuis une semaine, mais on n’a pas pu mettre la main sur lui. C’est Miss Dupuis qui nous a mis sur la bonne piste. J’ai pris deux constables avec moi, et nous sommes partis à l’entrepôt. Pour maximiser nos chances, nous y sommes allés à l’aube, quand il devait encore dormir. L’air était glacial, et une fine couche de neige s’était posée sur le sol, étouffant nos pas. Il n’a rien vu venir. Il n’a rien entendu non plus. En moins de deux, on l’avait capturé. Le pauvre gars était en piteux état, amaigri, sûrement à jeun depuis des jours.
 
— Et maintenant ? Où est-il ? demanda Kelly, les bras croisés, son regard perçant planté sur Morin.
 
— En cellule, ici, répondit ce dernier avec un léger sourire. Ironiquement, il semble soulagé. Cela fait deux jours qu’il s’empiffre aux frais de la Reine et qu’il profite d’une bonne couchette. Franchement, il a l’air presque heureux.
 
Un silence s’installa dans la pièce. La lumière de la matinée perçait à peine à travers les carreaux embués, et chacun semblait perdu dans ses pensées. Puis Miss Dupuis, assise près du poêle qui diffusait une chaleur timide, leva les yeux vers Robinson, qui lui fit un petit signe d’encouragement.
 
— Chef, dit-elle en hésitant un instant, qu’est-ce qu’on fait avec l’enlèvement de la fille de D’Arcy McGee ?
 
Morin fronça les sourcils.
 
— De quoi parles-tu, Miss Dupuis ?
 
C’est Robinson qui prit la parole pour répondre :
 
— La fille de D’Arcy McGee aurait été enlevée jeudi dernier. Son père a reçu une lettre de chantage. On prétend qu’elle est retenue en otage.
 
— Vous dites bien « aurait été » ? releva Kelly avec un ton suspicieux.
 
— Oui, parce que je ne suis pas convaincu que ce soit le cas. Miss Dupuis, explique-leur ce que tu as appris de Shannon.
 
Robinson se tourna vers elle et ajouta :
 
— Shannon, c’est la fille de mon ami Thomas Ryan. Nous avons partagé un repas hier soir.
 
Miss Dupuis hocha la tête.
 
— Oui, voilà. Après le souper, j’ai passé un moment avec Shannon.
 
Elle tourna ses yeux vifs vers Morin et Kelly.
 
— Shannon est comme une cousine pour moi. Quand on se retrouve, on échange des tas de commérages.
 
— Ah, les filles et leurs ragots, lança Kelly avec un sourire goguenard. Que pouvez-vous bien raconter sur nous, pauvres hommes ?
 
Miss Dupuis lui renvoya un regard narquois.
 
— Tu serais surpris, Kelly. Mais rassure-toi : parler des hommes, c’est bien trop ennuyant. Nous avons beaucoup d’autres choses plus intéressantes à dire.
 
Cette réplique arracha un éclat de rire général, même à Kelly, qui secoua la tête en riant. Encouragée, Dupuis continua :
 
— Nous discutions de tout et de rien, jusqu’à ce que Shannon me parle de Frasa, la fille de D’Arcy McGee.
 
— Celle qui a été enlevée ? demanda Kelly, son sourire disparaissant aussitôt.
 
— Oui, elle-même. Shannon et Frasa fréquentent le même collège. Bien que Shannon soit un peu plus âgée, elles sont amies. Frasa lui confie souvent des choses qu’elle ne dit pas à ses parents. Et Shannon m’a révélé que Frasa avait un amoureux secret.
 
— Un amoureux secret ? reprit Morin, soudain attentif.
 
— Oui. Elle ne voulait pas que ses parents soient au courant, car ils n’auraient jamais accepté cette relation.
 
— Pourquoi ? demanda Morin
 
— Parce que son amoureux est un Irlandais protestant, répondit Dupuis. Un scandale pour D’Arcy McGee, un catholique convaincu. Frasa allait donc le rejoindre en secret dès que possible.
 
— Et ce garçon, qui est-il ? s’impatienta Kelly.
 
— Shannon ne connaît que son prénom : Rowan. Selon elle, c’est le plus beau garçon de la terre, fort, intelligent… Frasa était follement amoureuse.
 
Robinson, les bras croisés, reprit :
 
— Voilà pourquoi j’ai des doutes sur cette prétendue prise d’otage. Et si elle s’était simplement enfuie avec lui ? Elle savait que ses parents n’approuveraient jamais leur relation.
 
— Et la lettre de chantage, alors ? répliqua Morin, son ton sec.
 
Robinson haussa les épaules, l’air pensif.
 
— C’est là que ça coince, en effet. Une lettre de chantage ne cadre pas avec une fugue amoureuse. Il y a encore quelque chose qui nous échappe.
 
Le silence retomba. Les visages concentrés trahissaient une réflexion intense, tandis que le vent froid continuait de siffler dehors.
 
 
À ce moment précis, trois coups secs résonnèrent contre la porte.
 
— Entrez ! tonna Kelly, sans détourner les yeux d’un document posé sur la table.
 
La porte s’ouvrit doucement, laissant apparaître un tout jeune constable dans un uniforme impeccable, à peine trop large pour ses épaules. Son visage juvénile trahissait une nervosité qu’il s’efforçait de contenir.
 
— Monsieur Robinson… Un certain monsieur… heu… Hermann vous demande, dit-il d’une voix hésitante, les mots trébuchant presque hors de sa bouche.
 
Robinson leva un sourcil.
 
— Hermann ? Hermann, comment ? demanda-t-il, sa voix teintée de curiosité.
 
Le constable parut fouiller dans sa mémoire.
 
— Je pense que c’est… Hermann Tanguay. Il dit qu’il vous connaît.
 
— Ermatinger, idiot. Ermatinger ! rugit Kelly, visiblement exaspéré.
 
Le jeune homme rougit violemment, bafouillant un « Ah bon… » confus.
 
— C’est notre ancien chef de police, ajouta Kelly, levant les yeux au ciel. Évidemment, à son époque, tu devais encore avoir des couches aux fesses. D’ailleurs, ta mère te mettait-elle des couches ?
 
— Heu… Je pense que oui… répondit le constable, visiblement décontenancé.
 
Robinson étouffa un sourire et intervint d’un ton calme :
 
— Très bien, constable. Descendez et dites à cet homme que je vais le rejoindre immédiatement.
 
Le jeune homme s’inclina maladroitement avant de disparaître, refermant la porte avec un bruit sourd. Dès que Robinson quitta la pièce, Morin, adossé nonchalamment à sa chaise, tourna la tête vers Kelly.
 
— J’ai entendu parler d’Ermatinger. Il a toute une réputation, murmura-t-il, presque pour lui-même.
 
— C’est peu de le dire, répliqua Kelly, redressant son assise. Tout un bonhomme, ce Ermatinger. Il avait fait ses preuves comme militaire bien avant de rejoindre la police. Il a réglé des troubles majeurs, notamment ceux du canal de Lachine. Et tu te souviens de l’affaire Gavazzi ?
 
Morin hocha la tête.
 
— Les émeutes, oui.
 
— Eh bien, il a été blessé lors de ces événements. Un vrai dur à cuire. Il était le premier véritable chef de police de Montréal, à l’époque où on l’appelait encore « Surintendant ». Il a mis de l’ordre là où il n’y en avait pas et a façonné notre police telle qu’on la connaît aujourd’hui.
 
Miss Dupuis, jusque-là silencieuse, croisa les bras et se tourna vers Kelly.
 
— Il connaît le chef, alors ?
 
Kelly haussa les épaules, comme si la réponse allait de soi.
 
— Bien sûr. C’est lui qui l’a engagé pour monter ce bureau des détectives. À l’époque, on n’était que trois : le chef, Leclerc, et moi.
 
Miss Dupuis esquissa un sourire, légèrement moqueur.
 
— Tu sembles l’admirer, Kelly.
 
— Admirer ? répliqua-t-il, sa voix empreinte d’une intensité inhabituelle. Cet homme n’avait peur de rien. Il est resté aux côtés du chef même quand les enquêtes devenaient délicates sur le plan politique. Ce n’est pas tout le monde qui aurait osé.
 
— Ils sont restés en contact ?
 
— Ça, je ne sais pas. Mais je sais qu’à l’époque, ils s’appelaient par leur prénom. Quand tu travailles avec quelqu’un comme Ermatinger, ça veut tout dire.
 
Miss Dupuis, les lèvres pincées, opina doucement.
 
— Oui… c’est tout dire, en effet, murmura-t-elle. Je connais le chef assez bien pour savoir qu’il ne s’adresse que rarement aux gens par leur prénom.
 
Le silence retomba, ponctué seulement par le crépitement apaisant des flammes dans le poêle. Dehors, le soleil perça enfin les nuages hivernaux, projetant ses rayons dorés à travers les fenêtres embuées et salies par la suie. Une lumière hésitante envahit le bureau, dessinant des reflets mouvants sur les murs et illuminant les moindres particules de poussière flottant dans l’air.
 
Arrivé au rez-de-chaussée, Robinson aperçut un homme imposant, à la carrure d’un bûcheron et au port altier. Sa barbe fournie lui donnait un air sauvage, tandis que ses longs cheveux encadraient un visage marqué par une vie bien remplie. Ses yeux, légèrement bridés, héritage de sa mère, fille d’un chef Sauteux, reflétaient une lueur intense.
 
Ermatinger s’avança avec une démarche assurée. Avant même qu’il n’ouvre la bouche, Robinson tendit la main, un sourire franc illuminant son visage.
 
— Cher William, quel plaisir de vous voir ! Cela fait une éternité.
 
Ermatinger, tout aussi ravi, serra sa main avec vigueur, son étreinte témoignant de l’amitié qui les liait.
 
— Cher Silas, répondit-il simplement, son ton empreint d’une sincérité rare.
 
Robinson, d’un regard curieux, fit un geste en direction des bureaux.
 
— Alors, qu’est-ce qui vous amène dans votre ancienne demeure ? Seriez-vous en quête des fantômes du passé ?
 
— Oh non, Silas ! Je vous les laisse bien volontiers. Cela dit, rien n’a vraiment changé ici, n’est-ce pas ?
 
— Pas tout à fait, sourit Robinson. Le bureau des détectives s’est agrandi cependant. Nous avons enfin un nouveau local. J’ai réussi à débloquer les fonds… que mon ancien chef de police me refusait obstinément.
 
Ils éclatèrent de rire, le son vibrant dans le couloir étroit, évoquant sans effort la camaraderie des temps anciens.
 
— Venez, je vais vous faire visiter, proposa Robinson avec entrain.
 
— Non, merci, Silas. Je ne suis pas homme à courir après la nostalgie.
 
— Alors, pourquoi êtes-vous ici, William ?
 
Ermatinger baissa la voix, jetant un coup d’œil autour d’eux.
 
— Je dois vous parler de quelque chose… mais pas ici.
 
Robinson esquissa un sourire amusé.
 
— Toujours aussi mystérieux ! Allons au port. Avec un soleil pareil, il serait criminel de rester enfermés.