
27 mars, lundi matin
Lorsque Robinson poussa la lourde porte de l’immeuble Bonsecours après sa rencontre avec Ermatinger, il fut immédiatement arrêté par le planton de service. Celui-ci, un jeune homme au visage grenelé, lui lança d’un ton sec :
— Le chef veut vous voir, monsieur Robinson. Tout de suite.
Sans un mot, Robinson hocha la tête, déboutonna distraitement son manteau, puis se dirigea vers l’escalier. Les marches craquaient légèrement sous ses bottes encore humides. L’air froid s’était infiltré dans le bâtiment, donnant à chaque pas un écho feutré.
Arrivé au dernier étage, il frappa à la porte du bureau de Penton. Une voix autoritaire l’invita à entrer.
— Ah, Robinson, enfin ! Asseyez-vous, vite. Nous avons à parler.
— Bonjour, patron, répondit Robinson en retirant son chapeau avec une politesse mesurée.
— Oui, oui, bonjour. Pas le temps pour les mondanités. Prenez place.
Penton agita la main, pressé, sans même lui laisser le temps d’ôter son manteau épais.
Le bureau du chef de police respirait l’ordre et l’autorité. La pièce, baignée d’une lumière vive provenant des hautes fenêtres, offrait une vue imprenable sur les quais animés et le fleuve. Une fine brume s’élevait des eaux, où quelques voiliers avançaient péniblement. Tout ici contrastait avec l’étroitesse lugubre du bureau des détectives, niché dans une ombre perpétuelle.
Penton, installé derrière un bureau impeccablement ordonné, avait l’air aussi rigide que son uniforme. Mince à l’excès, presque décharné, son visage anguleux semblait taillé dans du marbre. Ses pommettes saillantes et son nez aquilin évoquaient une gravure d’un Saint Antoine tourmenté. Mais c’étaient ses yeux vairons, l’un brun profond, l’autre d’un bleu grisâtre, qui captivaient quiconque osait soutenir son regard.
— Alors, Robinson, pourquoi diable ne m’avez-vous pas parlé de ce meurtre avant aujourd’hui ? lança Penton en le scrutant avec une intensité presque intimidante.
— Avec tout le respect que je vous dois, patron, je n’en avais pas l’obligation. Mes prédécesseurs…
— Je ne veux rien entendre sur vos prédécesseurs, coupa Penton en claquant sa main sur le bureau. Ici, une nouvelle ère commence, et je ne me soucie guère des vieilles habitudes.
Robinson haussa un sourcil, mais conserva son calme. Ses mains gantées restaient croisées sur ses genoux.
— C’est que, traditionnellement, les détectives mènent leurs enquêtes sans… comment dire… intervention de leurs supérieurs.
— Intervention, dites-vous ? siffla Penton. Je suis votre supérieur, Robinson. C’est moi qui subis les pressions du maire et du procureur général. Je prends les décisions ici. Et vous, vous me devez des comptes.
Un silence pesant s’installa, troublé seulement par le bruit lointain des chevaux martelant les pavés enneigés.
— Vous avez trouvé l’identité du cadavre ? reprit Penton, abaissant légèrement le ton.
— Oui. William Ermatinger est venu me voir. Il m’a dit que vous lui aviez montré la photo du corps. Vous le connaissez ?
— Cela ne vous regarde pas, lâcha Penton. Mais il a reconnu l’homme. Cependant, il n’a pas voulu me donner son nom. Il semblait perturbé.
— John Monahan, répondit Robinson. Un Irlandais protestant, apparemment lié aux Orangistes.
— Monahan, vous dites ? Je connais bien les Orangistes. S’il y était actif, je le saurais. Mais un sympathisant, peut-être… Qui aurait bien pu le tuer ?
— C’est précisément ce que je dois découvrir. Ermatinger affirme que les Fenians pourraient être impliqués.
Le visage de Penton se crispa, et il se leva brusquement.
— Ces maudits Irlandais catholiques, marmonna-t-il. Ils haïssent notre Empire. S’ils le pouvaient, ils mettraient à feu et à sang la Grande-Bretagne.
Il planta ses yeux vairons dans ceux de Robinson.
— Vous êtes britannique, n’est-ce pas ? Anglican ?
— Je suis Canadien maintenant, répondit calmement Robinson. Mais je suis né à Londres.
— Alors vous comprenez ce qui est en jeu. Nous devons préserver notre stabilité.
Robinson, stoïque, ne répondit pas. Penton inspira profondément avant de déclarer :
— Vous me tiendrez informé de chaque détail. Est-ce clair ?
— Parfaitement, répondit Robinson en se levant.
Il remit son chapeau, salua brièvement, et quitta la pièce, son esprit déjà accaparé par les énigmes de cette enquête.
Robinson entra dans le bureau sombre et exigu qu’il partageait avec ses trois détectives. L’odeur de tabac froid et de vieux papiers imprégnait toujours la pièce. Kelly, Morin, et Miss Dupuis étaient penchés sur leurs dossiers, silencieux, leurs visages graves. Le silence dans la pièce pesait, dense et oppressant, semblable à celui qui s’installe après un échec ou des questions laissées en suspens. Même les craquements des planches sous leurs bottes semblaient amplifiés.
Robinson marqua une hésitation, son manteau toujours jeté sur ses épaules. Puis, au lieu de céder à leur morosité, il frappa dans ses mains gantées pour capter leur attention.
— Allez, on ne va pas se laisser abattre. Je vous invite à dîner.
Les détectives relevèrent la tête, un peu surpris, mais aucun ne protesta. Le soleil brillait haut dans le ciel d’un bleu limpide, éclatant sur la neige immaculée et rendant l’air d’autant plus mordant. Quelques instants plus tard, emmitouflés dans leurs manteaux de laine et leurs écharpes serrées autour du cou, ils arpentèrent les rues glaciales, leurs pas crissant sur la neige durcie par le gel. L’air vif leur mordait les joues, tandis que leurs souffles formaient de légers nuages blanchâtres dans la lumière éclatante.
L’auberge, nichée dans un recoin de la rue de la Commune, était un refuge accueillant. Une chaleur agréable et l’odeur réconfortante de plats mijotés les enveloppèrent dès qu’ils franchirent la porte. Ils se frayèrent un chemin jusqu’à une table isolée dans un coin sombre, à l’écart du brouhaha des conversations.
Ils commandèrent rapidement : Kelly opta pour des saucisses grillées, la fumée se dégageant des plats déjà visibles sur d’autres tables. Robinson choisit une tourtière à la viande, une croûte dorée et croustillante promettant un festin rustique. Morin, fidèle à lui-même, se contenta d’une soupe épaisse et nourrissante de pommes de terre, tandis que Miss Dupuis demanda une soupe aux huîtres, une rareté qu’elle savourait à petites cuillerées.
La chaleur, la nourriture, et les premières pintes de bière eurent raison de leur humeur sombre. Les visages se détendirent, les épaules se relâchèrent. Morin, toujours le plus impétueux, rompit le silence.
— Alors, chef, qu’est-ce que votre ami Ermatinger voulait ? dit-il en essuyant un coin de soupe coincé dans sa fine moustache.
Robinson posa sa fourchette, réfléchissant un instant avant de répondre.
— Premièrement, ce n’est pas mon ami. On a été collègues, c’est tout. Cela dit, il m’a apporté des nouvelles… surprenantes. Notre victime ne s’appelait pas Liam O’Neill. Son vrai nom était John Monahan.
Kelly laissa tomber sa fourchette dans son assiette avec fracas, tandis que Miss Dupuis et Morin ouvraient de grands yeux.
— Quoi ? s’exclama Kelly. Ce n’est pas O’Neill ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Une histoire compliquée, répondit Robinson. Monahan utilisait O’Neill comme couverture. C’était un espion du gouvernement.
Un silence abasourdi s’installa à la table, seulement interrompu par les bruits de la salle. Miss Dupuis brisa finalement le silence, la cuillère de soupe en suspens.
— Un espion ? murmura-t-elle. Mais pourquoi un espion ici, au Canada ?
— Parce que nous sommes menacés. Ermatinger m’a expliqué qu’il gère un réseau d’espionnage pour le gouvernement. Monahan faisait partie de ce réseau.
Morin fronça les sourcils, posant sa chope sur la table.
— Menacés par qui, au juste ? Les Américains ?
— En partie. Mais surtout par les Fenians, expliqua Robinson. Ces radicaux irlandais catholiques qui rêvent de renverser l’Empire britannique.
Kelly grinça des dents, ses poings se serrant autour de sa fourchette.
— Ces maudits radicaux… Ils sont derrière tout ça, c’est sûr.
— C’est ce qu’Ermatinger pense aussi, ajouta Robinson. Ils auraient découvert que Monahan était un Irlandais protestant lié aux Orangistes. Ils l’auraient tué pour cela.
Miss Dupuis hocha la tête, pensive.
— Cela change tout pour notre enquête, dit-elle. Si c’était un meurtre politique, ce n’est plus une simple querelle de rue.
Robinson acquiesça, son regard se perdant un instant.
— Exactement. Cela complexifie tout. Monahan n’était pas un saint, mais ce n’était pas non plus un criminel ordinaire. Il était orphelin, recruté après une émeute à Toronto. Ermatinger l’avait ramené ici pour l’utiliser comme agent infiltré.
Morin hocha la tête.
— Que faisons-nous maintenant, chef ?
Robinson se redressa.
— Nous recommençons l’enquête. Mais avant cela, Kelly et Morin, vous terminez le dossier Walsh. Dupuis, tu viens avec moi. Nous avons quelqu’un à voir.
Les détectives acquiescèrent. La chaleur de l’auberge semblait les préparer à affronter de nouveau le froid mordant de l’enquête.
***
Kelly et Morin pénétrèrent dans la petite salle d’interrogatoire, où Aidan Walsh était assis, immobile, derrière une table de bois usée. La lumière crue d’une lampe suspendue jetait des ombres dures sur ses traits à peine guéris de sa récente bagarre avec Murphy. Son calme, presque provocant, contrastait avec la gravité des charges qui pesaient contre lui.
Kelly, encore emmitouflé dans un manteau de laine épais, ôta ses gants avec lenteur avant de les jeter négligemment sur la table. Il enleva ensuite son manteau d’un geste sec, révélant un veston sombre ajusté. À ses côtés, son collègue l’imita, déposant ses affaires avec moins de cérémonie. Dehors, l’air vif avait teinté leurs joues de rouge, tandis que la lumière du jour perçait faiblement à travers les fenêtres à barreaux poussiéreuses, projetant des ombres vacillantes sur le sol froid.
— Bonjour, Walsh, lança-t-il d’un ton qui mêlait fausse cordialité et ironie. On t’a bien traité en prison ?
Walsh releva la tête, ses yeux clairs défiant ceux de Kelly.
— Je n’ai pas à me plaindre, répondit-il calmement.
Kelly esquissa un sourire narquois, s’appuyant légèrement sur la table.
— J’ai rencontré ta maman, tu sais. Une femme charmante.
Les sourcils de Walsh se froncèrent légèrement, mais son visage resta impassible.
— Laissez ma mère en dehors de tout ça, grogna-t-il, sa voix empreinte d’une colère contenue.
— Oh ! Mais elle a été très coopérative, poursuivit Kelly avec un éclat moqueur dans les yeux. Elle nous a même laissés visiter ta chambre. On y a trouvé des trésors, pas vrai, Morin ?
Jusque-là resté en retrait, Morin feuilleta son carnet d’un air distrait avant de s’approcher de la table et de s’asseoir sur une chaise avec nonchalance.
— Oui, des trésors, confirma-t-il d’un ton presque léger. Un pistolet, un masque… et pas mal d’argent.
Walsh ne répondit pas, se contentant de fixer Kelly avec une intensité froide. Kelly se pencha légèrement, cherchant à percer son masque d’indifférence.
— On a montré le pistolet et le masque aux employés de la banque. Tu sais quoi ? Ils les ont immédiatement reconnus. Alors, dis-moi… tu étais avec qui pour ce petit « retrait » d’argent ?
— Pensez-vous vraiment que je vais vous le dire ?
— Donc, tu confirmes que tu étais bien là.
— Vous avez toutes les preuves, non ? Pourquoi nier l’évidence ?
Kelly se redressa, croisant les bras.
— Pas mal d’argent dans ta chambre. T’avais quoi en tête ? Une belle maison pour rivaliser avec les riches ?
Le regard de Walsh s’assombrit, et son ton devint cinglant.
— Vous pensez vraiment que j’ai fait ça pour singer les bourgeois qui nous exploitent à longueur de journée ?
— Tiens donc ! Tu n’aimes pas les… comment tu les appelles déjà ? Les « bourgeois ». Mais c’est quoi ça, les « bourgeois », Walsh ?
— Ce sont les pourris qui possèdent tout. Ceux qui bâtissent des fortunes sur notre misère. Ils montent leurs entreprises et font leur profit sur le dos des ouvriers. « La propriété, c’est la source de tous les maux ».
Morin releva la tête, intrigué.
— Une belle phrase, ça. Tu l’as inventée ?
Walsh secoua la tête, un éclat de fierté dans les yeux.
— Non, c’est Proudhon.
Kelly éclata d’un rire bref et moqueur.
— Proudhon ? Et c’est qui, ce Proudhon ?
— Un écrivain français que vous devriez lire, répondit Walsh, son ton un brin condescendant.
Kelly tourna la tête vers Morin, qui esquissa un sourire amusé.
— T’entends ça, Morin ? On est tombé sur un vrai fort-en-thème. Et pas qu’un peu, en plus !
— Je lis beaucoup.
Kelly croisa les bras sur son veston sombre.
— En tous les cas, ça ne t’a pas empêché d’être un voleur, lança-t-il, sa voix teintée de mépris.
Walsh releva la tête, son expression froide et indifférente, mais ses yeux trahissaient une pointe de défi.
— Cet argent, c’’était pas pour moi, répliqua-t-il calmement.
— Ah non ? Et pour qui alors ? demanda Kelly, en plissant légèrement les yeux.
— Nous en avions besoin…
Morin, cessa d’écrire et intervint, un sourire narquois aux lèvres.
— « Nous », hein ? Ah oui, c’est vrai. On dit que tu es un vrai chef de bande. Tu fais trembler tout Griffintown, y paraît.
— Ça, c’est ce que vos journaux de bourgeois racontent, répondit-il. Mais nous ne sommes pas une bande de vauriens, comme ils le disent.
Kelly inclina légèrement la tête, intrigué malgré lui.
— Alors, vous êtes quoi ?
La voix de Walsh s’éleva, vibrante de colère contenue.
— Vous avez déjà mis les pieds dans leurs usines pourries ? Dix heures par jour, six jours par semaine, parfois plus. Des gamins de 12 ans s’arrachent les doigts sur leurs maudites machines. Et tout ça pour quoi ? Pour un salaire qui ne nourrit même pas une famille.
Kelly resta silencieux un instant, observant les traits tendus de Walsh.
— Je vois. Donc, tu voulais venir en aide aux pauvres gens, c’est ça ?
— Nous avons déjà une société de secours mutuel pour aider les familles des plus pauvres, rétorqua Walsh. Mais ça ne suffit pas. Si nous voulons survivre, nous devons nous unir, tous les ouvriers ensemble. Et nous devons forcer ces patrons à respecter notre travail.
Morin fronça les sourcils, croisant les bras.
— Tu parles de grèves, là ? Tu sais que c’est illégal. Regarde ce qui est arrivé aux ouvriers du canal Lachine.
— Ils se sont fait massacrer par la police, je sais, répondit Walsh, la voix amère.
— Ce n’était pas moi, je t’assure, répliqua Morin. Je jouais encore aux osselets.
— La police a aidé les militaires à les écraser. Vous êtes tous vendus au grand capital, cracha Walsh avec mépris.
Kelly éclata d’un rire bref et incrédule.
— V’là-t-y pas aut’ chose. Vendus au « grand capital ». Moi, Walsh, je sais pas c’est qui, ce grand capital. Mais je sais une chose : tu vas aller en prison pour ce vol.
Walsh détourna les yeux, baissant lentement la tête. La tension dans la pièce était presque tangible, et même le moindre mouvement semblait amplifié dans le silence.
Kelly se redressa légèrement, ses bras toujours croisés.
— Je suis curieux, Walsh. Si tu ne voulais pas garder l’argent, qu’est-ce que tu voulais en faire ?
Walsh releva les yeux, son regard brûlant d’une détermination farouche.
— Nous avons besoin d’argent pour organiser une Trade Union, répondit-il. On ne monte pas une telle organisation avec de la bonne volonté et du bénévolat. Nous avons décidé de prendre l’argent des riches pour l’utiliser contre eux. Après tout, c’est ce que les Confédérés ont fait à St-Alban. Ils ont dévalisé trois banques pour aider leurs compatriotes.
— Alors, si je comprends bien, tu n’es pas un voleur, mais un héros ? Un saint, même ?
Walsh resta impassible, ignorant délibérément la remarque.
Kelly reprit, son ton devenant plus sérieux.
— J’ai une autre question. Pendant la Saint-Patrick, il y a quelques semaines, un de nos collègues a été attaqué rue Wellington par une bande de vauriens. Ce n’était pas toi, par hasard ?
Walsh secoua lentement la tête.
— Ni moi ni mon groupe. Je vous l’ai dit. Nous n’avons rien contre la police, tant qu’elle fait son travail et ne devient pas le chien de garde des riches.
— Donc, ni toi, ni ta bande n’avez quelque chose à voir avec cette agression ?
— Sûrement pas.
— Et tu ne sais pas qui ça pourrait être ?
— Pensez-vous que je vous le dirais si je le savais ?
Kelly soupira et recula légèrement.
— Bon, alors on s’est tout dit. Tu n’as rien à ajouter ?
— Rien de plus. Je suis le seul responsable. Vous n’en saurez pas davantage.
Kelly observa Walsh un moment avant de hausser les épaules.
— Tu vas passer devant le juge. C’est dommage, honnêtement. Si ce que tu racontes est vrai, je peux comprendre ce que tu veux défendre. Mais il fallait vraiment te mettre dans le trouble ?
— Si vous avez une meilleure idée, je suis tout oreilles.
Kelly eut un petit sourire pour le témoin, une chose qui ne lui arrivait jamais en salle d’interrogatoire. Morin ramassa son cahier et son crayon. Il avait pris des notes pendant tout ce temps. Les deux détectives se levèrent et sortirent de la salle en reprenant leur manteau et leur chapeau. Ils donnèrent des ordres au constable qui attendait à la porte et remontèrent vers leur bureau.