Griffintown-Chapitre 14

Les entrepôts Bouthillier

28 mars, mardi matin

En ce matin ensoleillé de la fin de mars, une semaine et demie s’était écoulée depuis la découverte du cadavre dans la ruelle adjacente à la taverne. Le froid mordant, oscillant autour de 30°F et 35 °F, imposait à chaque passant une allure emmitouflée. L’enquête, qui semblait au départ être une banale querelle entre Irlandais, révélait désormais des ramifications bien plus profondes. Ce n’était plus une simple altercation ; c’était un meurtre prémédité, teinté de connotations politiques. La victime, John Monahan, un espion recruté par le gouvernement pour infiltrer les Fenians, un groupe secret d’Irlandais catholiques militant pour la violence comme moyen d’émancipation, n’avait pas été choisie au hasard.

La veille au soir, autour d’un souper modeste, mais réconfortant, Robinson, Rosalie, et Thérèse —appelée Miss Dupuis par ses collègues — partageaient leur repas dans l’intimité chaleureuse du foyer. Thérèse, encore sous le toit familial depuis la fin de ses études au collège, avait accepté un poste d’adjointe auprès de Robinson à condition que les discussions professionnelles restent à l’écart de la table. Pourtant, ce soir-là, Silas Robinson dérogea à leur entente, pour ce qui n’était sans doute pas la dernière fois.

— Nous avons déjà perdu trop de temps, lança Robinson tout en découpant son pain. Il faut comprendre ce qui a bien pu motiver cet assassinat.

Thérèse leva les yeux de son assiette, intriguée.

— Tu crois vraiment qu’il y a un lien entre les Fenians et ce meurtre ?

— Thérèse, dit Robinson en s’appuyant sur le dossier de sa chaise, il faut que tu saches une chose : je ne crois jamais rien quand il s’agit de meurtre. Je m’en tiens aux faits. Et les faits sont que mon supérieur, Penton, en est convaincu, et qu’Ermatinger semble partager cet avis.

— Mais avancer de telles hypothèses sans certitude peut avoir des conséquences graves, non ? demanda-t-elle en penchant légèrement la tête, une lueur de doute dans le regard.

— Tu apprends vite, Thérèse. Oui, prudence et ouverture d’esprit sont essentielles. Certains cas, comme celui-ci, exigent que l’on s’intéresse au contexte bien plus qu’à l’identité d’un meurtrier éventuel.

— Pourtant, notre rôle est de trouver le coupable, rétorqua-t-elle, fronçant légèrement les sourcils.

— Certes. Mais se concentrer uniquement sur la capture d’un individu sans comprendre son mobile, c’est risquer une grave erreur. J’ai vu trop de fois des hommes être injustement condamnés parce qu’on n’a pas posé les bonnes questions.

— Ici, le mobile semble pourtant évident : un crime politique.

— Peut-être, mais c’est encore trop simpliste. Écoute bien. Monahan était un Orangiste, un membre de cette faction protestante extrémiste des Irlandais. Ce n’est pas qu’une simple querelle religieuse. C’est une lutte entre deux visions du monde qui s’opposent. 

Thérèse, pensive, fixa un instant la lumière tamisée du chandelier.

— Deux factions d’Irlandais, catholiques et protestants… On dirait deux frères ennemis prêts à s’entretuer, comme dans la vieille tragédie grecque Les Sept contre Thèbes, murmura-t-elle.

Robinson, amusé, la regarda par-dessus son verre.

— Voilà une référence intéressante. Tes années de collège n’auront pas été inutiles, à ce que je vois.

— J’avais un bon professeur, répondit-elle en esquissant un sourire et en le désignant d’un geste léger.

Rosalie, qui observait la scène avec un regard attendri, intervint.

— Vous faites une belle paire tous les deux. On dirait presque que vous jouez à résoudre une énigme tout droit sortie d’un roman.

Ils éclatèrent de rire. Mais Robinson retrouva bien vite son sérieux.

— Demain, dit-il, nous rencontrerons Thomas Ryan. Il a des contacts précieux parmi les Orangistes.

— Oncle Thomas ? Pourquoi ne pas lui en avoir parlé lors de notre visite de dimanche dernier ?

— Nous ne savions rien à ce moment-là. Et, même si nous avions eu cette information, ce n’était ni le moment ni le lieu d’aborder un tel sujet, surtout avec l’affaire D’Arcy McGee en toile de fond.

Le silence tomba autour de la table tandis qu’ils terminaient leur dessert. Rosalie, contemplant tour à tour son époux et sa fille, brisa finalement la quiétude.

— Vous prenez un malin plaisir à discuter ainsi, n’est-ce pas ?

Robinson regarda Thérèse avec une pointe de fierté dans l’œil.

— C’est vrai. Elle est douée, la petite.

Thérèse, surprise par l’éloge, rougit légèrement.

***

Ce matin-là, un froid sec enveloppait Montréal, et les rayons du soleil jouaient sur la neige durcie qui bordait les rues. Robinson et Miss Dupuis sortirent du poste de police du marché Bonsecours, la vapeur de leur souffle se mêlant à l’air glacial. Ils décidèrent de marcher jusqu’aux entrepôts Bouthillier, où Ryan avait temporairement installé son bureau. La distance était courte, une dizaine de minutes tout au plus, mais elle était suffisante pour ressentir pleinement la morsure de l’hiver.

Miss Dupuis avançait d’un pas léger, malgré les trottoirs inégaux recouverts de givre. Elle portait une robe d’un vert profond, ornée de motifs floraux discrets, mais elle était presque entièrement dissimulée sous un élégant manteau anthracite à col de fourrure brune. Un chapeau de velours noir, à la forme rappelant vaguement les hauts-de-forme masculins, encadrait son visage délicat. Sur une autre femme, ce couvre-chef aurait semblé lourd et malhabile ; sur elle, il paraissait tout à fait gracieux. À ses côtés, Robinson, imposant et toujours impeccable, arborait son manteau noir à boutons dorés qui lui tombait jusqu’aux mollets, son éternel chapeau melon solidement vissé sur la tête. En dessous, il portait une veste brune, un veston de même couleur, une chemise blanche impeccablement boutonnée et sa traditionnelle boucle noire. À les voir déambuler côte à côte, on aurait pu les prendre pour un père bienveillant accompagnant sa fille à quelque rendez-vous mondain.

La rue de la Commune, malgré son activité, restait calme sous le ciel limpide. Les entrepôts Bouthillier, trois bâtiments de pierres grises flanqués de toits à pignons, se dessinèrent bientôt à l’horizon. En franchissant la porte cochère, ils entrèrent dans une cour où des travailleurs emmitouflés déchargeaient des caisses de marchandises avec vigueur. L’entrée principale du bureau se trouvait à droite, au bout d’un petit escalier usé par le temps.

À l’intérieur, un jeune homme à l’air empressé, vêtu d’un veston trop grand pour lui, releva la tête du comptoir.

— Oui, c’est à quel sujet ? demanda-t-il d’un ton à la fois nerveux et condescendant.

— Nous venons voir Thomas Ryan, répondit Robinson d’une voix calme, mais ferme.

— Et qui le demande ?

— Dites-lui que c’est Silas.

Le jeune homme haussa un sourcil, manifestement peu impressionné.

— Silas ?! répéta-t-il comme s’il s’agissait d’un nom étranger.

— Oui, simplement « Silas ».

Le jeune homme hésita, puis se leva avec une expression exagérément dramatique.

— Monsieur Ryan est un homme très occupé. Je ne sais pas s’il pourra vous recevoir, dit-il en traînant les mots.

Robinson, sans se départir de son calme, fit un petit geste de la main, un mouvement sec, mais nonchalant, qui signifiait clairement : « Fais ton travail, et vite. » À ses côtés, Miss Dupuis étouffa un rire derrière sa main gantée, son amusement perceptible.

Après quelques minutes, le greffier revint, la mine contrariée.

— Il vous attend, dit-il à contrecœur.

Le bureau de Ryan se trouvait au fond d’un couloir étroit, où le bois grinçait sous leurs pas. La porte était entrouverte, et les deux détectives frappèrent légèrement avant d’entrer.

— Silas, mon cher ami ! lança Ryan en se levant d’un bond derrière son bureau encombré. Entrez donc ! Pardonne à mon greffier, il est parfois un peu trop zélé. Je lui ai déjà passé un savon.

— Ce n’était pas nécessaire, Tom, répondit Robinson avec un sourire en coin. Les policiers s’attendent à des accueils… disons, pas très chaleureux.

— Et tu as amené Thérèse ! Quelle excellente idée.

Ryan les invita à s’asseoir dans les deux fauteuils qui faisaient face à son bureau. L’espace, modeste, était chargé de dossiers et d’un poêle à bois qui diffusait une chaleur bienvenue.

— Quelle soirée, dimanche dernier, fit Ryan en s’adossant à sa chaise. Enfin, agréable, si l’on peut dire… As-tu appris quelque chose sur l’enlèvement de Frasa ?

— Pas encore… répondit Robinson avec une hésitation visible.

— Tu sembles hésitant ? le pressa Ryan, ses sourcils se fronçant.

— D’abord, ce genre d’affaires n’est pas vraiment de notre ressort. Les disparitions relèvent généralement de la police locale, et…

Ryan le coupa, sa voix montant d’un ton.

— Pas de ton ressort ? répéta-t-il, incrédule. Mais voyons donc, Silas ! Mon ami est désespéré, et tu oses dire que ce n’est pas de ton ressort ? Regarde ce que ces salauds l’ont obligé à faire.

Ryan saisit le journal du jour posé sur le coin de son bureau, un exemplaire jauni par la lumière hivernale qui perçait à travers la fenêtre. Il l’ouvrit d’un geste vif et, ajustant ses lunettes sur son nez, il lut à haute voix un extrait de l’article de D’Arcy McGee. Sa voix grave résonna dans la petite pièce, ajoutant une solennité aux mots qui condamnaient sans détour les Irlandais catholiques radicaux.

— Écoute ça, dit-il en relevant les yeux vers Robinson et Miss Dupuis avant de plonger à nouveau dans le texte.

« Si cette racine de trahison que sont les Fenians devait s’étendre à nos rangs, aucun bon sujet de ce pays, aucun amoureux du Canada ou de ses lois ne pourrait employer ou encourager l’établissement d’un autre Irlandais parmi nous. Je m’acquitte donc pleinement et fidèlement de mon plus haut devoir public lorsque je veille sur les symptômes de cette maladie qui, comme le choléra ou tout autre fléau, peut être apportée de l’Irlande dans un paquet de vieux vêtements, mais une fois lâchée, peut ravager toute une province. »

Ryan s’arrêta un instant, le journal tremblant légèrement entre ses doigts, puis reprit d’un ton plus accusateur.

— Et voilà ce qu’il écrit un peu plus loin.

« La grande majorité des catholiques irlandais n’ont rien en commun avec la progéniture démente de ces fous. Les sociétés séditieuses, comme celles des Fenians, ressemblent à ce que les fermiers d’Irlande disaient de l’herbe écossaise : la seule façon de la détruire était de la couper par les racines, de la réduire en poudre et de jeter les cendres aux quatre vents. Le précepte de la vraie prudence est de piétiner immédiatement de tels conspirateurs. »

Ryan plia soigneusement le journal et le reposa sur le bureau, le visage sombre.

— Tu vois ce que mon ami a été contraint de faire à cause du chantage de ces bastards ? Ne viens pas me dire que cette affaire n’est pas de ton ressort.

— Ne t’énerve pas, Tom. Tu sais que je ferais tout pour t’aider. Mais ce cas est… particulier.

— Qu’est-ce que tu veux dire par « particulier » ?

— Je ne suis pas certain que Frasa soit réellement prise en otage.

Ryan sursauta, sa main retombant sur son bureau.

— Comment cela ? Tu as bien lu la lettre, non ?

— Oui, comme toi. Mais j’ai d’autres informations qui me laissent penser qu’elle s’est enfuie.

— Enfuie ? répéta Ryan, incrédule.

— Oui, enfuie… avec un amoureux secret.

Ryan éclata d’un rire bref, plus nerveux que moqueur.

— Frasa aurait un amoureux secret ? Première nouvelle.

— C’est pour ça qu’on dit « secret », Tom. Même D’Arcy McGee n’en a aucune idée.

Ryan se laissa tomber dans son fauteuil, bouche bée.

— Je tombe des nues, là. Tu penses qu’elle est partie à l’aventure comme ça ? Et cette lettre, alors ?

— Voilà une question qu’il faudra éclaircir, répondit Robinson, son ton devenant plus grave.

Un silence pesa dans la pièce, interrompu seulement par le crépitement du poêle à bois. Ryan semblait digérer difficilement cette révélation. Enfin, il se redressa, tentant de reprendre une contenance.

— En tout cas, je suis content que vous soyez venus voir notre entrepôt… enfin, celui de mon fils, plutôt.

— Patrick ! s’exclama Robinson. Il est toujours dans le Nord ?

— Oui, toujours à courir les contrats. C’est d’ailleurs pour ça que je suis ici, à tenir les rênes en son absence. Tu sais, ces jeunes… Ils ont encore besoin des vieux pour leur montrer la voie.

Ryan se leva brusquement et lança, dans un geste théâtral :

— Alors, on le visite, cet entrepôt ?

Robinson hésita, échangeant un regard rapide avec Miss Dupuis, avant de répondre d’un ton mesuré :

— En réalité, Tom… Nous sommes ici à titre officiel.

— Tu veux dire… comme détective ?

À ces mots, Ryan se laissa tomber sur son fauteuil, croisant ses bras sur son bureau encombré. Ses yeux se posèrent sur Miss Dupuis, et il plissa légèrement les paupières, comme s’il l’observait pour la première fois.

— Mais… Thérèse est avec toi ? demanda-t-il, incrédule.

— Hé oui ! Elle travaille avec moi maintenant, répondit Robinson.

Ryan écarquilla les yeux, son ton teinté d’une surprise sincère.

— Thérèse !… La petite Thérèse… Haute comme trois pommes… Elle travaille avec toi ?

Miss Dupuis redressa la tête, le menton légèrement levé, un sourire malicieux au coin des lèvres.

— J’ai grandi maintenant, vous ne trouvez pas, oncle Thomas ?

Ryan, décontenancé, hocha la tête en essayant de masquer son étonnement.

— Oui… Bien sûr… Tu n’es plus une petite fille… Tu es devenue une femme. Très jolie, d’ailleurs.

— Et intelligente aussi, répliqua Miss Dupuis sans se démonter. Je suis plutôt douée dans ce que je fais.

Ryan fronça un sourcil, manifestant son scepticisme face à cette déclaration audacieuse, mais il se retint de tout commentaire. Robinson, sentant l’embarras dans l’air, se redressa dans son fauteuil.

— Tom, dit-il, revenons à l’essentiel. Nous sommes venus te voir pour obtenir des informations sur une affaire importante.

— Tu enquêtes sur quoi ?

— Un meurtre a été commis dans Griffintown, expliqua Robinson.

— Ah, Griffintown. Un Irlandais, bien sûr.

— C’est exact, confirma Robinson.

— Eh bien, cela t’étonne qu’il y ait des meurtres là-bas ? Tu sais comment ils sont, ces Irlandais : toujours à se chamailler et à se battre. Ils portent leurs querelles comme un héritage.

— Pourtant, toi, un Irlandais, tu n’es pas comme ça. Je dirais même que tu es l’un des hommes les plus conciliants que je connaisse.

Ryan gloussa légèrement et fit un geste vague de la main.

— C’est mon métier qui veut ça, Silas. On n’attire pas les mouches avec du vinaigre.

Robinson se pencha en avant, sa voix devenant plus grave.

— Je ne pense pas que ce meurtre soit une simple affaire de querelle de taverne, Tom. Tout pointe vers un assassinat politique.

— Un assassinat politique ?

— Oui. Notre victime était un Orangiste.

— Un Orangiste, dis-tu ? Oui… Bon…

— Tu connais bien les Orangistes, n’est-ce pas, Tom ? poursuivit Robinson, sondant le regard de son interlocuteur.

— Où veux-tu en venir, Silas ?

— Tom, je sais que tu as des connaissances dans certains cercles influents de Montréal.

— Et pourquoi les Orangistes, en particulier ? fit Ryan, sa voix se faisant plus ferme.

Robinson marqua une pause, choisissant ses mots avec soin.

— Justement parce que notre victime en était un, ou du moins, avait des affinités avec eux.

Ryan se passa une main sur le menton, pensif. Puis, après un moment, il laissa échapper un rire amer.

— Les Orangistes ! Oui, nous voilà face au grand drame historique de la communauté irlandaise. Depuis des générations, les Irlandais catholiques et les Irlandais protestants se livrent une guerre sans fin. Et, entre toi et moi, je crois que plus personne ne se souvient vraiment pourquoi.

Miss Dupuis, jusque-là silencieuse, intervint d’une voix douce, mais assurée.

— Pouvez-vous m’en dire plus sur cette guerre, oncle Thomas ? Cela pourrait nous être utile.

Ryan lui lança un regard amusé, légèrement teinté de suspicion.

— Tu es bien curieuse, jeune fille.

Miss Dupuis lui répondit avec un sourire professionnel, sortant un carnet et un crayon de son sac.

— Vous savez, je dois prendre des notes. C’est mon travail.

Ryan, toujours peu convaincu que Miss Dupuis ait sa place dans cette conversation, lança un regard dubitatif à Robinson, qui lui répondit par un hochement de tête encourageant. Après un soupir résigné, Ryan croisa ses mains sur son bureau et entama son récit d’un ton grave.

— Il faut remonter jusqu’au XVIIe siècle, en Irlande du Nord, l’Ulster en particulier, commença-t-il. À cette époque, le gouvernement britannique entreprit une colonisation massive en y envoyant des Anglo-Écossais protestants dans l’espoir d’éradiquer la religion catholique parmi les Irlandais. Cette tentative d’usurpation des terres irlandaises par les colons provoqua une résistance farouche et mena à la création d’organisations secrètes et violentes. Parmi elles, l’Ordre d’Orange, qui adopta le modèle des loges maçonniques.

— Mais cela, c’était autrefois et dans un autre pays.

Ryan inclina légèrement la tête, un éclat d’amusement dans ses yeux, comme si la jeune femme venait de faire un commentaire superflu.

— Certes, admit-il. Mais cet Ordre s’est transplanté ici, au Canada, avec l’immigration. Aujourd’hui, il compte des adeptes un peu partout, particulièrement dans les campagnes, mais aussi dans les grandes villes. On estime qu’il y a plus de quinze mille membres à travers le pays.

— Vous semblez bien informé sur les Orangistes, oncle Thomas.

— Dans mon milieu, il est essentiel de connaître ces gens. À Montréal, il est impossible de faire des affaires sans croiser leur réseau.

— Pourtant, vous êtes un Irlandais catholique ? répliqua-t-elle, avec un ton légèrement provocateur.

— Et j’en suis fier. Mais, Thérèse, la communauté irlandaise est loin d’être homogène. Et si tu savais à quel point cela me désole… Nous parlions de mon ami D’Arcy McGee. Ce pauvre homme consacre toute son énergie à essayer de réconcilier l’irréconciliable entre les Irlandais. Malheureusement, à force de marcher sur la corde raide entre deux factions, il reçoit des menaces de mort de tous côtés, autant des Fenians catholiques que des Orangistes protestants.

Robinson intervint, le regard pensif.

— Tom, aucune communauté n’est véritablement homogène. Même les Canadiens français ont leurs divisions internes. Pourquoi les Irlandais feraient-ils exception ?

— C’est peut-être pire chez nous, admit-il. Sais-tu que plusieurs des hommes d’affaires les plus prospères ici à Montréal sont Irlandais ? Les McCord, Clendinneng… Et que dire de Thomas Workman.

— Le président de la Banque Molson ? s’étonna Robinson.

— Lui-même, confirma Ryan. Parti de rien, il est aujourd’hui à la tête de la plus grande quincaillerie en gros du Canada.

— Tout le monde connaît ces réussites, rétorqua Robinson. Mais quel est le lien ?

— Peu de gens savent que ce sont des Irlandais protestants, Silas. Et cela change tout. Les Irlandais protestants de Montréal n’ont rien à voir avec les Irlandais catholiques de Griffintown, si ce n’est qu’ils y possèdent des entreprises. Pour le reste, ils sont plus proches des Anglo-Écossais, partageant avec eux des réseaux et des ressources qui les propulsent au sommet de l’élite économique.

— Et toi, Tom ? Où te situes-tu dans tout cela ?

— Moi ? Je suis un Irlandais catholique qui a réussi grâce à des relations londoniennes. Mais je ne serai jamais « des leurs ». Jamais.

Miss Dupuis, qui prenait des notes frénétiquement, releva la tête.

— Il y a des loges orangistes à Montréal ?

Ryan lança un regard hésitant à la jeune femme. Il semblait encore mal à l’aise avec son rôle actif dans l’échange. Enfin, il répondit, presque à contrecœur.

— Oui, ici, à Montréal, le Grand Orange Lodge présente une particularité. Il ne se compose pas exclusivement d’Irlandais protestants. On y trouve aussi des Anglais, des Écossais, des Allemands… et même des Indiens.

— Donc, en majorité des protestants ?

— Pas tous. Par exemple, je n’ai jamais entendu parler d’anglicans dans leurs rangs. Ce qui est curieux, puisque ces Papistes de la Reine adorent notre Souveraine, comme tout le monde le sait, dit Ryan avec un clin d’œil en direction de Robinson.

Robinson haussa un sourcil, amusé par la taquinerie. Ryan connaissait bien son ami : fils de pasteur et ancien étudiant en théologie, Robinson avait un lien profond avec l’anglicanisme. Mais il n’était pas bigot, loin de là, surtout après avoir épousé une catholique comme Rosalie. Cette complicité permettait à Ryan de plaisanter sans craindre de froisser son vieil ami.

Un silence s’installa, seulement troublé par le crépitement d’un feu de cheminée dans le poêle en fonte. Dehors, le soleil éclatant illuminait la rue glacée, tandis que la conversation, elle, prenait des détours plus sombres.

— Les Orangistes de Montréal sont-ils puissants ? reprit Robinson.

Ryan croisa les bras, s’appuyant légèrement contre le dossier de sa chaise.

— En un sens, oui, mais moins qu’ils ne le croient eux-mêmes. Ils sont moins sectaires, ou du moins, ils en donnent l’apparence, qu’à Toronto, par exemple. Ici, à Montréal, ils font partie de l’élite commerciale et financière. Mais, en raison de la prédominance des catholiques, qu’ils soient Canadiens français ou Irlandais, ils savent qu’ils ne peuvent pas se permettre d’afficher ouvertement leur intolérance. Cela dit, ils ne sont pas complètement fermés. Tiens, regarde la Société Saint-Patrick. Elle a été créée pour célébrer un saint vénéré par les catholiques irlandais, mais les Orangistes y ont été associés au début.

Robinson baissa les yeux vers le sol, observant distraitement les planches usées du parquet. Il semblait réfléchir intensément, son index tapotant légèrement le bras de sa chaise.

— Je me demande, Thomas, si les Orangistes du Canada peuvent être aussi violents que ceux de l’Ulster, dit-il enfin. Par exemple, pourraient-ils aller jusqu’à assassiner un adversaire politique ?

Ryan haussa les épaules, son regard se perdant un instant à travers la fenêtre où la lumière hivernale pénétrait faiblement.

— Je ne sais pas… Peut-être. Après tout, ce sont eux qui ont brûlé le Parlement ici à Montréal, non ? À Toronto, ils ne se gênent pas pour s’en prendre physiquement aux catholiques. C’est tout de même drôle que tu poses cette question, Silas. Ne m’as-tu pas dit que c’est un Orangiste qui a été tué ?

— C’est exact, répondit Robinson en relevant la tête.

— Alors, pourquoi ne pas chercher du côté de leurs ennemis ? Ces Fenians… Ces fanatiques catholiques sont capables de tout, crois-moi.

— Oui, tu as raison. Les Fenians sont dans notre ligne de mire. Que peux-tu me dire à leur sujet ? demanda Robinson, son ton devenant plus incisif.

— Honnêtement, je ne suis pas la meilleure personne pour parler d’eux. Ils ne s’intéressent pas à moi, et je ne m’intéresse pas à eux. Si tu veux creuser, va voir Bernard Devlin, le président de la Société Saint-Patrick.

Miss Dupuis, qui prenait des notes avec application, releva la tête, curieuse.

— Pourquoi lui ? demanda-t-elle, le crayon suspendu au-dessus de son cahier.

— Devlin connaît sûrement bien mieux que moi ce genre de milieu. Mon ami D’Arcy McGee croit même qu’il sympathise avec les Fenians.

Un silence s’installa, seulement troublé par le léger grincement du bois sous la pression des chaussures de Ryan. Robinson finit par se redresser, ajustant le revers de son manteau.

— Bon, nous t’avons suffisamment dérangé comme cela, Tom. Allez, Dupuis, on remballe tout et on s’en va, dit-il d’un ton résolu.

— Bien, chef, répondit-elle en glissant son cahier et son crayon dans la sacoche qu’elle portait à la main.

Ryan se redressa, visiblement surpris par leur départ précipité.

— Déjà fini ? On n’a même pas eu le temps de visiter l’entrepôt, protesta-t-il.

— On se reprendra, Tom. Pour l’instant, nous avons un meurtre à résoudre.

Robinson et Miss Dupuis se levèrent en même temps, avec une synchronisation presque militaire, ne laissant pas à Ryan l’occasion de se lever pour les raccompagner. Après de rapides salutations, ils quittèrent le bureau, regagnant le couloir étroit. Le froid s’engouffra légèrement à travers une fenêtre mal calfeutrée, rappelant la morsure de l’hiver à l’extérieur.

En passant devant le comptoir, ils adressèrent un salut poli au jeune greffier, toujours plongé dans ses documents, qui releva brièvement la tête pour leur rendre un signe de main hésitant.

Dehors, le soleil illuminait les rues gelées, faisant scintiller le givre sur les pavés inégaux. Miss Dupuis resserra son manteau autour d’elle, tandis que Robinson ajustait son chapeau melon, prêt à poursuivre l’enquête.