
Le froid humide d’un après-midi d’avril s’abattait sur Ottawa. Toujours cette lumière grise et sans relief. Dans cette ville, on avait l’impression que le soleil avait disparu à jamais. Robinson, debout sur le perron de son hôtel, rabattit le col de son pardessus. Le vent qui remontait de la rivière fouettait les visages et brûlait les yeux.
Il descendit Elgin Street, longea le square. Les contours massifs du Parlement, à peine visibles dans la brume, se dressaient comme des veilleurs dans le soir tombant. Les réverbères à gaz s’allumaient un à un, jetant sur les flaques des lueurs tremblantes.
Sur Rideau Street, les boutiques fermaient. Derrière les vitres embuées, on devinait les derniers clients. Au fond des échoppes, les fourneaux exhalaient encore des odeurs de tartes, de tourtières, de sucre et de graisse chaude. Un reste de confort dans cette ville transie. Dehors, des gamins, les mains rouges, criaient les nouvelles de l’Ottawa Times en agitant des feuilles détrempées.
Robinson franchit le pont de bois au-dessus du canal Rideau. L’eau noire, gonflée par la fonte des neiges, roulait à grands remous. De l’autre côté, Sandy Hill s’étendait sous la brume, percée çà et là de fenêtres éclairées. Il prit Daly Avenue, évita les flaques, remonta jusqu’à Wilbrod Street.
La Maison Française se tenait là, sobre bâtisse de briques rouges, boiseries foncées, galerie en bois courant tout autour. Une enseigne discrète pendait au-dessus d’une porte vitrée voilée de dentelle. Sur le perron, un garçon maigre balayait l’eau et les restes de neige avec un balai de genêt, geste obstiné et inutile.
Robinson entra. Une chaleur tranquille l’enveloppa. Le mobilier, sans faste inutile, trahissait cependant une recherche de confort bourgeois : tables carrées recouvertes de nappes blanches, chaises d’acajou bien polies. Les rideaux à carreaux rouges et blancs tamisaient la lumière du jour, tandis que les lampes à kérosène suspendues diffusaient une clarté douce dans la pièce. Aux murs, des lithographies un peu passées rappelaient un Canada français d’avant. Dans un angle, une cheminée jetait des flammes sur le parquet. Une horloge à balancier rythmait le silence.
Ici, on servait à la fois les plats rustiques de la tradition canadienne, tels que tourtières charnues, fèves au lard nappées de mélasse, soupe aux pois épaissie de lard salé, ainsi que quelques audaces françaises importées de Québec, telles que coq au vin, escargots à la bourguignonne, pâtés en croûte aux épices de la vieille Europe.
Louis-Georges Brassard était déjà là, enfoncé dans une banquette de velours grenat. Sa canne reposait contre le bois, son feutre gisait sur la table. Il regardait la fenêtre sans vraiment la voir. La buée y dessinait des auréoles floues, autant de filtres entre lui et le monde extérieur. Quand il aperçut Robinson franchir le seuil, une lueur brève passa dans ses yeux.
— Silas Robinson… Par tous les saints… c’est bien toi ?
— En chair et en os. Et pas une ride de plus que toi, Louis-Georges.
Robinson ôta son chapeau melon, défit lentement les boutons de son manteau, le plia avec soin sur le dossier d’une chaise, puis s’assit.
— Alors, qu’est-ce que tu deviens ?
— Toujours à la police de Montréal. Je poursuis les morts… et ceux qui les provoquent. Un peu moins rapide, peut-être, mais encore assez vif pour sentir quand ça sonne faux. Et toi ? Toujours bien au chaud derrière tes papiers, pendant que d’autres pataugent dans les ruelles ?
— « Bien au chaud » ? Ne t’y fie pas. La Chambre est vaste, pleine de courants d’air, de voix qui montent… et de lames qui s’aiguisent sous les pupitres. Mais assieds-toi. On se prend un verre avant le repas ?
— Avec plaisir.
Brassard fit un signe. Un jeune serveur, les joues rouges de chaleur, apporta deux verres d’un alcool ambré qui prit la lumière des lampes.
— Ça fait quoi… quatre ans qu’on n’a pas partagé un repas ?
— Je crois bien que c’était chez nous. Rosalie avait préparé un rôti. Tu étais encore avec Adélaïde.
Le regard de Brassard se détourna aussitôt. Sa main droite, longue, effilée glissa sur la toile de la nappe, geste vague, presque absent.
— Elle me manque, Silas. Trois hivers déjà. Trois hivers sans couleurs. Elle avait ce don… de rendre les jours supportables, même les plus mornes. Je n’ai même pas d’enfants pour remplir le vide qu’elle a laissé. Depuis qu’elle est partie… je ne vis plus. Je continue. C’est tout.
— Tu n’as jamais songé à… trouver quelqu’un d’autre ? dit Robinson après une hésitation.
— Non. Quand on a connu une Adélaïde… Non. Il ne me reste que les couloirs tortueux du Parlement pour me porter le jour… mais la nuit…
Il suspendit sa phrase, le regard enfoncé dans la pénombre de la salle. Robinson inclina légèrement la tête, en un acquiescement discret.
— La vérité, murmura enfin Brassard, c’est que je ne dors plus. Les souvenirs ont pris racine. Ils chuchotent d’abord… puis ils parlent. Et ce que j’ai entendu dans les antichambres du pouvoir… je ne sais plus comment le porter.
Le serveur reparut, à peine perceptible, déposa un bol de noix en silence, puis s’effaça sans troubler l’air chargé d’ombres. Brassard, comme pour conjurer ce vide intérieur, leva son verre et en but une longue gorgée, les paupières à demi closes, cherchant au fond de la liqueur un remède à ses tourments.
— En venant ici, dit Robinson, j’ai repensé à toi… au jeune avocat que le vieux Ermatinger m’avait collé. Tu te rappelles ?
— Comment oublier ? Saint-Charles, automne quarante-huit. Une pluie lourde comme du plomb fondu. On pataugeait dans la glaise autour d’un manoir trop grand pour les vivants. Et toi… toi qui débarquais avec ton manteau de bonne coupe… et ce regard… ce regard qui pesait tout sans un mot.
— Toi, le jeune légiste raide comme un pupitre, qui récitait ses articles comme un enfant de chœur récite ses psaumes.
Brassard eut un sourire bref. Un instant, il sembla rajeunir, son regard retrouvant la vivacité des jours où l’illusion d’agir sur le monde n’était pas encore morte.
— On a fait parler les morts pourtant. À force de bottes crottées, de thés trop noirs et de soupçons mal dissimulés. Cette enquête m’a ouvert les yeux sur la justice. C’est une statue les yeux bandés installée au milieu d’un labyrinthe : elle entend les cris, mais elle a appris depuis longtemps à se boucher aussi les oreilles.
— On se comprenait, toi et moi, ajouta Robinson. On venait de mondes contraires, mais on cherchait la même chose. La vérité.
— La vérité… Quid est veritas, comme Pilate demandait à Jésus : Qu’est-ce que la vérité ? Même Jésus n’a pas pu répondre.
Brassard resta là, les mains croisées devant lui, le regard happé par les traînées d’eau sur la vitre, puis reprit d’une voix plus douce :
— On formait une bonne paire, quand même.
— Et aujourd’hui ? Toi, dans les galeries feutrées du Parlement. Moi, dans les ruelles glacées d’Ottawa… On patauge toujours dans la même boue.
— C’est vrai. Et si tu es ici, Silas, ce n’est pas pour trinquer aux souvenirs, n’est-ce pas ?
— Non. Il s’est passé quelque chose, Louis-Georges. Et j’ai besoin d’un regard lucide.
— Alors, bois avec moi, Silas. Et qu’on exhume ensemble ce que le temps n’a pas effacé.
— À Saint-Charles. À Adélaïde. Et à tous ceux qui errent encore dans l’ombre de leurs secrets.
— Et surtout… à l’amitié. La seule vérité qui ne change pas de visage.
Brassard se sentait parfaitement à l’aise dans cet endroit discret. Il salua d’un signe de tête le chef Vallières, un colosse au tablier taché de crème, qui avait l’air d’un artisan plus qu’un notable. L’homme s’approcha en souriant, avec ses poignées de main d’abatteurs.
— Louis-Georges, toujours fidèle au poste ! lança-t-il d’une voix roulante.
Ils échangèrent quelques mots en français, glissés d’un accent de Québec et parfumés de souvenirs enfouis, de cabarets enfumés, de noms qui n’avaient plus de visages. Puis, d’un clin d’œil entendu, Vallières retourna à ses fourneaux, promettant à voix basse :
— Quelque chose de réconfortant.
Quelques minutes plus tard, un serveur en noir, raide et méticuleux, déposa devant eux deux assiettes fumantes. Un nuage discret monta du bouillon, parfum d’iode, de lait, de persil et de poivre chaud. Une soupe aux huîtres, riche, veloutée, qui semblait imposer le silence autour d’elle. Robinson huma longuement. Il ferma à demi les paupières, puis glissa à Brassard un regard en coin.
— Tu choisis bien tes restaurants.
— Voyons ! Pour des retrouvailles comme les nôtres, Silas… luxe, calme… et soupe chaude.
Robinson esquissa un léger sourire en entendant la paraphrase d’un vers de Baudelaire. Brassard avait toujours été un homme de lettres, amateur de littérature française. Il n’avait pas changé.
— J’apprécie.
— Et puis, ajouta Brassard, s’il s’agit de parler de ce qui se trame au Parlement, mieux vaut être ici, à Sandy Hill, que sur la colline elle-même.
— Et comment savais-tu que je voulais te parler du Parlement ?
— Allons, Silas, tu n’as jamais été un homme à traverser une ville pour saluer un vieil ami sans raison plus… substantielle. Tu es le même qu’en quarante-huit, la même canaille méthodique. Je devine, sous ton manteau, une enquête… peut-être même un cadavre.
— Je suis si prévisible ?
Brassard se contenta de sourire avec affection
— Alors, parlons de l’« antre du monstre ».
— Ah ! Tu appelles ton Parlement comme ça, maintenant ?
— J’ai vu assez de députés s’échanger des promesses enrubannées, assez de trafiquants d’influence graisser des paumes à l’ombre des colonnes… Je t’assure que « monstre » est encore un euphémisme.
Il regarda Robinson, dont le visage, un instant, trahit une curiosité amusée.
— De là où je suis, juste derrière les lambris vernis et les tapis trop épais, je vois bouger les tentacules. Et crois-moi, Silas, parfois… ça sent moins la démocratie que le poisson pourri.
— C’est précisément pour cela que je voulais te voir. Il me faut quelqu’un qui connaît les replis du monstre. Qui sait où il cache ses tentacules.
— En tout cas, la dernière rumeur vaut son pesant d’or. Mais promets-moi… pas de soupirs habituels. Je te connais, Silas : tu as le soupir sarcastique des hommes qui savent tout et feignent de s’ennuyer quand la vérité se dévoile.
— Allez, parle, grogna-t-il enfin. Tu tournes autour du pot comme un notaire qui veut faire durer son effet dramatique à l’ouverture d’un testament.
— Eh bien, on murmure, dans les couloirs où le whisky coule plus vite que la vérité, que notre cher Premier ministre, John A. Macdonald en personne, aurait… comment dire… trempé la main dans le sac. Ou plutôt… qu’on y aurait délicatement glissé pour lui quelques poignées de pièces bien sonnantes et trébuchantes.
— Le Grand Trunk ?
— Voilà ! Je le savais ! Monsieur-je-sais-tout n’a rien perdu de son flair. C’est fou comme j’oublie parfois que tu as toujours une longueur d’avance sur le reste du monde. Oui, le Grand Trunk… Ils construisent des rails, c’est certain. Mais il paraît qu’ils posent aussi des liasses de billets au bon endroit, au bon moment, dans les bonnes poches. Et si l’on en croit les murmures… notre cher Macdonald, toujours attentif aux douceurs de ce monde, n’aurait pas fait la fine bouche face à ces petits cadeaux empoisonnés. Des contrats juteux, bien ficelés, pour des alliés bien choisis.
— Et qui manœuvre tout cela en coulisse ? Tu viens de parler de « trafiquants d’influence ».
— Le nom qui revient le plus souvent… c’est Wade.
— Reuben Wade ?
— Tu le connais ?
— Disons que j’en ai entendu parler.
— Wade… Ancien policier, recyclé en limier de luxe pour le Grand Trunk. Et je te laisse deviner qui lui a décroché ce poste douillet.
— Tu veux dire que Macdonald en personne envoie son propre chien de chasse pour garder la boutique ?
— C’est plus que vraisemblable. Je l’ai croisé une seule fois, ce cher Wade. Il portait un complet trop cher pour un homme honnête… et un sourire qu’on aurait voulu lui arracher à la pince.
— Tu crois qu’il est encore en ville ?
— J’en suis certain. Certains bottiers d’Ottawa jureraient avoir chaussé, ces jours-ci, un homme au pied fort large et au portefeuille encore plus épais. Wade aime faire claquer ses talons comme un adjudant, même quand il traverse un salon feutré.
— Et qui alimente ces rumeurs de pots-de-vin ? L’opposition ? Ou ton petit doigt ?
— Mon petit doigt, mon oreille gauche… et une serveuse du salon MacLaren, qui s’entend à merveille avec le secrétaire privé de Cartier.
— Cartier est donc au courant.
— Et comment ! C’était son avocat, n’oublie pas. Je ne serais pas surpris qu’il ait, lui aussi, des poches assez profondes pour accueillir quelques douceurs bien placées.
— Et entre Macdonald et Cartier, comment ça se joue ? Cartier me semble si près du trône qu’on jurerait qu’il en tient déjà un pied.
— Ah… Cartier. C’est le pilier sans lequel la cathédrale s’effondrerait. Mais il fait mine de refuser obstinément d’en devenir l’archevêque… du moins pour l’instant.
— Crois-tu qu’il ait suffisamment d’ambition pour remplacer Macdonald ?
— On dirait que tu as une idée derrière la tête, Silas.
— Je vais te reposer la question autrement. Penses-tu que Cartier aurait intérêt à voir Macdonald écarté du pouvoir ? Et… qu’il pourrait en profiter pour le remplacer.
— Remplacer Macdonald ? Je ne sais pas. Je ne crois pas que Cartier soit en position de le faire. Ce n’est pas qu’il n’en ait pas le goût. C’est qu’il n’a aucune illusion à cet égard. Ce pays est encore pavé d’anglophones protestants. Et lui, avec son accent du Bas-Canada, sa médaille de Saint-Michel au veston… il ferait grincer bien des fauteuils dans la province de l’Ontario.
— Tu veux dire… qu’il est trop français, trop catholique pour le fauteuil suprême, mais trop indispensable pour qu’on l’écarte.
— Exactement. Macdonald le sait mieux que personne. Il le ménage comme un joueur d’échecs protège sa reine. Il sait que sans Cartier, il perd le Québec… et la moitié de ses appuis dans la Chambre. Alors, il l’écoute, il le flatte, et parfois, il fait semblant de céder à ses objections.
— Il y a donc des tensions.
— Bien sûr. Macdonald rêve d’un pouvoir central fort, d’une domination sans partage. Cartier, lui, défend bec et ongles les droits des provinces, surtout ceux du Bas-Canada. Pour lui, le Code civil, ce n’est pas un ouvrage qu’on feuillette à l’anglaise, selon l’humeur du jour.
— Il n’a jamais songé à prendre la place du chef ?
— Pas que je sache.
— Et si l’occasion se présentait ?
— L’occasion ?
— Oui. Si Macdonald accumulait tellement de problèmes qu’il devait démissionner. Ou pire encore… si l’on découvrait qu’il s’était compromis dans des affaires sales.
— Tu penses à quoi, Silas ?
— À rien de précis. Je réfléchis tout haut. Penses-tu que Cartier ait déjà rêvé de le remplacer ?
— Songé, peut-être. Mais agir… non. Cartier est un réaliste. Il sait que son influence pèse davantage dans l’ombre du trône que sur le trône lui-même. Et entre nous, il est trop orgueilleux pour se laisser battre par un député de Kingston dans une élection générale.
— Alors, il règne… à sa manière.
— Comme Richelieu sous Louis XIII. Le glaive dans la manche… et les deux mains sur les cordons de la bourse.
Robinson leva son verre lentement, d’un geste théâtral, le visage traversé d’une ironie grave.
— Alors, buvons aux hommes qui savent gouverner sans couronne.
Brassard leva le sien à son tour, un éclat complice dans le regard.
— Et à ceux qui savent où se trouvent les secrets.
Le choc discret des verres résonna comme un écho feutré dans la salle assoupie.
Le serveur s’approcha, équilibrant avec soin deux grandes assiettes creuses. Il les déposa avec la précision d’un maître d’hôtel consciencieux. Le bœuf bourguignon, nappé d’une sauce dense et sombre aux éclats vineux, répandit aussitôt une chaleur terrienne qui s’éleva en volutes rassurantes.
De prime abord, la scène semblait paisible et anodine : deux hommes bien mis, absorbés par leur repas, baignés de la lumière douce des lampes à kérosène et des chandelles vacillantes. Mais derrière les sourires feutrés, derrière les plaisanteries d’usage et les souvenirs, perçait l’ombre du présent. Car l’un portait l’œil inquisiteur d’un limier, et l’autre, l’oreille patiente des antichambres du pouvoir.
— Souhaitez-vous du vin pour accompagner le tout, messieurs ? lança le serveur, le torchon sagement plié sur l’avant-bras.
— Oui, apportez-nous une bouteille de Bordeaux, je vous prie.
Robinson, le menton appuyé sur sa main, fixait la nappe immaculée d’un regard absent. Les confidences de Brassard sur Macdonald et Cartier flottaient entre eux. Il vida lentement le reste de son cognac, puis reposa le verre avec un soin presque cérémonial.
— Et D’Arcy McGee, dit-il ?
Brassard, surpris par l’irruption soudaine de ce nom dans le fil bien réglé de la conversation, laissa retomber sa fourchette, qui tinta contre la porcelaine.
— Quoi, D’Arcy McGee ?
— Aurait-il pu… prendre la tête du gouvernement ? Remplacer Macdonald ?
— Tu parles bien de notre D’Arcy McGee ? Celui qu’on vient d’assassiner comme un chien, dans le dos, en pleine rue ? Quelle idée, Silas… quelle idée !
Le serveur passait à peine la porte que Brassard, déjà penché de nouveau sur son assiette, reprit sur un ton plus léger, presque badin, en transperçant un morceau de viande juteux de sa fourchette :
— Ce bœuf-là me semble mieux traité que certains députés, l’autre soir, au comité du commerce intercolonial.
— Tu dis ça comme si c’était un exploit. Avec toi, même une sauce au vin finit toujours par parler politique.
— Comment veux-tu qu’il en soit autrement ? Je vis au cœur de la fournaise, mon vieux. On finit par s’y accoutumer, mais on y laisse toujours un peu de peau…Tu veux que je te parle de D’Arcy McGee ? De ce qu’il était, juste avant sa mort ? Tu le connaissais un peu, non ?
— Je l’avais croisé, il y a quelques années, à Montréal. Un homme… remarquable, oui. Par sa prestance. Sa parole.
— Son dernier discours, celui du 6 avril, était l’un des plus puissants, Silas. Il parlait de la Confédération comme d’une mission quasi sacrée. Une « nouvelle nationalité septentrionale », selon ses propres mots. Un pays à bâtir de toutes pièces, d’un océan à l’autre, unis par un chemin de fer… et par une idée.
— Tu y étais ?
— Non. Mais comme adjoint au greffier, c’est moi qui ai dû le retranscrire pour les archives. Je te jure… Il jetait du charbon à pleines pelletées dans le foyer politique. Un discours incandescent.
— Toujours aussi enflammé, le tribun ? Murmura-t-il alors.
— Oui… jusqu’à la fin. Il n’avait plus de portefeuille, plus de parti derrière lui… mais sa voix… sa voix portait encore. Trop, peut-être.
— Et qu’en est-il de sa relation avec le premier ministre Macdonald ?
— Pourquoi me demandes-tu cela, Silas ? Tu as quelque chose derrière la tête ?
— Pas vraiment. Je trouve seulement que Macdonald a été prompt à désigner l’assassin de D’Arcy McGee.
— Et alors ? fit Brassard, les sourcils froncés.
— Tu me connais depuis le temps, Louis-Georges. Tu sais que ma méthode, c’est aussi l’instinct. Et mon instinct me dit que cette précipitation pourrait dissimuler autre chose… autre chose que la volonté de rassurer l’opinion publique. Par exemple… est-ce que la mort de D’Arcy McGee aurait pu arranger les affaires de Macdonald ?
— Et tu penses que les réponses seraient à chercher dans un conflit larvé entre eux deux ?
— Je n’affirme rien. Mais peux-tu m’éclairer sur leurs rapports ? Je les trouve plutôt… comment dire… plus tourmentés que ce que la presse laisse entendre.
— Ils ont porté ensemble la Confédération, comme deux bœufs sous le même joug… mais sans jamais suivre la même ornière. Et maintenant que le Dominion est né… leurs divergences s’exacerbaient. Elles crevaient les murs.
— Pourtant, tous deux sont monarchistes, non ? Du moins, officiellement.
— Oui… mais pas du même bois. Macdonald est un monarchiste de raison. Pour lui, la Couronne est un instrument, un outil d’équilibre, un fétiche d’ordre. D’Arcy McGee, lui… c’était un croyant. Il parlait de la monarchie comme d’un absolu moral, d’une figure mystique, quasi religieuse. Pour lui, c’était l’âme d’un pays à venir, la clef d’une société idéale.
— Le cœur contre la tête.
— Exactement. Et tous deux, coincés dans la même arène. L’un veut un pays fonctionnel, l’autre une patrie de lumière. Et c’est là que ça grinçait. D’Arcy McGee ne masquait plus sa désillusion. Il voyait bien que Macdonald… pactisait. Qu’il faisait des compromis que lui n’aurait jamais tolérés ! Surtout sur l’immigration.
— Tu fais allusion… aux propos tenus par Macdonald sur certains groupes ?
— Justement. D’Arcy McGee voulait tendre la main à tous les opprimés d’Europe. Irlandais, Allemands, Italiens… il les voyait comme des frères en quête de refuge. Un Canada, disait-il, pour tous les persécutés. Tandis que Macdonald, lui, voit l’immigration comme un levier économique, une mécanique à huiler avec prudence. Il craint qu’un flot trop massif d’étrangers ne vienne rompre l’équilibre fragile de ce pays encore en chantier.
— Et la religion, dans tout ça ?
— Là aussi… c’est une mer d’encre. D’Arcy McGee, catholique fervent, défendait les écoles séparées comme un droit sacré. Il voyait dans la foi une colonne vertébrale, un ciment social. Macdonald, protestant, Orangiste même, mais pragmatique avant tout, jongle avec les factions, jongle avec les haines. Il caresse les Orangistes, flatte les Canadiens français, promet aux uns ce qu’il dénie aux autres. C’est un homme qui joue avec des torches dans un grenier plein de paille.
— Et avant son assassinat… D’Arcy McGee parlait— il encore à Macdonald ?
Brassard haussa les épaules sans répondre.
— Dis-moi franchement, Louis-Georges. Tu l’as côtoyé, D’Arcy McGee. Est-ce qu’il aurait pu faire de l’ombre à Macdonald ? Vouloir le remplacer, par exemple ?
— Tu veux dire : est-ce qu’il avait l’étoffe d’un premier ministre ?
— Notamment.
— Il avait les idées… l’éloquence… la vision. Plus que bon nombre de ces épouvantails qui siègent aujourd’hui. Avait-il aussi l’ambition de devenir premier ministre ? Peut-être… Il avait la tête, le verbe, l’idéal. Mais… il lui manquait l’assise.
— L’assise ?
— L’ancrage politique. Il n’avait pas de base solide au Québec, ni de faction fidèle derrière lui. Trop catholique pour les protestants d’Ontario, trop monarchiste pour les républicains irlandais, trop idéaliste pour les stratèges du parti. Il brillait, oui, mais seul. Comme ces étoiles qu’on admire sans jamais pouvoir les atteindre.
— Pourtant, il aurait pu rallier les modérés, non ? Des conservateurs raisonnables, des réformistes de bonne volonté…
— Peut-être. Il y avait là un terrain possible, oui. Avec certains conservateurs modérés du Canada-Ouest, ceux qui admiraient sa loyauté à l’Empire, sa résistance aux Fenians. Et même George Brown, chez les réformistes, aurait pu, un instant, voir en lui une alternative à Macdonald. Mais…
— Mais ? insista Robinson.
— Brown détestait tout ce que D’Arcy McGee représentait : l’Irlande, le catholicisme, l’idée d’une nation inclusive. Et d’un autre côté… les Orangistes auraient crié au complot papiste. D’Arcy McGee inspirait le respect, mais aussi la méfiance. Il faisait peur à trop de monde pour bâtir une majorité.
— Et Macdonald ? Se méfiait-il de lui ?
— En façade, Macdonald disait l’aimer. À la rigueur, il le trouvait utile. Brillant. Mais il savait aussi qu’un homme comme D’Arcy McGee, s’il gagnait trop en influence, pourrait devenir un contrepoids dangereux. Alors… il le gardait à distance. Pas dans le cabinet. Pas dans le cercle restreint.
— En somme, D’Arcy McGee était trop grand pour suivre… et trop isolé pour diriger.
— Exactement. Il pouvait incarner une conscience. Pas un pouvoir. Il aurait pu rallier les cœurs… pas les votes.
— C’est peut-être ce qu’on voyait de lui… de l’extérieur. Mais lui- même… comment se voyait-il, Louis-Georges ? Est-ce qu’il ne se rêvait pas premier ministre ? Est-ce qu’il n’aurait pas pu travailler en coulisse pour le devenir… et que Macdonald l’aurait su ? Alors…
Le serveur apparut, comme s’il avait senti le poids insoutenable de cette dernière hypothèse. Son apparition, en veston noir et tablier amidonné, rompit la tension en douceur.
Brassard, visiblement désarçonné, regarda le plateau sans vraiment le voir, les doigts tapotant nerveusement la nappe.
— Tu veux dire… que Macdonald aurait pu… tu crois…
— Je ne crois jamais rien, Louis-Georges. J’examine les faits. Et les faits, dans ce cas-ci, me semblent… troublants. Macdonald agit en procureur général. Il prend les choses en main avec une rapidité presque suspecte. Et il oriente l’enquête vers les Fenians.
— Et alors ?
— Alors… un coupable parfait s’est vite présenté : Patrick Whelan. Comme s’il n’attendait que cela.
Brassard fronça les sourcils. Un éclat d’inquiétude traversa son regard.
— Tu n’es pas en train de songer à… enfin, tu ne crois tout de même pas que…
Il s’interrompit.
Robinson se contenta de fixer son verre. Aucun mot ne vint. Juste ce silence, dense, que même la rumeur de la salle ne parvenait plus à dissiper.
Le détective venait d’achever son assiette et laissa le serveur la débarrasser en silence. Quand on leur proposa un dessert, ils répondirent, en parfaite synchronie, d’une voix lasse, presque rituelle : une tarte à la crème… et un café.
— Comme au bon vieux temps, hein, Silas ?
— Si tu avais à nommer la plus importante pomme de discorde entre Macdonald et D’Arcy McGee… laquelle serait-ce ?
— Ce qui les séparait… c’était les États-Unis. Macdonald veut bien traiter avec Washington… si ça rapporte. Il sait que les Yankees sont là pour rester. Mais D’Arcy McGee… il les exécrait. Il les voyait comme une menace existentielle. Le républicanisme, l’individualisme, leur goût du tumulte… il ne supportait rien de tout cela. Pour lui, leur exemple était une pente savonneuse vers le désordre, l’irréligion, la dissolution.
— Est– ce que ses idées monarchiques et son attachement à la Couronne pouvaient vraiment déranger les Américains ? Leur faire de l’ombre, politiquement ?
— Déranger, Silas ? Il les irritait comme du gravier dans une botte. Ils ne le craignaient pas comme un général… mais politiquement, oui. D’Arcy McGee était un caillou dans la chaussure de la Manifest Destiny.
— À ce point-là ?
— Après la guerre de Sécession… les Américains avaient des crocs. Leur rêve, c’était d’englober tout le continent, de l’Atlantique au Pacifique… et pourquoi pas jusqu’au pôle Nord. Et là, voilà qu’un certain D’Arcy McGee, ancien révolutionnaire devenu chantre de la monarchie britannique, leur claque la porte au nez avec des discours enflammés contre le républicanisme américain.
— Il les attaquait directement ?
— Pas toujours nommément, mais le sous-entendu était clair. Pour lui, les États-Unis incarnaient l’anarchie, le matérialisme, l’individualisme forcené. Il disait que le Canada devait s’en préserver… à tout prix. Et il défendait l’idée que la monarchie, loin d’être un frein, était la seule force d’unité et de stabilité.
— Et ça ne passait pas à Washington.
— Pas le moins du monde. Il y a deux ans, quand le Congrès a mis fin au traité de réciprocité… ce n’était pas qu’une querelle commerciale. C’était une tentative d’affaiblir les colonies britanniques pour mieux les attirer dans l’Union. D’Arcy McGee, lui, prônait l’inverse : un Dominion fort, fidèle à la Couronne, résistant aux tentations du Sud. Un Canada debout… pas une province quémandant son absorption.
— Et le fameux projet d’annexion ? J’ai entendu dire qu’un projet de loi avait été déposé…
— Oui. En 1866 : l’Annexion Bill. Il n’a jamais été mis aux voix. Mais le message était limpide. Et D’Arcy McGee l’avait vu venir. Il savait que son combat pour la Confédération n’était pas qu’une affaire intérieure… mais une ligne de front contre l’expansion américaine. Sa vision, son verbe, son loyalisme sans faille… tout cela faisait de lui un symbole que certains à Washington… et ailleurs… auraient aimé faire taire.
— Alors… il ne faisait pas seulement de l’ombre à Macdonald. Il en faisait… à tout un continent.
Le détective s’arrêta de parler, la tête basse, les mains jointes devant lui. Il resta ainsi longtemps, le regard perdu dans le vide de la nappe froissée. Puis, d’une voix presque éteinte, il laissa tomber :
— … Et c’est peut-être pour cela… qu’il ne verra pas son beau pays s’épanouir.
Le dessert, entamé sans appétit, fut terminé sans que l’un ni l’autre n’y prêtât plus qu’une attention mécanique. Le serveur revint, effaça les assiettes d’un geste rapide, presque respectueux, comme s’il sentait qu’il ne fallait point rompre l’accord tacite entre ces deux hommes absorbés dans leurs réflexions.
Brassard leva la main, distrait, comme on accomplit un geste appris par cœur.
— L’addition, s’il-vous-plaît.
Lorsque celle-ci fut apportée, Robinson, avec sa lenteur coutumière, voulut s’en emparer, mais Brassard, vif comme un chat malgré ses années, la lui arracha presque des mains, les yeux plissés d’un faux courroux.
— Allons donc, Silas… Tu paieras quand tu seras député.
— Ce qui, Dieu nous en préserve, n’arrivera jamais. En attendant, je continuerai à manger à tes frais… avec une conscience tranquille.
Brassard glissa quelques billets sur la table d’un geste décidé, presque théâtral, savourant sa victoire éphémère avec la gourmandise d’un vieux cabotin. Robinson secoua la tête, vaincu mais amusé, et dans ses yeux passa, fugitif, un éclat de gratitude sincère.
— Merci, Louis-Georges… pour ton repas, ta patience et ton amitié. J’aurais un dernier service à te demander. Pourrais-tu me mettre en relation avec un député ? Il s’agit de John O’Connor.
— Je le connais. Il siège à la Chambre, bien sûr. Je laisserai un mot pour toi à son bureau.
Ils se levèrent avec la lenteur étudiée des hommes habitués aux lieux, poussant leurs chaises sans un grincement. Brassard enfila son manteau avec soin, boutonnant jusqu’au col, les gestes précis et méticuleux. De son côté, Robinson, d’un mouvement ample, presque militaire, rabattit sur ses épaules son pardessus sombre. Ils ajustèrent ensemble leur chapeau.
Quand ils franchirent le seuil, la nuit les enveloppa brutalement. Une bouffée d’air froid, saturée d’humidité, s’engouffra dans le vestibule, leur arrachant un frisson involontaire. Dehors, la ville s’était figée sous un grand voile d’encre, et les réverbères au gaz diffusaient une lueur tremblante, maladive, qui vacillait dans les flaques d’eau stagnantes.
Leurs silhouettes, étirées sur les murs de pierre, se frôlèrent un instant, puis se figèrent, lorsque, dans un serrement de main prolongé, ils se regardèrent comme deux vieux soldats qui savent que leurs chemins, désormais, divergeraient.
— Si tu vas au Parlement… évite les escaliers du côté est, lança Brassard avec un sourire fatigué. Le concierge y a installé un chien. Un sale cabot. Pire qu’un député en colère.
— Merci du conseil. Je préfère mes ennemis à deux pattes, répliqua Robinson.
Puis ils s’éloignèrent sans hâte, chacun s’engouffrant dans la nuit froide, l’un vers sa maison de Sandy Hill, l’autre vers les rues boueuses menant à son hôtel.
Intéressant. C’est pas hasard que tu abordes le sujet des vieilles relations avec nos « voisins du Sud » ?
Une découverte que j’ai faite en faisant mes recherches. Il se passait à cette période précise à peu près la même chose qu’aujourd’hui, avec des tentatives des États-Unis d’annexer le Canada. Plus ça change, plus c’est pareil, comme tu peux le constater.