
Le vapeur Prince Albert attendait à quai à Montréal. Sa cheminée laissait échapper des volutes lentes dans l’air vif d’avril. Le navire reprenait son service sur la rivière des Outaouais, récemment libérée des glaces. Sur le pont, l’équipage s’affairait en silence, cordages en main.
Robinson et Miss Dupuis arrivaient du poste de police, situé derrière le quai, dans le bâtiment Bonsecours. Le détective-chef marchait d’un pas régulier, le regard abrité sous le bord de son chapeau melon. Depuis peu, sa belle-fille, Thérèse Dupuis, l’assistait dans ses enquêtes. Elle avait remplacé Émile Leclerc, en congé pour maladie. Si son départ avait laissé un vide, elle s’était imposée avec fermeté, sans chercher à imiter son prédécesseur. À vingt-trois ans, son aplomb ne faisait plus débat, même si les débuts avaient été agités.
Ils avançaient côte à côte, emmitouflés dans leurs manteaux. Robinson portait une écharpe de laine soigneusement nouée. Sa moustache, parfaitement retroussée, accentuait l’austérité de ses traits. Miss Dupuis marchait en silence, la cape serrée autour des épaules, le col relevé contre le vent du fleuve. Son poke bonnet lui donnait une allure discrète, presque sévère. Elle fronça légèrement les sourcils en regardant l’humidité s’infiltrer dans ses bottines malgré le cirage.
— Vas-tu enfin me dire, Silas, ce que nous faisons ici ? J’ai à peine eu le temps de boucler mes affaires.
— Comme tu le vois, nous partons pour Ottawa, répondit-il, égal à lui-même. À ma connaissance, tu n’y es jamais allée.
— Non. Et nous avons du travail ici. Pourquoi ce départ précipité ?
Il lui jeta un bref regard. Silence. Une hésitation.
— Je t’expliquerai en route.
Autour d’eux, le quai bruissait de son agitation coutumière. On chargeait des caisses, on déplaçait des ballots. Les cris des cochers, les sabots sur la pierre mouillée, les appels des marchands emplissaient l’air, saturé d’odeurs de bois et de suie.
— Et Penton ? Il a vraiment accepté que nous partions tous les deux ?
— Il ne me refuse rien.
— Et Kelly ? Il te remplace sans difficulté ?
— Il s’en tirera. O’Connell sera là pour l’épauler.
— O’Connell ? Il vient d’arriver.
— Justement. Mais c’est l’un des meilleurs que je connaisse.
— Meilleur que toi ?
— Allons, restons sérieux.
Elle sourit :
— Tu l’as connu à Québec, lors de l’affaire du faubourg Saint-Louis, n’est-ce pas ?
— Oui. À l’époque, il occupait un poste similaire au mien. J’ai été mêlé à l’enquête sur la mort de sa femme. Une affaire trouble. Il était le principal suspect.
— Et tu l’as blanchi ?
— Il n’y était pour rien. Mais cela l’a brisé. Il a mis du temps à se relever.
— Tu voulais déjà qu’il vienne à Montréal, pas vrai ?
— Oui. Mais il avait ses enfants. Il a préféré rester à Québec. Dernièrement, il tournait en rond à travailler pour un armateur. J’ai vu une ouverture et convaincu Penton de lui faire une place.
— On dirait que notre chef de police te doit beaucoup.
— Je t’ai dit : il ne me refuse rien.
Elle éclata de rire. Il la regarda avec une ombre de malice.
— J’espère que ton docteur de mari ne t’en voudra pas pour cette escapade.
— Ne t’en fais pas. Avec son stage à l’Hôpital Général, il ne sait plus s’il fait jour ou nuit.
— Pourvu qu’il ne t’oublie pas entre deux visites… Et vous deux, ça va ?
— Tout va bien. Depuis notre mariage, on est tellement pris chacun de notre côté qu’on n’a même pas eu le temps de se disputer.
— Pas la meilleure façon de donner un petit-fils à ta mère.
— Ah, Silas… Pas toi aussi !
Ils marchaient d’un pas rapide vers la rampe d’embarquement, chacun portant un sac de cuir souple. Le Prince Albertles attendait, silhouette sombre et immobile. Ses roues à aubes restaient figées, prêtes à tourner. Une fumée grise s’élevait de la cheminée, se dissipant dans l’air froid.
— Il est temps de monter, dit Miss Dupuis en resserrant son châle.
— En effet, répondit Robinson en observant les marins qui chargeaient encore une caisse.
Ils gravirent la passerelle. Leurs bottes crissaient sur le bois humide. À l’entrée, un homme d’une cinquantaine d’années, barbe courte, manteau orné de boutons dorés, les accueillit d’un salut formel.
— Bienvenue à bord du Prince Albert. Nous appareillerons sous peu.
Ils répondirent d’un signe et montèrent à bord. Les marins, occupés, les suivaient du regard sans un mot. Sur le pont, tout était en ordre : cabines bien tenues, salon aux boiseries sombres, rideaux épais. Un confort sobre, mais soigné.
Le voyage durerait au moins une journée et une nuit, davantage si la glace ou le courant ralentissaient le rythme. Le passage des rapides de Carillon restait une étape délicate. Mais cela valait mieux qu’une route en diligence : les cahots, la boue, le froid, les relais expédiés, les auberges douteuses.
Dans un vacarme de roues à aubes et de cris de manœuvre, le bateau s’ébranla. Miss Dupuis s’approcha du bastingage. Elle suivait des yeux les rives qui défilaient lentement. Le vent soulevait quelques mèches de cheveux auburn. Elle ne les repoussa pas.
Robinson, à ses côtés, tirait sur sa pipe. Il ne fumait qu’en voyage, un écart toléré loin de la maison et du bureau.
— Tu comptes me dire pourquoi nous faisons ce voyage ? Je doute que ce soit pour admirer le paysage.
Il tapota la cendre d’un geste mesuré, puis se tourna vers elle.
— Tu as raison. Ce n’est pas un voyage d’agrément.
— Ça, je m’en doutais. Je cherche encore le jour où j’ai voyagé pour le plaisir avec toi.
— Pauvre enfant… Cela te manque à ce point ?
Elle prit un air accablé, les yeux levés, la bouche pincée.
— Silas, tu es une source inépuisable de désillusions. Je me demande encore comment je te supporte.
Elle étouffa un rire, qui finit par éclater franchement. Robinson se contenta d’un sourire discret. Puis il reprit, plus grave :
— C’est Rosalie qui m’a demandé de me pencher sur une affaire. Une affaire personnelle.
— Maman ? Elle ne m’a rien dit.
— Elle n’en a pas eu le temps. Tout est allé vite.
Robinson était marié à Rosalie depuis quinze ans. Elle avait deux enfants d’un premier mariage, dont Thérèse, devenue sa collaboratrice.
Un silence s’installa, troublé seulement par le bruit des pales.
— Quelle affaire ? demanda-t-elle enfin.
— Le décès du mari de son amie.
— Quelle amie ?
— Une certaine Rexie.
— Rexie… Oui. Je l’ai vue enfant, à l’époque où papa vivait encore. La fille de Philemon Wright. Une femme discrète, distinguée… Je ne savais pas que maman était restée en contact.
— Elles échangeaient à distance. Rosalie a reçu un télégramme. Le mari de Rexie est mort. Accident de voiture à cheval.
— Si je me souviens bien, elle a épousé Andrew Leamy. Celui qui dirigeait les entreprises Wright ?
— C’est cela. Il est mort le 21 avril.
— Il y a à peine quelques jours. Et maman veut que tu enquêtes ?
— Rexie pense que ce n’était pas un simple accident.
— Pourtant, ce genre d’accident est fréquent…
— Oui. Mais, selon elle, son mari était prudent. On l’a retrouvé la nuque brisée, près d’un sentier qu’il n’avait aucune raison d’emprunter.
— Et toi, tu y crois ?
— Pas encore. Mais Rosalie m’a demandé de vérifier. Alors, j’y vais.
— Difficile de croire que tu fais ça juste pour lui faire plaisir.
— Appelle ça de l’instinct… ou une dette.
— Rexie n’est pas du genre à inventer. Et si maman a des doutes, il y a sûrement quelque chose.
— C’est aussi mon avis.
— Et tu sais par où commencer ?
— Par Rexie. Elle vit à Hull, de l’autre côté de la rivière. Ensuite, on verra. J’ai quelques contacts à Ottawa. Des amis, des relations.
— S’il a été tué, ce n’est peut-être pas l’œuvre d’un rôdeur. Il faudra aussi regarder du côté des notables.
— J’y comptais bien.
Un coup de vent fit claquer leurs manteaux. Le vapeur poursuivait sa route, emportant avec lui le secret d’une mort que seule une veuve refusait d’oublier.
Le Prince Albert avançait sur les eaux sombres de la rivière des Outaouais. Son sillage ne troublait qu’à peine la surface, encore engourdie par les restes de l’hiver. Appuyés au bastingage, Robinson et Miss Dupuis suivaient des yeux le paysage, sous un ciel gris percé de rares éclaircies.
À mesure que le vapeur longeait les berges, des panaches de fumée montaient des cheminées de bois. Ici et là, sur des quais rudimentaires, on chargeait des ballots de fourrures et des barils à destination d’Ottawa ou des postes du Nord.
— Regarde là-bas, dit Miss Dupuis en désignant un groupe de cabanes au bord de l’eau.
Robinson suivit son regard. Un hameau de bûcherons s’étirait entre les arbres, toits bas, murs fatigués. Un radeau de troncs dérivait à proximité, guidé par deux hommes attentifs.
Elle resserra son châle et observa un instant la brume stagnante au-dessus de l’eau.
— C’est un pays rude et magnifique.
— Et impitoyable, répondit-il.
Le bateau poursuivait son avance, tranchant la rivière sans hâte. Ces eaux avaient vu passer bien plus que des marchandises. Elles portaient aussi les traces d’un pays en devenir, avec ses espoirs, ses revers, ses morts.
Des arrêts étaient prévus à Lachine, Vaudreuil, Grenville, Montebello. Mais le passage des rapides de Carillon restait l’épreuve la plus longue : plusieurs heures d’attente avant de franchir les écluses.
Quand Robinson eut terminé sa deuxième pipe, le vent les força à quitter le pont. Ils gagnèrent l’intérieur. Robinson s’enferma dans sa cabine avec ses rapports. Miss Dupuis, de son côté, s’installa dans le salon, un journal à la main.
Un article attira son attention. Le ton, mi-dramatique, mi-lyrique, tranchait avec les faits.
Le 7 avril 1868, une nuit glaciale avait figé Ottawa dans un silence pesant. Thomas D’Arcy McGee, député du Dominion, venait de quitter la Chambre après un discours de deux heures, peut-être le plus inspiré de sa carrière. À deux heures du matin, il emprunta la rue Sparks, le col de son pardessus relevé contre le froid.
Arrivé devant sa pension, il marqua une pause, exténué. Il fouilla dans sa poche, en tira son trousseau, chercha la bonne clé et, d’un geste mécanique, la fit glisser dans la serrure.
Il ne vit pas l’ombre derrière lui. Un souffle dans la nuit. Puis un éclair. Le coup de feu brisa le silence. La balle, tirée à bout portant, traversa sa nuque, éclata sa mâchoire et vint se ficher dans le bois de la porte, y laissant une marque sombre.
Thomas D’Arcy McGee s’effondra, sans un cri. Le froid s’empara aussitôt de son corps, tandis que la ville, indifférente, poursuivait son sommeil sous la lumière glacée de la lune.
Le soir, l’homme et la femme se retrouvèrent dans la salle à manger. Une chaleur douce y régnait. Le bois ciré, les étoffes épaisses, l’odeur du charbon : tout appelait au silence. Les lampes à gaz, voilées, projetaient sur les murs des ombres lentes.
Ils parlèrent peu. Chacun restait absorbé dans ses pensées. Robinson avait rangé ses couverts. Miss Dupuis feuilletait un petit ouvrage.
— Prométhée enchaîné, nota-t-il en arquant un sourcil. Je t’aurais plutôt vue lire Sophocle.
— J’avais envie de quelque chose… de moins conciliant, répondit-elle, un sourire en coin. Et puis… Prométhée me rappelle celui dont j’ai lu l’histoire aujourd’hui : D’Arcy McGee.
— Le député assassiné ?
— Tu l’avais connu, non ?
— Oui. Un homme singulier. Trop indépendant, sans doute. Mais je suis curieux. Quel lien fais-tu avec Prométhée ?
Elle referma doucement le livre, l’index calé entre les pages.
— Prométhée a volé le feu aux dieux. D’Arcy McGee voulait offrir au Canada une vision. Il portait un projet. Il a payé cher : isolé, rejeté, surtout par le premier ministre Macdonald.
— Prométhée, pour avoir défié Zeus, est condamné à rester enchaîné, exposé au vent et à la faim.
— D’Arcy McGee, lui, savait trop de choses, reprit Miss Dupuis. Il s’était éloigné du pouvoir, mais n’en était jamais vraiment sorti.
— Et à la fin, reprit Robinson, le châtiment. Pas d’aigle qui lui ronge le foie éternellement, mais une balle dans la tête.
Ils se turent. Seuls résonnaient les pales frappant l’eau et le souffle régulier du poêle.
— On devrait toujours se méfier des dieux déguisés en hommes, souffla Robinson.
— Et des hommes déguisés en poètes, répondit-elle. Ils savent trop bien où mettre les silences.
— Laisse-moi ton livre ce soir. J’ai envie de relire ce passage où il rit face à l’orage. Enchaîné, mais debout. Parfois, c’est tout ce qu’on peut faire.
Ils quittèrent la pièce sans se presser. Le bateau avançait sur les eaux noires. Devant eux, Ottawa, encore noyée dans la brume, attendait. Et elle était la seule à vouloir éclaircir une affaire que tout le monde semblait vouloir oublier — sauf une veuve.
Bonne intro.
Merci bien, Hélène. Le meilleur est à venir.