
Le lendemain matin, après une nuit sur la rivière des Outaouais, le Prince Albert approchait des écluses du canal Rideau, dernière étape avant Ottawa. Un voile pâle flottait sur l’eau, entre brume et restes de nuit.
La silhouette massive des écluses émergeait peu à peu. Huit bassins successifs, taillés dans la pierre calcaire, reliaient la rigueur du canal à la rivière plus sauvage. L’ouvrage, construit sous la direction du colonel By, restait impressionnant, même dans la lumière blafarde du matin.
Robinson et Miss Dupuis observaient en silence depuis le pont. Les murs, noircis et marbrés de mousse, s’élevaient de part et d’autre. Des passerelles de bois et de fer reliaient les sas. On y voyait des éclusiers à l’ouvrage, lents, réguliers, leurs gestes rythmés par les grincements de chaînes et le cri des poulies. L’air sentait le charbon mouillé, la vase et le métal.
Le vapeur s’engagea dans le bassin supérieur et glissa jusqu’au quai. Une fois amarré, les passagers descendirent. Robinson et Miss Dupuis suivirent, sacs à la main.
Le quai était large, détrempé, bruyant. Porteurs, cochers, marchands : tout se mêlait dans un tumulte confus. Les cris se croisaient, mêlés à l’odeur de crottin, de poisson et de sciure humide.
Parmi la foule, un cocher plus soigné que les autres s’approcha. Redingote sombre, chapeau haut de forme, moustaches cirées. Il s’inclina brièvement.
— Monsieur, Madame. Une course en ville ? dit-il, avec un léger accent britannique.
Robinson acquiesça.
— Au Russell House Hotel, s’il vous plaît.
Le fiacre s’engagea dans la rue Wellington. À travers la vitre, on apercevait les bâtiments du Parlement, leurs tours carrées découpées sur le ciel gris. L’ensemble, d’un style néogothique victorien, affichait cette austérité solennelle typique de l’architecture britannique, avec ses arcs brisés, ses pignons ouvragés et ses lignes verticales affirmées. Un décor pensé pour imposer le respect autant que pour affirmer l’autorité du nouveau pouvoir.
Le véhicule poursuivit jusqu’à Elgin, puis s’arrêta devant le Russell House, l’un des hôtels les plus réputés de la capitale. Des portiers en livrée surveillaient l’agitation. Le cocher descendit, ouvrit la portière et tendit la main à Miss Dupuis, qu’elle accepta sans manière.
— Bienvenue au Russell House, dit-il en s’inclinant.
***
L’après-midi du 24 avril, après un dîner rapide à l’hôtel, Robinson et Miss Dupuis descendirent sur le perron. Un fiacre noir les attendait. Deux chevaux bais, trapus, soufflaient des nuées dans l’air vif.
— Le manoir Leamy, à Hull, dit Robinson au cocher en montant à bord.
Le fouet claqua, les chevaux s’élancèrent. Le fiacre tourna sur Wellington, longeant les bâtiments du Parlement, encore baignés par la brume du fleuve. Les tours néogothiques dominaient la ville, symbole de la capitale toute neuve du Dominion.
Miss Dupuis regarda les escaliers du bâtiment central, où des miliciens montaient la garde.
— Ce Parlement a quelque chose d’étrange, dit-elle.
— Comment ça ?
— Tout est là… mais on sent encore l’ombre des échafaudages.
— Il est jeune. Ouvert en 1866. Et Ottawa, ne l’oublie pas, n’est capitale que depuis l’an dernier.
Le fiacre descendit vers les quais. Devant eux, la rivière des Outaouais, gonflée par les fontes, roulait des remous sombres. Ils approchèrent du pont des Chaudières, l’un des rares liens vers Hull sans traversier. Le tablier, de bois et de métal, vibra sous leurs roues. Le fracas des chutes couvrait presque tout, mêlé aux cris des goélands.
Miss Dupuis ouvrit la fenêtre. L’eau se brisait en écume contre les rochers. Plus loin, des radeaux de billots glissaient lentement, guidés par des hommes en vareuse, perche en main.
— On dit que des hommes se noient ici chaque année, murmura-t-elle.
— Et d’autres disparaissent sans laisser de trace, répondit Robinson.
Une fois le pont franchi, ils entrèrent dans Hull. Le contraste était net. Fini les grandes avenues : une ville industrielle, encore en plein chantier. Les scieries Wright dominaient l’horizon, saturant l’air d’odeurs de bois brûlé et de suie. Les rues, boueuses, étaient encombrées de charrettes tirées par des chevaux lourds. De part et d’autre, des cabanes de bois servaient de logis aux ouvriers. Certains travaillaient, d’autres se réchauffaient autour de feux de fortune.
Le cocher évita une charrette embourbée et prit un chemin plus calme. Peu à peu, les usines et les maisons laissèrent place aux collines. Un sentier étroit serpentait à travers bois.
— Nous quittons le centre de Hull, dit Miss Dupuis.
— Leamy a toujours voulu rester à l’écart, répondit Robinson. Il a fait construire son domaine près du lac qui porte son nom.
Après un dernier virage, le manoir apparut. Il se dressait sur une colline, dominant une clairière en pente douce jusqu’au lac, dont l’eau brillait sous le ciel pâle de midi.
La maison, construite en pierre et en bois, était élégante sans ostentation. Son toit mansardé, ses volets sombres et ses larges fenêtres lui donnaient une allure solide. Une haute cheminée de briques laissait monter un mince filet de fumée. Le perron à colonnes menait droit à la porte d’entrée.
Dès l’entrée, Robinson et Miss Dupuis furent saisis par une chaleur sèche. L’air sentait la cire, le bois brûlé et la pierre ancienne. Une maison ordonnée avec rigueur par quelqu’un qui se soucie du moindre détail.
La porte, lourde, se referma doucement. Un majordome apparut, silencieux, vêtu de noir avec un gilet gris perle et une cravate blanche impeccablement nouée. Il prit leurs manteaux, les suspendit, puis les invita d’un signe à avancer.
À ce moment, les portes vitrées s’ouvrirent. Une femme se tenait là, droite, grande, le visage encadré d’une chevelure argentée. Ses yeux bruns, vifs, trahissaient plus de volonté que d’âge. Sa robe de laine foncée, sa broche discrète, sa ceinture ouvragée disaient l’éducation et la retenue.
— Monsieur Robinson, entrez, je vous en prie, dit-elle d’une voix claire.
Elle regarda Miss Dupuis, et son visage s’adoucit.
— Ah, chère Thérèse… Tu as tellement changé. Je ne t’aurais pas reconnue.
Elle la prit dans ses bras, brièvement, avec un baiser léger sur la joue. Un geste simple, presque inattendu dans ce décor.
Le salon était vaste, meublé sans luxe tapageur : fauteuils en damas grenat, boiseries sculptées, rideaux épais. Un feu vif brûlait dans une cheminée de marbre gris. Aux murs, quelques tableaux, forêts et scènes de chasse, complétaient l’ensemble.
— Installez-vous, dit-elle en désignant les fauteuils.
Elle sortit brièvement, glissa un mot à une domestique, puis revint s’asseoir dans un large fauteuil. Son regard attentif ne quittait pas ses invités.
Miss Dupuis, sans attendre, tira de son sac un carnet et un crayon. Robinson prit place, les jambes croisées et le dos droit, prêt à écouter.
Une jeune bonne entra sans un mot, portant un plateau d’argent avec un service à thé. Elle servit avec calme et précision, puis disparut, légère.
Le feu crépitait doucement. Dans les tasses, la vapeur montait en volutes lentes. Madame Leamy observait les deux détectives en silence, le regard durci par le deuil. Robinson prit la parole, calme et direct :
— Madame Leamy…
— Appelez-moi Rexie. Mon vrai nom est Erexina… un caprice de mes parents, qui pourtant n’étaient pas du genre excentrique.
— Alors, Rexie, permettez-moi de vous transmettre les salutations de mon épouse, Rosalie.
— Il aura fallu ce malheur pour nous rapprocher, soupira-t-elle.
Ils restèrent un moment silencieux, les tasses en main. Puis Robinson dit :
— Toutes mes condoléances. Ces derniers jours ont dû être éprouvants.
— J’ai encore du mal à en parler…
— J’aurais besoin que vous me racontiez les circonstances de la mort de votre mari.
— Andrew n’aurait jamais pris ce chemin. Il connaissait la région par cœur. Là où on l’a retrouvé… il n’avait rien à y faire.
— Qui a découvert la voiture ?
— Un ouvrier des scieries, Patrick Doyle. Il partait au travail, avant l’aube. Son cheval s’est arrêté net à un moment. Il a vu la voiture renversée. Et un peu plus loin… Andrew.
— Il était mort ?
— Oui. La nuque brisée. Pas d’autre blessure grave. Pas d’hématome. C’est ça qui me trouble. Une chute brutale… ça laisse des traces, non ?
— Et la voiture ?
— Couchée sur le flanc. À peine abîmée. Les chevaux s’étaient enfuis. Andrew les harnachait toujours lui-même.
Un silence suivit. Le seul bruit était le tic-tac régulier de la pendule. Robinson échangea un regard avec Miss Dupuis qui prenait toujours des notes dans son cahier noir. Dans ce décor bien ordonné, l’hypothèse d’un accident tenait de moins en moins.
— Que dit la police ? demanda Robinson.
— Ils ont conclu à un accident. L’affaire a été classée aussitôt. Traitée sans attention.
— Votre mari dirigeait une scierie, n’est-ce pas ?
— Oui. La plus importante de Hull.
— Il était encore en poste ?
— Non. Il avait pris sa retraite l’an dernier. Après… la dernière catastrophe.
— Quelle catastrophe ?
— La scierie a brûlé. Pour la deuxième fois en dix ans.
— Les incendies sont fréquents dans ce milieu, fit-il remarquer.
— Peut-être. Mais deux fois en dix ans… La première, nous avons perdu notre fils aîné.
Elle s’arrêta. Son visage s’était assombri. Robinson attendit, sans rien dire.
— Pensez-vous que ces incendies aient été accidentels ? demanda-t-il enfin.
— Vous croyez que…
— Je ne crois rien avant d’avoir enquêté, répondit Robinson.
Un silence s’installa. Le feu et l’horloge marquaient le temps.
— Vous acceptez donc d’enquêter ?
— Oui, dit Robinson. Cette affaire mérite plus d’attention. Votre mari avait-il des ennemis ?
— Andrew était respecté, dit-elle enfin. Catholique pratiquant. Il a donné beaucoup à la communauté irlandaise, ici comme à Ottawa.
— De quelle manière ? demanda Robinson.
— Il a cédé des terres pour le cimetière Notre-Dame. Il a fondé une commission scolaire catholique indépendante. Son engagement était connu… et apprécié.
— Pourtant, dans les affaires, les rivaux ne manquent jamais.
— C’est vrai qu’il était dur en affaires. Il négociait sec. Et ses concurrents ne l’étaient pas moins. Je pense à Eddy.
— Ezra Butler Eddy? Celui des allumettes ?
— Oui. Il a repris une partie de nos anciennes entreprises.
— Vous pensez qu’il en voulait encore à votre mari ?
— Ezra n’aime pas la concurrence. Mais de là à le tuer… Ils se connaissaient depuis trop longtemps.
— Et dans son entourage immédiat ?
— Je ne vois personne. Nous avions une vie assez retirée.
— Vous aviez des relations avec la famille Eddy ?
— Un peu. Sa femme, Zaïda, et moi, on se voyait à l’occasion.
Robinson croisa le regard de Miss Dupuis. Elle avait suspendu son geste et l’observait.
— Serait-il possible, demanda-t-il, d’introduire Miss Dupuis chez Eddy ? Discrètement.
— Dans quel but ?
— Nous avons besoin d’un œil à l’intérieur.
Rexie observa Miss Dupuis avec une lueur mêlée de surprise et d’ironie.
— Thérèse, en espionne ?
— Elle travaille avec moi depuis trois ans, répondit Robinson. Elle sait ce qu’elle fait.
— Oui, je peux arranger ça.
Robinson se tourna vers Miss Dupuis.
— Tu avais une idée, je crois.
— Je pourrais me faire passer pour votre nièce. Une étudiante venue du collège, qui rédige un travail sur l’industrie du bois.
— Thérèse… tu es un peu vieille pour une collégienne.
Miss Dupuis prit un air candide, esquissa un sourire niais et ajouta :
— Oh, mais je saurai bien me faire toute petite. J’aimerais tant voir comment on taille le bois… Je ne poserai que des questions très bêtes, vous verrez !
Robinson masqua son sourire, mais le léger éclat de ses yeux le trahit.
— Avec les bons vêtements, un châle clair et un bonnet de jeune fille, ça passera… Très bien. On essayera.
Elle se tourna vers Robinson, redevenue grave.
— Vous pensez qu’Andrew a été assassiné ?
— Je l’ignore encore.
— Ce n’était pas un accident. Quelqu’un voulait sa mort.
Robinson se leva. Miss Dupuis referma son carnet et se leva à son tour. Robinson inclina légèrement la tête en disant :
— Si c’est le cas, nous le saurons. Mais il faudra accepter d’entendre toute vérité. Même celle d’un banal accident.
— N’ayez crainte, dit-elle. Mon cœur est prêt.
Ils prirent congé. Dehors, le vent avait levé les dernières brumes. Le manoir restait derrière eux, silencieux, plein d’ombres et de questions.
Beau début. J’ai hâte de lire la suite.
Tu ne seras pas déçue, je suis certain de cela.