Assassinat Sparks-Épisode 9

Station de police d’Ottawa

En ce lundi matin de la fin d’avril, un voile de brume semblait vouloir effacer les contours d’Ottawa. Robinson venait de quitter le Russell House, le col relevé contre l’humidité cinglante, et progressait maintenant d’un pas mesuré vers le poste de police central. Le bâtiment trapu de brique rouge, au toit d’ardoises sombres, s’élevait non loin de l’hôtel de ville. Sa façade austère ne promettait guère de chaleur. Le détective montréalais s’arrêta un instant sur le seuil, observant les alentours avec cette vigilance coutumière qui ne le quittait jamais. Puis il poussa la lourde porte de bois ferrée et pénétra dans l’enceinte du poste.

À l’intérieur, l’air était chargé de bruit et d’odeurs. Une activité nerveuse régnait, saturée de voix qui se heurtaient et de pas pressés. À gauche, un comptoir de chêne massif se dressait. Derrière, un sergent au visage creusé de cernes s’acharnait sur une pile de documents, les classant avec brusquerie, répondant d’un ton haché aux demandes pressantes des agents.

Robinson s’approcha du comptoir d’un pas sûr, empreint d’une autorité tranquille. Sa voix, claire et posée, s’éleva un instant au-dessus du brouhaha ambiant :

— Je suis Silas Robinson, chef des détectives de la police de Montréal. Je dois voir le détective O’Neill.

Le sergent leva vers lui un regard las, évalua l’homme en silence, puis fit un signe à un agent en faction.

— Conduis-le à O’Neill.

Sans un mot, l’agent acquiesça et pivota sur ses talons. Il guida Robinson à travers l’agitation jusqu’à un bureau vitré qui dominait la salle principale telle une cabine de vigie. Derrière un fatras de papiers froissés, de dossiers éventrés et de tasses ébréchées, un homme aux tempes grisonnantes mâchonnait le bout d’un crayon. Sa barbe naissante trahissait des nuits sans sommeil, et ses yeux pâles, sans éclat, avaient cette fixité lasse des veilleurs trop longtemps éveillés.

— Détective O’Neill ? lança l’agent. Un détective de Montréal pour vous.

O’Neill leva la tête. Son sourcil s’arqua, et son regard, durci par l’épuisement, toisa Robinson sans aménité. Le Montréalais s’avança d’un pas mesuré et tendit la main.

— Silas Robinson.

La poignée fut brève, machinale, sans chaleur.

— Montréal ? Qu’est-ce que la police de Montréal vient faire ici ?

Sans répondre, Robinson sortit de sa poche intérieure une enveloppe et la tendit.

— Une lettre du ministre George-Étienne Cartier.

O’Neill s’en saisit, rompit le sceau d’un geste las, et parcourut le contenu du regard. Ses mâchoires se contractèrent à mesure que la lecture avançait. Lorsqu’il termina, il poussa un soupir.

— On me demande d’accepter un homme envoyé par Cartier pour m’aider, c’est bien cela ?

— C’est exactement cela, répondit Robinson d’un ton égal.

— Diable… Comme si je n’avais pas déjà assez à faire !

Il laissa retomber la lettre sur son bureau, se frotta le front d’un revers de main, puis croisa les bras, l’air méfiant.

— J’espère que vous êtes plus utile qu’un bureaucrate venu se mêler d’affaires qui le dépassent.

— J’ai mené ma part d’enquêtes criminelles. Si vous disposez de toutes les ressources nécessaires et que ma présence vous gêne, je peux repartir à l’instant. Mais l’assassinat de Thomas D’Arcy McGee mérite, je crois, qu’on mette tout en œuvre pour découvrir la vérité.

— Très bien, Robinson. Je vous garderai dans les pattes… jusqu’à preuve du contraire. Mais ne vous mettez pas en travers de mon chemin.

— Je ne demande qu’à suivre le vôtre, O’Neill.

— Bien. Alors, voyons si Montréal sait se montrer utile.

O’Neill, affaissé dans sa chaise, la veste grise déboutonnée, la chemise sombre fripée au col, semblait n’avoir pas quitté sa tenue depuis l’avant-veille. Ses cheveux, plaqués en mèches luisantes sur le front, trahissaient l’absence de repos ; il regardait Robinson avec cette fixité prudente qu’ont les hommes privés de sommeil et saturés d’ordres.

Robinson ôta son chapeau melon avec lenteur, s’approcha sans attendre d’être convié, et prit place en face de lui, les jambes croisées, le port droit.

— O’Neill, je vous demande ce que je demande à tout bon limier : un peu de patience, et une part de confiance. Je ne suis pas venu pour freiner votre enquête, mais pour voir s’il ne reste pas, à côté des pistes que vous avez suivies, quelques zones restées dans l’ombre. Dans le feu de l’action, vous savez…

— Très bien, Robinson. Je vous dirai ce que je peux. Mais pas un mot de plus que nécessaire.

Il repoussa le carnet qu’il venait de refermer d’un revers de main distrait, puis porta ses doigts à ses tempes et les y maintint longuement.

— Ce que vous ignorez peut-être, finit par dire O’Neill, la voix râpeuse, c’est que le matin où D’Arcy McGee a été abattu, on nous a fait comprendre que l’heure n’était pas aux tergiversations. La ville tremblait. Les ministres se terraient derrière leurs volets clos. Il fallait une arrestation, et vite.

— J’ai entendu dire que c’est le premier ministre Macdonald en personne qui a donné l’impulsion.

— « Impulsion »… Un mot bien élégant. Le premier ministre, qui est aussi procureur général, faut-il le rappeler, a exigé des résultats. Pas dans la semaine. Pas dans les jours. Il a convoqué le chef de police à l’aube et lui a dit, mot pour mot : « Donnez-moi un nom avant la fin de la journée. » Et croyez-moi, ce ton-là ne souffrait pas de nuance.

Robinson hochait à peine la tête, mais ses yeux demeuraient fixés sur O’Neill, scrutant non les mots, mais les silences.

— Je vous l’ai dit, Robinson, grogna ce dernier en se renfonçant dans son fauteuil. L’affaire progresse. L’homme est sous clef : Patrick Whelan. Il ne reste plus qu’à ficeler les derniers détails.

— Et je vous en félicite, O’Neill. Vingt-quatre heures à peine pour identifier et arrêter un suspect dans une affaire aussi sensible… cela force le respect.

— Nous avons fait ce que nous avions à faire. Le reste appartient au procureur.

— Peut-être. Mais voyez-vous, je ne suis pas venu ici pour feuilleter un rapport d’instruction. J’aimerais entendre les faits tels que vous les avez vécus. Vous êtes bien celui qui a mené l’arrestation de Whelan ?

— J’étais à la tête de l’équipe, oui.

— Vous avez eu du flair.

— Ce n’était pas du flair, dit-il enfin. C’était un mélange d’alertes générales, de peur panique… et d’informations qui arrivent à point nommé.

O’Neill se redressa à demi, rassembla nerveusement quelques feuillets épars sur son bureau, comme si ces papiers avaient soudain réclamé son attention.

— Des informations. Oui. Des rumeurs, des lettres sans signature, des noms griffonnés au dos de reçus… mais le principal, c’est Reuben Wade.

Il s’interrompit brièvement, puis ajouta, en appuyant légèrement sur le nom :

— Wade n’est pas des nôtres. C’est un limier du Grand Trunk. Un ancien constable devenu détective privé. Il s’est fait une spécialité des affaires de sabotage : rails dévissés, traverses minées, ponts affaiblis… Il prétend avoir surpris une conversation dans une taverne de Montréal, chez un certain Michael Duggan, vers la fin de 1867. Selon lui, Whelan y aurait parlé d’un projet pour « faire tomber D’Arcy McGee », en compagnie de quatre autres hommes.

— Et vous l’avez cru ?

— Macdonald l’a cru. Ce type a donné des détails plausibles. Des noms, des lieux, des bribes de phrases. Rien qui le relie directement au tir, non. Mais cela compose un tableau. Wade a l’oreille de Macdonald. Vous n’ignorez pas, Robinson, que le premier ministre a des intérêts dans le Grand Trunk… et dans les chantiers du chemin de fer. Ses adversaires le hurlent à la Chambre. Wade, lui, a le don de dire précisément ce que Macdonald aimerait entendre.

— Autrement dit, il raconte des choses qu’on ne peut jamais vérifier.

— Exactement. Son témoignage a été reçu avec circonspection. Mais il a cette utilité précieuse : il alimente l’idée d’un complot organisé. Ce n’est plus un geste isolé. C’est une conjuration.

— Et à partir de là, vous avez suivi cette piste ?

— On a ramassé plus de quarante hommes dans les premières vingt-quatre heures. Tous Irlandais, ou presque. Certains n’avaient rien à voir avec les Fenians. Mais le filet était large, et la peur servait de méthode. Un petit cordonnier, affolé, a fini par dire que Whelan avait parlé de « faire quelque chose pour la cause ». Il n’en fallait pas plus.

— Avec la bénédiction d’en haut.

— Avec cette pression sur nos épaules, oui. Et la promesse d’une belle récompense pour qui parlerait. Vous voyez le tableau… J’ai vu ce que la panique fait à une ville. Et à la police. Et je vous le dis franchement, Robinson : j’espère que ce Whelan est bien notre homme. Parce que s’il ne l’est pas, quelqu’un paiera cher pour avoir obéi trop vite.

— Vous soupçonniez déjà un complot Fenian, n’est-ce pas ?

— Dès l’aube du 7, oui, répondit O’Neill. D’Arcy McGee s’était fait des ennemis jusque dans ses propres rangs. Ses discours l’avaient exposé. Il était vu comme un renégat par ceux-là mêmes qu’il avait autrefois défendus. Alors, lorsqu’il est tombé, nous avons agi comme si le complot n’était plus une hypothèse, mais une évidence.

— En procédant à des arrestations massives.

— Exact. L’ordre était clair.

— De Macdonald lui-même ?

— Disons qu’il ne tenait pas à ce qu’un député tombe sous les balles sans qu’on lui livre une tête en retour. Et lorsque le nom de Whelan a surgi… les dés étaient presque jetés.

— Whelan était à Ottawa le soir du meurtre ?

— Disons… que certains éléments nous ont été communiqués. On l’aurait aperçu rôdant non loin de la rue Sparks, cette nuit-là. Un certain Jean-Baptiste Lacroix prétend même l’avoir vu tirer.

— Et c’est ainsi que vous l’avez trouvé à son hôtel ?

— Le Starr’s Hotel. Une taverne modeste, sans réputation. Il y logeait seul. On a perquisitionné dans l’heure.

— Et qu’avez-vous découvert ?

— Un revolver Smith & Wesson, calibre. 32. Glissé dans la poche de son manteau, pendu derrière la porte. L’arme était intacte. Chargée de six balles. Il n’en manquait pas une.

— Elle a été examinée ?

— Mon collègue Lépine a trouvé des traces de poudre autour du canon. On avait tiré avec l’arme récemment.

— Une coïncidence fâcheuse pour lui, murmura Robinson.

— On a aussi saisi des munitions, quelques papiers, des lettres froissées. Des noms reviennent.

— Avez-vous douté au moment de l’arrêter ?

— Honnêtement ? Non, dit O’Neill après un moment. Il avait l’air prêt. Comme s’il nous attendait. Il n’a pas protesté. Il ne s’est même pas levé.

— Voilà une chose qu’on ne trouve pas dans les rapports, n’est-ce pas ?

— Non. Ce genre de chose, on la garde pour soi.

Il se leva sans un mot, saisit une bûche qu’il lança dans le poêle de fonte avec une brusquerie lasse. Un crépitement s’ensuivit, et une bouffée de chaleur lourde se répandit dans la pièce.

— Je suppose que vous vous demandez ce que Whelan a dit depuis son arrestation, dit-il en regagnant lentement son siège, les épaules basses, le dos voûté par la fatigue.

— C’est en effet la suite logique, répondit Robinson, toujours immobile, les mains croisées sur le genou. S’il a parlé, j’aimerais savoir à qui. Et dans quelles circonstances.

— Il ne parle pas aux enquêteurs. Mais on a pris les devants. On a placé un homme dans la cellule voisine.

— Infiltration ?

— Un de nos hommes, Andrew Cullen. Il connaît le gaélique, comme beaucoup d’Irlandais du coin. On l’a introduit comme faux détenu, bien nourri, un peu râleur. Il a partagé sa ration, maugréé contre l’Empire et la Reine, blasphémé à mi-voix. L’amitié feinte, vieille recette.

— Et Whelan a réagi ?

— Pas franchement. Mais Cullen jure qu’à demi-mot, entre deux soupirs, il a laissé entendre qu’un traître méritait son sort. Il n’a pas nommé D’Arcy McGee, non. Mais le sous-entendu était là. Presque un aveu, si l’on veut bien s’y accrocher.

— Ou une bravade.

— Maintenant, tout est en place, dit O’Neill. Le suspect, l’arme, les témoins, les discours. L’affaire est devenue un récit. Et ce récit plaît. Aux ministres, aux journaux, au public. Même au juge d’instruction. Alors… à quoi bon rouvrir ce qui, pour tous, est déjà clos ? Le couvercle est scellé.

— Si vous me le permettez, O’Neill, c’est précisément ce qui m’inquiète. J’ai trop souvent vu, dans ma carrière, des affaires où les pièces semblaient s’aligner trop vite, et qui, à la lumière des faits, s’effondraient comme des châteaux de cartes.

Robinson hocha lentement la tête, le regard perdu. Derrière la vitre, il observait sans vraiment les voir les allées et venues fébriles des agents dans la grande salle, l’agitation familière des postes de police : claquement des bottes, papiers brassés, voix pressées. Il continua :

— Ici, tout s’imbrique… mais rien ne s’emboîte. Une arme, mais sans certitude sur la balle tirée. Des menaces, mais jamais une intention avérée. Un témoin qui surgit après coup. Et maintenant un détective privé qui, comme par miracle, se souvient d’une vieille conversation d’ivrognes au moment opportun.

— Vous doutez, Robinson ?

— Je commence à me demander si vous avez vraiment mis la main sur le véritable auteur du crime… ou simplement sur l’homme qu’il fallait montrer.

Un silence épais retomba, nourri de non-dits, que les craquements du poêle et le grésillement de la lampe à huile venaient meubler d’un bruit discret. O’Neill, le visage soudain figé, le regard perdu dans le vide, resta un moment sans parler.

— Faites attention à ce que vous dites, finit-il par dire. Par les temps qui courent, c’est un jeu dangereux de douter. L’opinion publique réclame un coupable, et Whelan leur en offre un sur mesure.

— Dites-moi, O’Neill. Vous ne trouvez pas que le premier ministre Macdonald a pris son travail très au sérieux en glissant ses doigts jusque dans les moindres replis de cette affaire ?

— Il est partout. Il lit nos rapports avant que l’encre ait eu le temps de sécher. Il donne ses instructions à voix basse, par messagers, ou en laissant traîner des mots dans des réunions qui ne figurent sur aucun agenda. Et puis, il a ses hommes. Une petite équipe, discrète. On les voit rôder autour de la prison, du tribunal. Ils ne parlent guère. Mais ils écoutent. Et ils rapportent.

— Une police dans la police.

— Exactement. Une ombre dans notre ombre. Et nous… nous sommes là pour maintenir l’illusion. Pour que le décor tienne debout.

— Alors, dites-moi, conclut Robinson, à quoi doit-on s’attendre dans les jours qui viennent ? Une enquête… ou une pièce de théâtre ?

O’Neill plissa les yeux, un pli d’ironie au coin de la bouche, comme s’il voyait plus loin que son interlocuteur.

— Une enquête… mais dans une salle de théâtre aux rideaux bien lourds. Et beaucoup de monde en coulisse. Prêt à souffler les répliques.

— Et vous ? Qu’allez-vous faire ?

— Moi ? Je ne suis qu’un petit rouage. Un fonctionnaire de police. Que voulez-vous que je fasse ?

Il fixa Robinson avec une intensité lasse, puis hocha la tête. Un long moment s’écoula, puis il ajouta :

— Je ne suis pas certain que vous allez pouvoir m’aider, Robinson. Je vous montrerai les dossiers. Ceux qui comptent. Témoignages, interrogatoires… tout ce qui nous a menés à Whelan. Mais ne vous attendez pas à des aveux signés. Il nie. Il nie tout.

— Et les autres ? Ceux qu’on a relâchés ?

— Certains ont disparu comme ils étaient venus. D’autres… on les surveille.

— Je vous remercie pour votre collaboration et le service que vous me rendez, O’Neill.

— Vous appelez ça un service ? J’espère que ce ne sera pas moi qui paierai l’addition, grommela le détective. Moi, tout ce que je veux, c’est qu’on ne m’accuse pas si l’affaire s’enlise. Si vous pouvez m’éviter ça…

— J’essaierai de faire mon possible. Pour commencer, je pourrais reprendre les dépositions. En commençant par le témoin oculaire… Jean-Baptiste Lacroix, c’est bien cela ?

— Vous croyez qu’il a menti ?

— Je crois qu’un homme qui garde le silence deux jours après avoir vu quelqu’un se faire tuer en pleine rue mérite qu’on le réécoute. Il a peut-être dit vrai. Peut-être pas.

— Je le ferai chercher. Il sera ici dans une heure. Et Wade ? Vous comptez lui parler ?

— Je veux entendre sa version, effectivement… Et si les effets personnels de Whelan sont encore disponibles, j’aimerais revoir le revolver. À la lumière du jour.

— Je vous le ferai porter, dit O’Neill. Avec les papiers saisis dans sa chambre. Vous aurez accès à tout ce que nous avons. Je vais vous dégager un bureau.

— Merci bien, O’Neill. Enfin… j’aimerais voir la scène du crime. La pension de D’Arcy McGee sur la rue Sparks, tout le trajet qu’il aurait pu suivre. Il reste peut-être quelque chose. Un détail. Une erreur.

— Cela fait plus de trois semaines que la foule piétine là-bas. On a vu défiler les curieux, les journalistes… même des prêtres pour bénir le trottoir. Il ne reste rien.

— Alors, ce seront les ombres qui parleront, murmura Robinson, presque pour lui-même.

— Vous êtes un vrai poète, Robinson. Mais allez-y. Creusez. Si vous trouvez un autre coupable, je serai le premier à lui passer les bracelets. Mais tant qu’on n’a rien d’autre… celui qu’on tient reste notre homme.

— À ce propos, j’aurais une dernière requête. J’aimerais interroger Whelan moi-même.

— Pas de souci. Je vous laisse la salle d’interrogatoire.

Il se leva, décrocha lentement un trousseau de clefs accroché au mur, puis se dirigea vers la porte. Sa démarche s’alourdissait à mesure que chaque pas semblait l’enchaîner un peu plus au fardeau qu’il aurait voulu laisser derrière lui.

— Suivez-moi, Robinson. Voyons si le prisonnier est d’humeur à parler aujourd’hui.

***

Le détective O’Neill quitta son bureau sans un mot et fit signe à Robinson de le suivre. Sa démarche était rapide, mais dépourvue de précipitation, empreinte de cette régularité muette des hommes qui connaissent par cœur les détours d’un lieu dont ils ont longtemps foulé le sol. Il marchait droit devant lui, les épaules légèrement voûtées, les mains jointes dans le dos. Ils longèrent un couloir étroit aux murs chaulés. O’Neill s’arrêta devant une pièce étroite et austère.

— Voilà pour vous. J’ai fait déposer le dossier Whelan et ses effets. Il va être conduit dans la salle d’interrogatoire. Quand tout sera prêt, un constable viendra vous chercher.

Et, sans attendre de réponse, il disparut d’un pas vif, refermant la porte derrière lui d’un geste sec.

La pièce laissée à Robinson était d’une sobriété monacale. Sur le bureau, un dossier épais, ficelé à l’ancienne, reposait avec une précision presque cérémonielle. À côté, soigneusement disposés, les objets saisis sur le prévenu : une chemise roulée, un veston de grosse laine, un manteau gris, un chapeau de feutre déformé par l’usage. Mais ce qui attirait le regard, posé en évidence, c’était un revolver : un Smith & Wesson calibre .32, au canon d’un noir bleui.

Robinson s’en approcha lentement. Il le saisit entre le pouce et l’index et le fit pivoter dans la paume de sa main. Le métal, imprégné de la chaleur de l’endroit qu’il venait de quitter, portait les marques d’un récent usage. Il ouvrit le barillet. Vide. Mais à l’intérieur, sur les parois des chambres, subsistaient de fines poussières grisâtres, des résidus de poudre que seul l’œil exercé pouvait deviner.

Il fronça les sourcils. Ce dépôt ne prouvait rien. L’arme avait servi, c’était certain. Mais quand ? Pour quoi ? Un tir d’essai dans un champ isolé ? Un geste de précaution, un jour d’ivresse ou de peur ? Ou le geste fatal ? Robinson savait trop bien que le temps efface les intentions plus sûrement que les preuves. Et rien, dans l’amas ordonné devant lui, ne reliait cette arme à la balle extraite du panneau de la porte, si tant est qu’une telle preuve pût un jour être découverte.

Il contempla alors le dossier, puis en effleura la couverture du bout des doigts. Il y avait là, il le devinait, un entrelacs de voix, de récits disjoints, de demi-aveux, de contradictions recousues à la hâte. Une matière trouble, incertaine, où la vérité gisait… peut-être. Enfin, il rompit le fil de la ficelle et ouvrit le dossier avec un soin méthodique.

Sa lecture était lente, précise ; chaque ligne appelait un soupçon, chaque phrase soulevait une question. Le temps passa, absorbé comme il l’était par la tension muette de cette confrontation silencieuse, lorsqu’on frappa deux coups brefs à la porte. Il ne sursauta même pas.

— Le prisonnier est prêt, monsieur, dit un constable en entrouvrant.

Robinson referma le dossier, sans hâte. Il se leva, ajusta les pans de son manteau, reprit son chapeau melon et jeta un dernier regard au revolver, puis suivit le constable. Ils descendirent dans les entrailles du bâtiment. Devant une porte épaisse, renforcée de clous forgés, le constable s’arrêta. Il introduisit la clef dans la serrure avec lenteur.

— Il est là, murmura-t-il.

La porte grinça sur ses gonds. Une lumière chiche, tremblotante, émanait d’une lanterne suspendue à un crochet de fer. La pièce était nue. Au centre, une table grossière, usée jusqu’à la trame du bois. Deux chaises, volontairement inégales : l’une droite, presque inhospitalière ; l’autre, plus basse, destinée à rapetisser celui qui y prenait place. Contre le mur du fond, un poêle de fonte dont le ventre refroidi gardait l’odeur de la cendre. Les vitres, couvertes de saleté, ne laissaient deviner le jour que difficilement.

Patrick James Whelan était là. Assis, les poignets menottés devant lui, il semblait attendre non pas un interrogatoire, mais une sentence. Il ne tourna pas la tête à l’entrée de Robinson. Son visage, long et pâle, était cerné de favoris roux fournis, qui donnaient à ses traits une rudesse singulière. Ses pommettes saillantes, sa mâchoire fine et anguleuse composaient un masque presque ascétique. Des yeux clairs, entre le gris et le bleu, luisaient sous un front large où se creusaient des plis d’inquiétude contenue. Sa bouche, mince et droite, semblait irrémédiablement verrouillée. Il avait l’air d’un homme décidé à se taire ou à parler pour ne rien dire.

— Bonjour, Whelan, dit le détective d’un ton posé. Comment te sens-tu ? On te traite bien, j’espère ? Je m’appelle Silas Robinson. Je suis détective à la ville de Montréal.

Whelan leva enfin les yeux. Son regard vint frapper celui de Robinson avec une brusquerie contenue.

— J’ai rien à dire aux policiers. Et encore moins aux valets de Sa Majesté, grogna-t-il. Votre accent vous trahit, Robinson. Vous êtes trempé dans le thé d’Angleterre, avec l’odeur des bottes cirées et des ordres qu’on n’ose pas discuter.

— Peut-être. Mais il y a un détail que tu négliges : je suis le seul homme dans cette ville qui ne te considère pas encore comme condamné. Pas tout à fait. Si tu as un tant soit peu de bon sens, tu m’écouteras.

— Vous écouter, vous autres ? Quand avez-vous jamais écouté un Irlandais sans déjà lui passer la corde au cou ?

— Ce n’est pas moi qui t’y ai mis. Je n’ai rien à voir avec ton arrestation. Ce sont les policiers d’ici qui t’ont arrêté, à cause des preuves qu’ils avaient.

— Des preuves ? Vos soi-disant preuves… Un revolver ? Je suis tailleur, pas assassin. Ce revolver est un outil de prudence. Je l’ai pour me défendre. J’ai vu trop d’Irlandais finir dans les caniveaux d’Ottawa.

— Il s’agit d’un calibre. 32. L’arme est encore chargée de poudre. Et je ne parle pas encore des témoins. Plusieurs t’ont vu rôder près de la maison du député dans les jours précédant sa mort. Tu peux crier au complot, mais leur mémoire est précise.

— Et si je parle, vous la retirerez, cette corde qui me pend au-dessus de la tête ? C’est ça que vous promettez ?

— Je ne promets rien, sinon de t’écouter. Ce que je peux t’offrir, c’est une chance. Une seule. Celle d’expliquer ce que tu faisais ce soir-là.

— Et si ce que j’ai à dire vous déplaît, qu’allez-vous faire ?

— Cela dépend de ce que tu dis. Si tu veux qu’on t’entende, vraiment, c’est maintenant. Sinon, d’autres parleront à ta place. D’autres qui ne chercheront pas à te sauver.

— Alors soit, dit-il enfin d’une voix plus sourde. Posez vos questions, monsieur le détective. Mais ne me prenez pas pour un imbécile. Je sais déjà comment cette histoire va finir.

— Ce sera à toi d’en décider, Whelan. Commençons par le 7 avril. Où étais-tu lorsque Thomas D’Arcy McGee a été tué ?

— Je n’ai pas tué le député. Je suis innocent. Innocent, vous m’entendez ? On m’a piégé, sali, livré aux chiens par ceux-là mêmes qui prétendent servir la justice.

— Ce sont de graves accusations. Il te faudra les étayer.

— Et je le ferai. Cette nuit-là, on m’a tiré du lit comme un voleur. Il faisait encore noir. Les Powell sont venus, William le shérif et son frère Alexander, le gouverneur de la prison. Deux chiens d’un même collier. Ils n’avaient qu’un but : me faire pendre.

— Pourquoi toi, précisément ? Que gagnaient-ils à t’accuser ?

— Ben voyons ! Ils avaient besoin d’un nom. Le pays grondait. Il fallait calmer la foule. Il leur fallait un Irlandais. Un catholique. Un Fenian, parfait. Moi, j’étais commode. Sans fortune. Sans appui. Avec un accent qu’on hait poliment. Ils ont sauté sur l’occasion.

— Tu dis que les preuves sont fabriquées ?

— C’est cousu de fil blanc. Ils ont payé des servantes pour jurer que j’avais menacé D’Arcy McGee. Des filles qu’ils nourrissent, qu’ils logent. Elles n’avaient pas le choix. Et cette parade d’identification ? Une farce. J’étais le seul à porter une redingote noire, une casquette qu’ils m’ont donnée. Je suis tailleur, monsieur. Je fais mes vêtements. Ils sont de bonne coupe, vous savez. Et toujours en gris. Toujours un feutre aussi, jamais de casquette. Dans la file, j’étais le seul avec cet accoutrement. Tout était joué d’avance.

— Et le revolver, alors ? Celui retrouvé dans tes affaires, chargé, encore odorant de poudre ?

— Je l’ai dit. C’était pour me protéger. Un Irlandais sans arme, ces temps-ci, c’est un homme déjà mort. Et ce calibre n’a rien d’exceptionnel. Il y en a des dizaines, pareils, dans toutes les ruelles entre ici et Montréal.

— N’empêche, il a servi récemment. La poudre ne ment pas.

— La servante de l’hôtel où je demeure, une fille curieuse, l’a trouvé. Elle s’est amusée à faire semblant. La balle est partie par accident. C’était une semaine avant. C’est pour ça qu’on va me pendre ? Pour une balle perdue dans une chambre louée ?

— Je ne suis pas là pour juger, Whelan. Mon rôle est de comprendre. Mais il me faut plus que des soupçons. Je veux la vérité.

— Je ne crois pas que la justice veuille la vérité. Elle veut un nom. Un homme à livrer à la potence. Je vous parle parce que vous, du moins, n’avez pas encore les mains tachées de sang.

— Alors, dis-le-moi clairement : où étais-tu dans la nuit du 7 avril ?

— À l’hôtel Starr. Je suis rentré tard.

— Seul ?

— Oui. J’ai pris l’air, marché un peu. Mais je n’ai jamais mis les pieds dans la rue Sparks. Ils le savent. Tous. Mais ils ont choisi leur homme.

— Plusieurs témoins affirment t’avoir vu à la Chambre des communes, ce soir-là, pendant le discours de D’Arcy McGee.

— C’est vrai. Je l’ai écouté. Je ne vais pas mentir : je le haïssais. C’était un traître à l’Irlande. Un chien de l’Empire. Mais si on devait tuer tous ceux qu’on hait, il ne resterait pas grand monde dans ce pays.

— Tu étais seul ?

— Non, mais comptez pas sur moi pour dire avec qui j’étais.

— Dis-moi franchement, Whelan, demanda Robinson après un court silence calculé. Est-ce que tu fais partie des Fenians ?

— Je suis sympathisant, oui. Comme tant d’autres. Nous voulons la liberté de l’Irlande. Rien de plus. Rien de moins. Mais je ne suis pas un meurtrier. Je ne l’ai pas tué. Je le haïssais, c’est vrai. Mais la haine, c’est pas un crime… pas encore.

Robinson examina son carnet qu’il avait précédemment sorti de sa besace. Il tourna quelques pages du bout des doigts. Il s’arrêtait parfois, pour relire semble-t-il, mais ses yeux demeuraient fixes, rivés à la marge blanche où rien ne figurait. Enfin, il releva la tête, son regard fixé droit dans celui du prisonnier, et prononça d’une voix posée, presque douce :

— Pourtant… pourtant… Voilà. Un nom revient dans mes notes. Reuben Wade. Il prétend que tu n’étais pas seul dans ta colère. Que tu faisais partie d’un petit cercle. Une bande, bien décidée à passer à l’acte.

— Qu’est-ce que vous racontez encore ? Que j’aurais fait ça en bande ? Comme un vulgaire coupe-jarret ?

— Ce n’est pas moi qui l’affirme. C’est lui. Reuben Wade. Ce nom ne te dit rien ?

— Non. Rien du tout.

— Il dit t’avoir entendu, à Montréal, à la fin de décembre dernier. Dans la taverne de Michael Duggan. Cinq hommes autour d’une table. Vous parliez fort, trop fort. Et vous parliez de D’Arcy McGee. De le faire taire. Comme on parle d’un chien à abattre.

Whelan ne répondit pas. Son regard ne quitta pas Robinson, mais ses mâchoires se contractèrent, formant une ligne dure sous la peau. Le détective continua :

— Il se souvient même de tes mots. « Cet homme-là nous trahit chaque jour qu’il respire. Il est temps qu’il se taise pour de bon. » Tu nies avoir dit cela ?

— Mensonges ! Des inventions de toutes pièces. Il vous débite ce que vous avez envie d’entendre, ce Wade. Et vous buvez ses paroles comme si c’était l’Évangile.

— Peut-être ment-il, oui. Mais peut-être pas. Peut-être que ce qui s’est passé en avril n’est que l’aboutissement d’un projet longuement mûri.

— Je vous l’ai dit, et je le répète : je suis un Fenian de cœur, pas un tueur. Je n’ai jamais levé la main sur D’Arcy McGee. Ni ce soir-là, ni un autre. S’il y a eu des mots, ils venaient de la rage, pas d’un plan. Il y a une différence entre une idée qu’on jette dans la fumée d’un cabaret… et un coup de feu dans une rue noire.

— Pas pour un jury. Pas si d’autres confirment le récit de Wade. Des hommes à cette table, il y en avait quatre autres.

— Alors c’est ça, votre méthode ? Vous tendez l’oreille aux portes des tavernes, vous ramassez les miettes de paroles échappées dans le vacarme, et vous en tissez une corde ?

Robinson se pencha légèrement sur la table et nota quelques mots, d’une écriture serrée, régulière, presque scolaire. Puis, deux coups secs résonnèrent à la porte. Robinson tourna lentement la tête. La voix étouffée d’O’Neill perça l’épaisseur du bois :

— Lacroix est ici. Voulez-vous le voir ?

— Oui, j’arrive, répondit-il d’un ton calme.

Sans adresser un dernier mot à Whelan, il franchit le seuil. Le battant se referma derrière lui avec un bruit mat. Un constable entra aussitôt. Il s’approcha du prisonnier, une clef à la main.

Jean-Baptiste Lacroix attendait, docile, sur une chaise à dossier, devant le bureau qu’O’Neill avait cédé à Robinson pour la durée de l’enquête. Il tenait ses genoux serrés, ses coudes posés sur les cuisses, les mains jointes. Lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir, il leva la tête.

Robinson entra sans empressement, son carnet sous le bras, et dit d’un ton neutre :

— Entre, Lacroix. Viens t’asseoir.

Le témoin s’exécuta aussitôt. Sa carrure semblait disproportionnée dans la pièce exiguë. C’était un homme taillé pour les chantiers de l’Outaouais, large d’épaules, le torse épais, le dos légèrement voûté par l’habitude de la hache et des charges portées. Ses mains, noueuses, fendillées, brunies par le froid, portaient l’empreinte du bois, de la sève et du goudron. Une barbe brune et désordonnée mangeait son visage tanné, où les pommettes rouges semblaient avoir gelé à force d’endurer le vent.

Il portait une chemise de flanelle à carreaux rouges, déboutonnée au col, un pantalon de molleton aux genoux râpés, maintenu par une ceinture fléchée, et un vieux sarrau graisseux. Un capot canadien en laine lourde lui couvrait le dos. Il ôta sa tuque d’un geste raide, la tenant ensuite dans ses mains comme un enfant honteux.

— Je suis le détective Robinson, dit ce dernier. Je viens de Montréal. J’enquête sur le meurtre de monsieur D’Arcy McGee.

— Hein ? Quessé vous dites ?

Robinson répéta lentement, en français. Lacroix acquiesça d’un hochement de tête prudent, le front froncé.

— On m’a dit que tu avais vu quelque chose la nuit du meurtre.

— Vu… de quoi ?

— Tu… as vu… un homme… tirer sur le député ?

Lacroix détourna un instant les yeux, comme pour revivre la scène en lui-même.

— Ouais, ouais ! J’ai vu un éclair… pis j’ai entendu un gros boom. Ouais, m’sieur.

— Reprenons depuis le début. Où étais-tu cette nuit-là ?

— Moi, j’rev’nais des Chaudières. J’travaille là-bas… dans le bois. J’passais par la Haute-ville, pis j’descendais pour rentrer chez nous. Rue des Sœurs-Grises.

— Quelle heure, environ ?

— Était… une heure pis demie… ou p’t’être un peu plus. J’regarde pas toujours l’horloge.

— Et tu es passé près du Parlement ?

— Oui, m’sieur. J’ai longé là, pis j’ai tourné à gauche… sur la rue Sparks. Pis c’est là que j’ai vu.

— Qu’est-ce que tu as vu exactement ?

— Un homme avec une canne. Y marchait vite. Y avait un chapeau. Y s’t’arrêté devant une porte. Y a mis sa main dessus… pour l’ouvrir.

— Tu te souviens de la porte ?

— Oui. Celle en face du poteau… l’gros poteau du télégraphe. J’sais pas l’adresse, mais j’le vois encore dans ma tête.

— Ensuite ?

— Y’avait un autre gars, en arrière du premier. Plus loin. Lui, y portait une casquette. Tout en noir. Manteau noir. Casquette noire.

— Et ?

— Le gars à la casquette… y’a levé l’bras. Pis BANG. L’autre est tombé… drette sur le trottoir, la face la première.

— Et le tireur ?

— Y’a tourné les talons. Y’a couru. Mais y’a pas vu le poteau. S’est cogné dedans. A crié « Jesus! » en anglais. Y s’est tenu la figure avec la main. Pis y’a tourné dans une ruelle.

— Tu l’as vu de près ?

— Oui, monsieur. Y m’a passé à six, sept verges. J’étais dans une porte de maison. En briques rouges.

— Tu as vu son visage ?

— Oui. Ben vu. C’est lui qu’est en prison. J’l’ai reconnu dans la file.

— Tu es certain ? Il faisait noir, il courait, il se cachait le visage.

— Cé sûr. Même manteau. Même casquette.

Robinson l’observa longuement, sans un mot. La mine impassible. Puis :

— Et tu n’as rien dit cette nuit-là ?

— Non, m’sieur. J’avais peur en maudit. J’me suis sauvé chez nous. Pis le matin… ben, j’sus allé au chantier. Comme d’habitude.

— Pourquoi tu n’as rien dit ?

— J’avais peur. Pis j’savais pas si y était mort. Pis… j’pensais à mes affaires.

— À qui as-tu parlé le premier ?

— Mon chum Lapierre. C’est lui qui m’a dit qu’y avait eu un meurtre. Moi, j’ai juste dit que j’avais entendu un bang. J’ai rien dit d’autre.

— Tu savais pour la récompense ?

Lacroix baissa les yeux. Il grattait le bord de sa tuque, nerveusement.

— Lapierre m’en a parlé.

— Et c’est là que tu es allé voir la police, deux jours plus tard ?

— C’est ça.

Robinson s’adossa lentement à sa chaise, croisa les bras.

— Es-tu absolument certain de ce que tu as vu, Lacroix ?

— J’suis pas un menteur, monsieur. C’est lui qu’j’ai vu.

— Très bien. Tu peux t’en aller.

Lacroix se leva, remit sa tuque d’un geste sec. Il hésita avant de se retourner.

— Pis la récompense… c’est pour quand ?

— Je ne sais pas. Je suis juste un détective de Montréal.

— Bon… J’vas retourner à mon bois, alors.

— Oui. On te fera signe si on a besoin de toi.

Dans son bureau, O’Neill se tenait debout devant la vitre qui donnait sur la salle des agents, les mains jointes dans le dos. Il se retourna au bruit de la porte. Robinson entra, son chapeau melon à la main.

— Eh bien, Robinson ? Vous avez vu les deux hommes ?

— Oui.

— Je vous écoute.

— Whelan, d’abord. Il joue les martyrs. Nie tout en bloc. Se dit piégé, persécuté. Il ménage ses réponses, esquive les détails. Il dit ne pas vouloir trahir ses camarades.

— Vous pensez qu’il est mêlé à l’affaire ?

— Je ne sais pas. Il est convaincant. Trop, peut-être. Il a le ton de celui qui croit à sa propre version.

— Et Lacroix ?

— Fruste. Mal à l’aise. Lent à comprendre, mais il ne donne pas l’impression de mentir. Il a vu quelque chose, j’en suis sûr. Il a vu un homme tirer, un autre tomber, un manteau, une casquette. Mais ce qu’on appelle une identification formelle ? Non. Pas dans le noir. Pas quand le tireur se cache le visage.

— Pourtant, il a reconnu Whelan.

— Oui. Mais entre ce qu’on croit avoir vu, et ce qu’on croit reconnaître après que la police a arrêté un homme… Ce n’est pas moi qui vous apprendrai comment les choses se passent dans une séance d’identification.

— Et vous ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je pense que le témoignage de Lacroix suffira à convaincre ceux qui veulent croire Whelan coupable. Mais pour ceux qui doutent encore, ce ne sera pas assez.

— Et vous, vous croyez Whelan coupable ?

— Je ne sais pas. Ce n’est pas à moi de le dire.

O’Neill considéra un instant le détective montréalais, le regard un peu moins dur, reconnaissant enfin en Robinson un homme qui savait ce qu’il faisait.

— Vous avez bien travaillé, Robinson. Sobre, net, sans effets. Cartier savait ce qu’il faisait.

— Et moi, je comprends pourquoi il continue à faire confiance à la police d’Ottawa.

— On fait ce qu’on peut, avec ce qu’on a. Ici, la boue, le vent et les rumeurs. C’est notre pain quotidien.

— À Montréal aussi. Sauf que la boue y colle plus fort, et les rumeurs savent mieux se vêtir.

Ils échangèrent un regard complice. Robinson remit son chapeau. O’Neill l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée.

— Merci pour votre collaboration. Ce fut… éclairant, dit Robinson.

Ils se serrèrent la main. Un serrement bref, mais franc. Robinson tourna les talons et sortit. Sa silhouette s’éloigna vers son hôtel. O’Neill resta un instant immobile, dans l’encadrement. Puis il se retourna et regagna son bureau, où l’attendait déjà un autre rapport.

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