
Robinson et Miss Dupuis s’étaient retirés dans le petit salon privé de leur hôtel, juste après le déjeuner de ce lundi matin gris. La pièce, enveloppée d’une chaleur tranquille, semblait étrangère aux clameurs du dehors. Les boiseries de chêne, finement sculptées, luisaient faiblement sous la clarté dorée d’une lampe à kérosène posée sur un guéridon de marbre.
Tous deux étaient prêts à sortir : manteaux boutonnés, gants dans les mains, chapeaux posés non loin. Pourtant, aucun ne se levait. Miss Dupuis, fidèle à son habitude, avait ouvert son cahier à couverture noire et y notait quelques réflexions d’une écriture rapide, serrée. Le crayon glissait régulièrement sur le papier, sans hâte. Robinson, assis dans un fauteuil au velours un peu passé, tenait sa pipe entre les doigts. Elle était froide. Il ne l’avait pas allumée, la faisant tourner machinalement, les yeux fixés quelque part au sol, absorbé dans ses pensées.
— Alors, où en est-on, Thérèse ?
— Une enquête comme on les aime, Silas : pas de certitude, beaucoup de flou… Eddy en est un bon exemple.
— Que t’a soufflé ton fameux Armand à propos de lui ?
— Qu’il ne portait pas Leamy dans son cœur ! Sans l’avoir jamais menacé ouvertement, il n’aurait sans doute pas versé une larme si Leamy avait coulé au fond de la rivière avec une enclume aux pieds. Mais de là à le tuer…
— Charmant tableau… Et Laviolette ?
— Celui-là haïssait Leamy avec une intensité presque douloureuse. Nous savons à présent pourquoi.
— Et Clarissa ?
À ce nom, Miss Dupuis poussa un long soupir et s’enfonça dans le dossier de son fauteuil, comme pour s’éloigner d’un souvenir désagréable.
— Ah… Clarissa. Quelle singulière créature ! Elle parle comme une héroïne de roman-feuilleton, s’habille à la manière d’une bohémienne de salon et semble s’ennuyer à mourir dans cette société compassée d’Ottawa.
— Une âme tourmentée ?
— Une âme qui prend plaisir à tourmenter les autres, plutôt. Et puis, il y a Ti-Louis.
— Ce simple d’esprit, éperdu d’amour pour elle ?
— Lui-même. Un pauvre hère, mais dont les silences pèsent plus que bien des paroles. Quand j’ai évoqué Leamy, il enroulait constamment les rênes autour de sa main, les dénouait, les reprenait, les yeux fixés droit devant, comme si ce manège silencieux pouvait retarder l’instant où il faudrait parler.
— Tu l’as secoué un peu, j’imagine ?
— J’ai tenté, oui. Mais à la première question un peu serrée, il s’est mis à bredouiller, puis il s’est recroquevillé sur lui-même.
— C’est une bien étrange galerie, celle-là. Alors, résumons, dit enfin Robinson. Il leva l’index. Une veuve aux soupçons tenaces. Puis le majeur. Un contremaître bourru qui en sait plus qu’il le dit. L’annulaire suivit. Un ancien rival, Laviolette, que la haine ronge. L’auriculaire se dressa. Une jeune fille fantasque. Et enfin, en levant le pouce, il conclut : un simple d’esprit, amoureux transi qui sait, mais se tait.
Il laissa retomber la main sur l’accoudoir.
— Cela commence à ressembler à une comédie de boulevard.
— Avec un meurtre en guise d’acte final, répliqua Miss Dupuis sans lever les yeux de son cahier. Et tout cela dans une ville où les démarches s’enlisent dans les lenteurs, les silences et les faux-semblants.
— Nous avons vu pire, Thérèse. Jusqu’à présent, du moins, personne ne nous a tiré dessus.
Elle haussa un sourcil, à la fois amusée et sérieuse.
— Ne parle pas de malheur, Silas.
Ils échangèrent un regard chargé de cette complicité tacite que seule la fréquentation du soupçon pouvait forger. Puis Robinson reprit sa pipe qu’il avait déposée sur la table basse, la fit rouler entre ses doigts, l’observa un instant comme si elle eût contenu un aveu, et la tapota doucement contre le bord de la table, dans un geste mesuré, presque cérémonieux.
— On connaît, du moins, le fond de l’histoire concernant Laviolette, dit-il en reprenant son ton d’enquêteur. Au fait, comment as-tu deviné qu’il était fiancé à Clarissa ?
Miss Dupuis esquissa un sourire bref, sans triomphalisme.
— Je ne savais pas, répondit-elle. Je suis simplement allée à la pêche. J’avais lu dans les journaux que Clarissa s’était fiancée. On ne mentionnait pas le nom de son prétendant, mais on précisait qu’il travaillait chez Eddy. Alors… j’ai lancé la ligne.
Robinson eut un petit rire étouffé.
— Clarissa et Leamy… je ne l’aurais jamais deviné. Bravo, Thérèse. Un homme puissant, une femme capricieuse, un fiancé humilié… C’est une recette classique pour le drame.
— Ou pour le meurtre, corrigea-t-elle sans détour. Laviolette n’a pas apprécié qu’on remue son passé, ça se voyait.
— Évidemment. Il est passé du statut de fiancé estimé à celui d’homme bafoué… et pire encore : il a dû voir son rival triompher, sans pouvoir ne rien dire, ni rien faire.
— Leamy n’était pas seulement un rival en amour, dit Miss Dupuis. Il représentait aussi un danger économique. C’était un entrepreneur qui, d’année en année, grignotait le terrain d’Eddy. Et sa liaison avec Clarissa, loin d’être anodine, représentait pour Laviolette une double offense : une blessure intime, et une menace sur le plan professionnel.
Elle s’interrompit, le front soucieux, comme si une pensée nouvelle venait de poindre. Robinson attendit, observant le léger tressaillement de sa main sur l’accoudoir.
— Et Laviolette était comptable, dit-elle enfin.
— Et alors ?
— Un comptable, c’est un peu comme un confesseur. Il sait tout, il voit tout. Seulement, au lieu d’absoudre, il ajuste, il efface, il recouvre… et prélève sa dîme au passage. S’il avait puisé dans la caisse, ce serait peut-être pour satisfaire les caprices de Clarissa. Avec son goût du faste, elle ne devait pas se contenter de son modeste salaire. Et il semble que papa n’ait pas toujours été d’humeur généreuse.
— Mais qu’est-ce que Leamy serait venu faire là-dedans ?
— Peut-être avait-il découvert, par Clarissa elle-même, quelque irrégularité. Une faute, une manipulation comptable, un vol… Qui sait ? Et dans sa rancune contre Eddy, il aurait pu y voir une occasion : faire tomber l’homme en révélant les erreurs de son employé.
— Continue.
— Quelle meilleure façon de blesser deux ennemis d’un coup ? Dénoncer Laviolette, c’était viser aussi Eddy. Une attaque par ricochet, mais d’autant plus efficace. Laviolette, lui, n’aurait pas mis longtemps à deviner d’où venait le coup. Et Leamy devenait, à ses yeux, une menace directe.
— Ton hypothèse est hardie, Thérèse. Trop. Tu le sais. Ça manque de consistance. Rappelle-toi notre règle : ne jamais bâtir nos raisonnements sur du sable.
— Je sais, répondit-elle calmement. C’est peut-être un peu léger… mais tout de même, Laviolette aurait très bien pu vouloir se débarrasser de Leamy par pure rancune. Entre le cœur piétiné et l’orgueil professionnel blessé, il avait de quoi nourrir une haine tenace.
Elle soupira doucement, secoua la tête avec un mélange d’ironie et de lassitude.
— Et moi qui croyais que Clarissa n’était qu’une jeune femme fantasque, mais inoffensive…
— Oh, elle l’est peut-être, fit Robinson en esquissant un sourire qui n’atteignait pas ses yeux. Mais le choix de ses amants a semé un chaos dont nous allons devoir faire l’inventaire.
— Tu crois qu’elle sait ce qui est arrivé à Leamy ?
— Difficile à dire. Il faudra lui poser la question.
— Et on ne le pourra pas.
— Pourquoi donc ?
— Elle a quitté le pays.
— Comment ça ?
— J’ai lu ça dans le journal d’hier, dit-elle en reprenant son cahier. Elle devait embarquer sur un bateau à Montréal, à destination de l’Angleterre. Officiellement, un simple voyage… mais à en juger par le ton de l’article, elle ne comptait pas revenir de sitôt.
Elle s’arrêta soudainement, puis parla d’une voix plus douce :
— Elle ne fuit pas seulement Ottawa avec quelques robes neuves. Dans sa malle, il y a bien plus que du satin ou de la dentelle. Elle y glisse des secrets. Des secrets peut-être trop lourds pour flotter encore ici.
Miss Dupuis demeura un moment immobile, les mains croisées sur ses cuisses, le regard fixé sur un point invisible dans la pièce. Les paroles échangées auparavant semblaient avoir laissé dans l’air un sillage d’incertitude. Puis, dans un souffle discret, elle demanda :
— Et toi, où en es-tu avec Cartier ?
Robinson leva les yeux, sans répondre aussitôt. Il pivota légèrement sur son fauteuil, la pipe éteinte toujours à la main. Il semblait peser les mots avant de les offrir, attentif à l’équilibre du silence, à la justesse du moment.
— Ah, Cartier… c’est une tout autre affaire. Comme tu le sais, lorsque je l’ai rencontré, il doutait que le Fenian qu’on a arrêté soit véritablement l’assassin de D’Arcy McGee.
— Pourtant, le gouvernement tout entier a déjà crié victoire.
— Justement. C’est bien cela qui me trouble. Si Cartier, l’un des hommes les plus puissants du pays, laisse entendre qu’il y a erreur sur le coupable, c’est qu’il en sait plus qu’il ne veut bien l’admettre. Et il s’est bien gardé de m’en dire davantage.
— Quel est ton objectif, Silas ? demanda-t-elle, en se penchant légèrement vers lui, un souci perceptible dans ses yeux. Je te connais. Tu mijotes quelque chose.
— Cartier m’a glissé, à demi-mot, qu’il faudrait peut-être chercher ailleurs… que la vérité ne se trouvait pas du côté de la foule hurlante, mais dans les couloirs feutrés du pouvoir. J’ai eu la curieuse impression qu’il me poussait vers une piste… sans me la montrer.
— Tu crois qu’il y a un lien entre ce meurtre et les rivalités politiques ?
— C’est une hypothèse que je ne peux écarter. C’est pourquoi j’ai besoin de parler à un vieil ami, Louis-Georges Brassard. Il est clerc à la Chambre des communes, discret, méthodique, et surtout, il entend tout ce qui ne se dit pas à haute voix.
— Et tu lui fais confiance ?
— Brassard a été mon adjoint sur ma toute première enquête, du temps où j’étais encore détective privé à Montréal. C’était un autre monde, une autre époque… mais il est resté le même : fiable, loyal, et attentif à tout ce que les autres négligent. Il ne parle jamais pour ne rien dire.
Miss Dupuis le regarda longuement, comme si elle cherchait à lire sous la surface de son visage. Puis, d’un ton plus doux :
— Je sens qu’il y a autre chose, Silas.
— Ah, Thérèse… n’y aurait-il pas un peu de sorcière en toi ?
— Mais je suis une gentille sorcière, ne t’en fais pas. Et je n’ai jamais aimé les balais.
Ils échangèrent un bref éclat de rire, vite étouffé par le retour du sérieux.
— J’ai été troublé, poursuivit Robinson, à la suite de ma rencontre avec le père Reboul.
— L’aumônier de Leamy ?
— Lui-même. Il le connaissait bien, et il m’a confié quelque chose que je ne m’attendais pas à entendre : Leamy était un proche de D’Arcy McGee.
— Assez proche pour partager ses ennemis ? Tu penses qu’il y a un lien entre les morts de D’Arcy McGee et de Leamy ?
— Voilà ce qui me ronge depuis hier. Et si Leamy n’avait pas été tué pour ses querelles avec Eddy ? Et si sa mort tenait plutôt à ce qu’il savait, ou à ce qu’il risquait de révéler, au sujet de son ami ?
— Ce qui signifierait que Leamy n’est pas mort par accident. Qu’on l’a fait taire.
— Exactement.
— Et Laviolette, dans tout cela ? Il ne serait qu’un pantin furieux, un homme blessé sans rapport avec l’affaire ?
— Peut-être. Peut-être pas. Mais je t’avoue que cette enquête commence à prendre une tournure qui ne me plaît guère.
— Tu dis toujours cela, Silas…
— Disons que j’aime avoir la bonne réponse. Et pour le moment, il y en a beaucoup trop.
Les deux détectives s’apprêtaient à se lever presque au même instant, comme mus par un accord tacite. Robinson, en se redressant, s’étira avec lenteur, ses épaules craquant sous l’effort. Il resserra la ceinture de son manteau d’un geste distrait.
— Bon, dit-il d’un ton qui se voulait léger, mais trahissait une lassitude contenue, il faut s’y remettre. Toi, direction Hull… Et moi, je vais m’enliser dans les méandres marécageux de la politique canadienne.
Miss Dupuis, qui boutonnait son manteau en veillant à bien lisser les pans de tissu, leva un sourcil sceptique, sans dissimuler l’ironie au coin de sa bouche.
— Tu dis cela comme si tu allais affronter une meute de loups affamés.
— Ce n’est pas si éloigné de la vérité, crois-moi. La politique et notre enquête ont ceci en commun : tout le monde ment, certains avec maladresse, d’autres avec un art consommé.
— Et ton ami Brassard ? Il se range parmi les habiles ou les honnêtes ?
— Brassard est un pragmatique. Il écoute le vent, il sait d’où viennent les courants et qui s’y noiera le premier. Il connaît les ombres qui remuent derrière les rideaux du Parlement. Et s’il a perçu quelque chose à propos de D’Arcy McGee que les rapports officiels ont omis, il me le soufflera… à sa façon.
Il s’interrompit un instant, l’air de quelqu’un qui aurait oublié ses clefs, puis ajouta d’un ton plus bas :
— Mais avant tout, je dois me présenter au détective O’Neill. Avec la lettre de Cartier. Il faut que je comprenne exactement comment s’est déroulée l’arrestation du Fenian, ce qu’ils ont réellement en main… ou ce qu’ils croient avoir.
— Pendant ce temps, j’irai à Hull vérifier si Laviolette était bien chez sa sœur le soir de la mort de Leamy. S’il ne l’était pas…
— Nous aurons un menteur de plus à notre tableau, conclut Robinson en rabattant les pans de son manteau.
— Et un suspect de plus, reprit-elle. Ensuite, je retournerai voir Ti-Louis.
— Tu crois qu’il détient quelque chose ?
— Je crois surtout qu’il en sait long… mais qu’il ne s’en rend même pas compte.
Elle glissa lentement ses mains dans ses gants, une à une, comme si elle préparait une scène, puis lança d’un ton faussement désinvolte :
— Et Eddy ? Tu es sûr que nous devrions le laisser tranquille ?
— Interroger un homme comme lui, c’est comme frapper un nid d’abeilles : ça ne garantit pas qu’on obtienne du miel, mais ça promet des piqûres.
— Tu crains qu’il ne dise quelque chose qui nous oblige à creuser ?
— Je crains surtout qu’il décide d’interférer. Ce genre d’homme ne supporte pas qu’on fouille trop près de ses affaires. Il a ses relais, ses moyens de pression. Il peut ralentir une enquête sans jamais en avoir l’air.
— Tant pis. Je comptais pourtant sur une conversation courtoise et un bon thé dans son salon.
— Tu m’inviteras plutôt à un thé quand tout cela sera terminé… quoique, à bien y penser, un cognac me tenterait davantage.
— Va pour un cognac, dit-elle en souriant.
Ils se regardèrent un instant, sans rien ajouter, mais dans ce bref échange muet, quelque chose passa, un accord profond, tissé de confiance, d’habitude, de respect sans besoin d’explication.
Puis ils s’éloignèrent chacun de leur côté, leurs pas s’effaçant dans le couloir comme deux lignes divergentes traçant la même énigme, à la poursuite d’une vérité fuyante, aussi insaisissable qu’un reflet sur l’eau.