Assassinat Sparks-Épisode 14

Dans une ruelle sombre

Robinson avait quitté Wade comme on s’extirpe d’un marécage aux eaux troubles. L’échange n’avait laissé derrière lui que des phrases bancales, des demi-aveux, rien de net, rien de prouvé. Aucune pièce, aucun document n’était venu étayer les propos de Wade. Mais les mots avaient été semés avec art, juste ce qu’il fallait pour fissurer les certitudes.

Un nom avait surgi. Robert Pinkerton. Un homme qui savait. Et ce qu’il savait ne concernait pas seulement quelques hommes de l’ombre ou de bas-fonds : cela remontait plus haut. Jusqu’aux ministres. Jusqu’au cœur même du pouvoir. Wade n’avait pas prononcé de phrases claires, mais il avait laissé entendre que Pinkerton détenait des informations capables de compromettre Macdonald, peut-être même Cartier. Des liens cachés. Des complicités. Des faits que ni l’un ni l’autre ne souhaiteraient voir exposés au grand jour. Certaines vérités, trop lourdes, devaient rester enfouies.

Robinson prit le parti d’agir sans tarder. Ce Pinkerton, il fallait le voir. Le reste attendrait.

Que valaient réellement les informations glissées par Wade ? Était-ce une main tendue ou un simple jeu de dupes ? Impossible à dire. Mais tant que cette rencontre n’aurait pas eu lieu, l’affaire resterait bancale, incomplète, une mécanique privée de son pivot.

***

Le jour déclinait. Il ne pleuvait plus. Mais l’humidité collait toujours aux murs. Robinson choisit de marcher. Pinkerton l’attendait quelque part dans la Basse-Ville. Pas le genre d’homme qu’on fait attendre. Les réverbères s’allumaient les uns après les autres, dispersant dans le brouillard une lumière jaune, maladive. Le détective traversa le Sapper’s Bridge. La pierre était encore luisante sous ses pas. Il laissa derrière lui les boulevards tirés au cordeau de la Haute-Ville, les façades nettes des ministères, les maisons des notables.

Plus il descendait, plus les rues se rétrécissaient, disparaissant sous une boue grasse. L’eau sale stagnait au creux des trottoirs. Devant les hangars, des ballots détrempés, des charrettes aux roues faussées. Des silhouettes voûtées, les mains au fond des poches, traînaient d’un pas lent.

Puis, il s’enfonça dans la Basse-Ville. Le bois des maisons avait noirci. Les murs lézardés pissaient l’humidité. Dans les ruelles, des gosses crottés pataugeaient dans les flaques, l’air absent. Quelques ombres filaient entre les bâtisses, silhouettes maigres, visages creusés. Le vent s’engouffrait dans les interstices, soulevant des papiers gras, des haillons oubliés.

Au coin d’une rue, un cabaret. Derrière les vitres crasseuses, un violon grinçait. On parlait fort. On riait faux. Des femmes maquillées, le châle à demi glissé, attendaient sous les porches, l’œil aux aguets.

Robinson descendait toujours, d’un pas régulier. Le chapeau enfoncé, le col du manteau relevé, le regard qui balayait les angles morts. À mesure qu’il avançait, les réverbères se faisaient plus rares, les ombres plus épaisses.

Rue Bolton. Le vieux marché n’était plus qu’à deux pas. Là, dans un recoin mal éclairé, il repéra la Maison Gilmour. Une pension de misère. L’enseigne branlait au bout d’une chaîne. Les fenêtres étaient opaques. Une odeur aigre flottait dans l’air. Un vieillard dormait sur une chaise vermoulue, les mains croisées sur un poêle éteint. Au-dessus de lui, les lettres effacées de Lodgings peinaient à dire ce qu’était cet endroit.

Il n’avait pas encore tourné la tête. Mais quelque chose dans l’air, un battement de pas trop calé, trop régulier, le mit en alerte. Une fréquence étrangère. Pas la sienne. Pas celle des passants croisés un peu plus haut.

Un réflexe, affûté par des années à filer et à être filé, raidit sa nuque. Il ralentit à peine, tendit l’oreille. Derrière lui : un froissement trop rapide. Une pause. Puis les pas reprirent, calqués sur les siens. Un mimétisme trop propre pour être innocent. Il n’était plus seul.

Il ne broncha pas. Ne fit pas mine de s’en apercevoir. Son allure resta la même. À chaque foulée, le bas de son manteau venait battre ses jambes. Ses bottes s’enfonçaient dans la boue grasse. D’un pas égal, il longea la façade décrépite de la Maison Gilmour sans s’arrêter. Pas même un regard, comme si ce n’était pas sa destination.

Encore quelques verges. Puis, brusque changement. Il bifurqua net à droite, s’enfonçant dans une ruelle étroite, encaissée, qu’il avait repérée. L’air y était plus lourd, saturé d’humidité. Les murs ruisselaient comme des parois de cave.

Il se glissa dans une anfractuosité, entre deux tonneaux éclatés, à demi dissimulé par l’ombre. Les yeux rivés sur le coude de la ruelle, il attendit.

Le silence s’étira. Une seconde. Deux.

Puis des pas précipités. Plus pressés. Plus sûrs. L’autre s’était cru malin. Il pensait avoir coincé sa cible.

La silhouette déboula dans la ruelle, haletante, le bras levé. Le canon d’un revolver brilla, l’espace d’un instant, sous la lueur fuyante d’un réverbère.

Mais Robinson était resté immobile. Tendu. Il jaillit d’un bloc, comme un ressort.

Le bras de Robinson fendit l’air et heurta l’avant-bras armé d’un coup sec, précis. Un cri étranglé. L’arme glissa aussitôt des mains de l’homme. Le revolver échappa à ses doigts crispés, tomba lourdement sur les pavés mouillés. Le métal tinta, roula sur quelques pieds avant de s’immobiliser dans une flaque grise.

Le souffle coupé, l’homme eut un sursaut, mais déjà Robinson l’écrasait contre le mur suintant, son épaule enfoncée dans sa poitrine. Il sentait sous lui le rythme désordonné du cœur de l’autre, son corps maigre qui luttait pour se dégager.

Ils glissèrent, les semelles raclant le sol boueux. Une mêlée brutale s’engagea. Les poings volaient, heurtaient les côtes, le ventre, les tempes. Le tissu des manteaux se tendait, se déchirait par endroits. Chaque impact résonnait d’un son mat, étouffé par l’humidité ambiante.

La ruelle semblait se refermer sur eux. Pas un témoin. Rien qu’un espace étroit, oppressant. L’air y était plus dense, chargé de la puanteur de la boue, du linge moisi, de la sueur.

Robinson planta ses jambes dans le sol, encaissa une volée de coups désordonnés. Le type était vif, nerveux, mais trop sec, trop léger. L’épaule du détective montréalais se heurta à la mâchoire de l’homme, un craquement s’ensuivit. Puis un crochet du gauche fendit l’air, percuta la tempe. Les genoux de l’autre plièrent. Avant qu’il n’ait le temps de se redresser, Robinson arma un direct et l’enfonça dans le ventre. Le râle qui s’échappa fut presque animal.

L’homme s’effondra, les genoux dans la boue, les mains tremblantes sur le sol poisseux. Il luttait pour aspirer un peu d’air, la bouche entrouverte, la poitrine haletante.

Robinson le saisit par le col, les doigts enserrant le tissu détrempé. Il le souleva comme un sac de toile, les jambes ballantes, puis le laissa glisser lentement contre le mur ruisselant, où l’homme resta prostré.

Un silence s’abattit. Seul le clapotement irrégulier d’une gouttière, plus loin, brisait le calme pesant. Un volet grinça faiblement dans le vent.

Robinson se pencha. Ses doigts fermes se refermèrent sur le revolver. Il le glissa dans la doublure de son manteau. Puis il ajusta son chapeau, redressa les pans humides de son manteau déchiré d’un geste sec.

Ses yeux se posèrent sur l’homme vaincu. L’œil gauche avait triplé de volume, violacé. La pommette portait déjà une tache sombre et luisante. Robinson resta un instant immobile, le regard dur.

— Robert Pinkerton, je suppose ? Enchanté de te connaître, Robert.

Robinson se pencha vers son opposant, toujours affalé contre le mur, jusqu’à ce que son visage frôle presque celui de Pinkerton.

— T’as voulu me tuer. Si tu me connaissais vraiment, tu aurais su qu’il ne fallait jamais tenter ta chance avec moi.

Le regard de Pinkerton s’enflamma. Encore sonné, il essaya de relever la tête. Du sang perlait à sa tempe.

— Va au diable, Robinson… Tu vas voir ce qui t’attend…

Le poing du détective s’abattit à nouveau, plus haut cette fois. La mâchoire de Pinkerton craqua sous le choc. Robinson lui posa la question :

— C’est Wade, hein ? C’est lui qui t’a dit où je serais ce soir ?

Le silence, puis un grognement. Robinson le secoua comme un sac de grains.

— C’est lui ? Parle, salopard !

— Wade, oui…

Robinson recula d’un pas, juste assez pour mieux caler son poing sous la gorge de Pinkerton. Il examina sa pommette tuméfiée, puis le fixa droit dans les yeux, la voix glaciale.

— Joli cocard que t’as là… Tu t’es fait ça en te cognant sur un réverbère, juste après avoir descendu D’Arcy McGee ?

— J’dirai rien…

— Oh que si. Tu vas parler, sale rat. Ou je te laisse ici, les os brisés, pour que les cochons de la basse-cour finissent le boulot.

Il abattit son poing dans les côtes. Pinkerton hoqueta, suffoquant, l’air sifflant dans ses poumons. Il tenta de rire, mais ce fut un râle rauque, teinté de sang.

— Tu sais rien, Robinson…

Robinson resta de marbre, puis décocha un crochet du droit, sec et précis, juste sur l’œil déjà gonflé et rougi de l’homme. La tête de Pinkerton cogna la brique. Il grimaça, les dents serrées.

— Je ne le répéterai pas. C’est toi ?!

— Invente ce que tu veux… Ça changera rien !

— Tu crois que je bluffe ? Que je suis venu pour faire la jasette poliment ?

Il le saisit par le col et le traîna sur la pierre humide. Le dos de Pinkerton racla le sol jusqu’à la marche en pierre d’une étable au fond de la ruelle. Robinson le redressa d’une main, la mâchoire en joue.

— T’as vu comment il est mort, D’Arcy McGee ? Une balle dans le crâne, la cervelle sur les marches du perron. Tu veux finir pareil ?

— Va au diable… maudit chien…

— Avec toi, ce sera plus long qu’une balle. Beaucoup plus long.

Pinkerton ferma les yeux. Son visage avait pâli. Sa respiration devenait sifflante, hachée. Une veine battait à sa tempe. Ses doigts, serrés sur le sol boueux, cherchaient un appui.

Robinson demeurait là, penché sur lui. Immobile. Le souffle régulier. Son regard ne quittait pas le visage de l’homme.

Sa voix claqua, basse :

— C’est toi qui l’as tué ?

Un temps. Long.

Les lèvres de Pinkerton tremblèrent. Il secoua faiblement la tête.

— Non… non… j’sais pas de quoi tu parles…

Robinson ne bougea pas. Sa voix retomba, plus froide encore :

— Mauvais choix.

Le poing de Robinson s’écrasa dans la mâchoire de Pinkerton. Sa tête partit en arrière, un jet de salive et de sang jaillit. Une dent, arrachée, voltigea, retombant mollement dans la flaque à leurs pieds.

Le silence se fit lourd. Le souffle de Pinkerton s’accéléra. Ses yeux s’ouvrirent, brillants de fièvre.

Robinson approcha davantage, son visage à quelques centimètres du sien.

— Je vais le redemander. Une dernière fois. C’est toi… qui l’as tué ?

Pinkerton déglutit, ferma les paupières. Un frisson secoua ses épaules. Ses lèvres se tordirent, cherchant un mensonge qui ne venait plus.

Puis, la voix brisée s’échappa :

— … J’l’ai pas fait seul…

— Mais t’étais là. C’est toi qui as tiré ?

Un temps de silence. Pinkerton trembla, ses lèvres ensanglantées remuèrent sans son. Puis la phrase, arrachée du fond de la gorge :

— … Ouais… c’est moi.

Robinson resta immobile. Puis il le lâcha. Pinkerton glissa contre le mur, les lèvres entrouvertes, le souffle haché.

— Pourquoi ? Pour l’argent ? La gloire ? Tu voulais marquer ton nom dans l’Histoire ?

— C’était pas pour moi… J’ai reçu l’ordre.

— De qui ?!

Pinkerton détourna la tête. Robinson la lui fit tourner d’un coup sec en le saisissant par les cheveux.

— Dis-le ! Qui t’a donné cet ordre ?!

— … Mon père.

Robinson le relâcha. Pinkerton s’effondra à genoux sur le sol crasseux.

— Ton père : Allan Pinkerton… Bon Dieu !

— Il disait que D’Arcy McGee devenait un obstacle. Il menaçait certains intérêts…

— Quels intérêts ?!

— Il ne m’a jamais tout dit. Seulement que… c’était pour le bien de l’Union.

— Des États-Unis ?

Pinkerton hocha lentement la tête. Il ajouta :

— Des ordres… des consignes venues d’en haut. Peut-être Washington. Le Département d’État… Mon père faisait parfois… le sale boulot pour eux.

Robinson s’accroupit et lui saisit le menton.

— T’as signé ton arrêt de mort. Et celui de ton père. Pour ce que vous avez fait, Ottawa, Montréal, tout le pays va se réveiller.

Pinkerton éclata d’un rire sec, malgré le sang aux lèvres.

— Tu crois vraiment qu’on va te laisser faire ? Pauvre fou de loyaliste.

— Qui ça, « on » ?

Pinkerton continua de rire, un rire sans joie, tiré d’un visage qui évoquait moins l’hilarité qu’un rictus d’outre-tombe. Puis il cessa de rire et se tut, le regard vide.

Robinson se releva lentement, le visage dur comme l’acier.

— Ce jeu-là, Pinkerton, je vais le retourner contre vous tous. Et ce soir, c’est moi qui décide.

Il s’arrêta, penché sur lui.

— Et Leamy ? C’est toi aussi ? Ce cheval affolé… tu crois que j’ai gobé ça ?

Pinkerton rouvrit les yeux. Rien de sa première insolence ne paraissait dans le regard.

— Il posait trop de questions.

Il cracha du sang.

— Il avait compris. Et c’était pas un homme à se taire.

Robinson ne dit rien. Puis se redressa, les traits fermés.

— Je vois.

Le silence pesait dans la ruelle. Seules les gouttes du toit ponctuaient la nuit. Pinkerton gisait toujours là, souffle court, visage en sang. Robinson s’approcha de lui.

— Tu vas répondre de tout ça. D’Arcy McGee, Leamy… Et pour trahison. Pour terrorisme. Tu travailles pour les Américains, et tout le monde le saura.

Pinkerton leva la tête, un sourire crevé au coin des lèvres.

— Tu crois vraiment que j’vais finir devant un juge ?

— Oh que oui. Et tu y iras sur une civière s’il le faut.

Robinson le souleva d’un bras ferme. Pinkerton laissa échapper un râle, les jambes molles… mais ce n’était qu’un leurre.

Au seuil de la ruelle, il se tendit comme un arc, donna un coup de genou sous la hanche de Robinson. Ce dernier vacilla.

— Bastard!

Pinkerton se dégagea et s’élança dans la nuit. Il courait mal, mais vite. Moins massif que Robinson, plus jeune et plus agile. Il filait entre les ombres, contournant les obstacles comme s’il avait fait ça toute sa vie.

— Reviens ici, salopard… !

Mais déjà il disparaissait, avalé par les rues sales et sombres, comme un rat dans les égouts.

***

Une demi-heure plus tard, Robinson gravit les marches de son hôtel, le pas lourd, le souffle encore heurté. Son manteau, détrempé, était maculé de taches sombres. À la manche gauche, le tissu bâillait, déchiré au coude. La chemise, froissée, portait la trace d’un coup trop près du col, un revers sec dont il sentait encore la brûlure. De la boue lui couvrait les bottes, remontait jusqu’au bas du manteau.

Son chapeau de travers. Un mince filet de sang séché barrait sa joue droite, tirant la peau à chaque mouvement. L’odeur qui montait de lui — humidité, pierre froide, métal âcre — trahissait la violence des minutes passées.

En franchissant le seuil, il croisa le portier. L’homme, une main sur le pupitre, resta un instant figé. Ses yeux s’arrondirent. Il recula d’un demi-pas, tirant instinctivement son veston pour dégager le passage, comme si la silhouette cabossée de Robinson risquait de souiller le tapis encore humide du vestibule.

Le détective ne dit rien. Il passa sans ralentir.

Dans le miroir terni de l’entrée, il s’arrêta brièvement. Le reflet lui renvoya un visage raviné : traits tirés, paupières lourdes, cernes creusés par l’épuisement. À gauche, une tache rougeâtre s’étendait déjà, annonçant une future ecchymose. Un filet de sang avait noirci à la commissure des lèvres.

Il souffla lentement par le nez, tenta de redresser les épaules, sans tout à fait y parvenir. Le portier, derrière lui, n’osait plus bouger.

— Maudit Pinkerton… lâcha-t-il dans un souffle rauque.

Sans un mot de plus, il se détourna, attaqua les marches une à une, l’échine droite, mais le pas plus pesant. Il portait sur lui l’empreinte de cette nuit : celle de la boue, des coups, et d’un jeu d’ombres dont il commençait tout juste à entrevoir les règles.

Trop tard pour reculer.

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