Assassinat Sparks-Épisode 15

Rideau Hall

Cet après-midi du 29 avril 1868, cela faisait plus d’une vingtaine de jours que le député Thomas D’Arcy McGee avait été assassiné, autant dire une éternité pour un détective chevronné comme Robinson.

Aujourd’hui, il était assis avec George-Étienne Cartier dans un petit salon où une bibliothèque aux étagères vitrées côtoyait un secrétaire de campagne et trois fauteuils crapauds usés. C’est ici que Lord Monck, le gouverneur général du Dominion du Canada, recevait ses invités politiques lorsqu’il était à Ottawa.

Les murs étaient décorés de gravures représentant Londres, Québec et des scènes militaires de la guerre de Crimée. La villa de style géorgien, sobre et solidement campée sur une hauteur boisée à l’est d’Ottawa, surplombait la rivière Rideau. Elle s’appelait Rideau Hall.

***

Le matin même, Robinson était sorti d’une échoppe de tailleur, à deux pas du canal, tirant distraitement sur les poignets d’une veste neuve, encore raide de pli. Dans un sac de toile, il traînait l’ancien manteau qu’il portait la veille : un tissu déchiré, souillé de sang et de boue, vestiges amers d’un affrontement manqué. Pinkerton lui avait filé entre les doigts. L’échec lui restait en travers de la gorge.

À présent, il portait un complet sombre et sobre, un gilet anthracite à revers étroits, une fine écharpe grise nouée à la hâte sous le menton. Il avait aussi remplacé son chapeau melon par un neuf, au feutre encore trop raide pour lui convenir.

Dans la poche intérieure de sa veste, bien pliée, reposait une feuille couverte de notes griffonnées sous un réverbère vacillant : noms, lieux, bribes d’aveux. Tout ce que Pinkerton avait laissé échapper avant de disparaître dans la nuit. Robinson avait consigné ces informations dans le dossier qu’il constituait depuis son arrivée à Ottawa, un dossier qui, désormais, pesait lourd dans sa sacoche de cuir.

L’affaire, pourtant, avait commencé autrement : par la mort trouble d’Andrew Leamy. Robinson s’était d’abord appuyé sur les notes précises de Miss Dupuis. Elle avait enquêté sans relâche, interrogeant les ouvriers de la scierie et les habitants de Hull, arrachant des réponses à des hommes peu enclins à parler à une femme, surtout quand elle posait les bonnes questions. Sa conclusion était sans détour : la mort de Leamy ne relevait pas d’une simple vengeance personnelle.

Et pourtant, une piste semblait prometteuse. Clarissa, fille de l’entrepreneur E. B. Eddy, avait été la maîtresse de Leamy. Pourtant, les suspects tombaient les uns après les autres. Laviolette, fiancé éconduit de Clarissa, possédait un alibi en béton : cloué chez sa sœur. Il avait vidé plus de bouteilles qu’il ne pouvait en compter. Quant à Ti-Louis, l’autre soupirant, c’était un simple d’esprit incapable de préméditer quoi que ce fût. Même s’il avait su pour la liaison, il n’aurait pas levé le petit doigt.

Robinson et Miss Dupuis avaient ensuite envisagé un autre suspect : E. B. Eddy lui-même. Rival acharné de Leamy, il avait déjà mis la main sur ses affaires. Un mobile ? Peut-être l’honneur, si l’industriel avait découvert la liaison de sa fille. Mais Miss Dupuis en doutait : la rumeur n’avait pas circulé. Même Rexie, la veuve de Leamy, n’en avait jamais soufflé mot. Selon elle, le secret était bien gardé.

À court de suspects, Robinson avait dû élargir son enquête. Une autre piste s’était dégagée lors de son entretien avec le père Reboul. Le prêtre lui avait confié que Leamy, profondément ébranlé par l’assassinat de Thomas D’Arcy McGee, parrain de sa petite-fille, s’était lancé dans ses propres recherches. Le député conservateur John O’Connor, proche de Leamy, lui avait révélé que celui-ci soupçonnait un complot d’une tout autre ampleur : un crime politique savamment déguisé. Et si, en fin de compte, les deux affaires se rejoignaient ?

Son entretien avec Cartier avait confirmé ses doutes sur un complot politique relatif à la mort de D’Arcy McGee. L’arrestation de Whelan avait été trop rapide, trop parfaite. Et ce nom revenait sans cesse : Reuben Wade, limier aux méthodes troubles, proche de Macdonald. Cartier n’avait pas nié. Il reconnaissait en Wade un homme efficace et dangereux.

Robinson avait alors envisagé plusieurs hypothèses. Un piège politique tendu par Cartier à Macdonald ? Peu probable. Un crime orchestré par Macdonald lui-même ? Difficile à croire, mais pas à écarter. Le premier ministre avait les moyens de briser ses adversaires sans recourir au meurtre.

Mais il restait une piste bien plus inquiétante : celle d’un assassinat commandité depuis les États-Unis. D’Arcy McGee comptait de puissants ennemis parmi les partisans de l’annexion. Des hommes qui n’auraient pas hésité à le faire taire. En cette année 1868, où les équilibres politiques restaient fragiles, rien ne pouvait être écarté.

Depuis sa confrontation ratée avec Pinkerton, Robinson avait maintenant la certitude que la piste américaine était la bonne. Il en avait fait part à Cartier ce matin même. Et, pour la première fois depuis le début de l’affaire, le ministre s’était montré ébranlé. À l’idée d’une implication étrangère, face au risque d’un scandale international, Cartier n’avait pas hésité : il avait exigé une entrevue immédiate avec le gouverneur général, Lord Monck.

***

Robinson et Cartier se trouvaient maintenant dans l’un des petits salons de Rideau Hall. Le détective s’était levé. Il était debout près d’une fenêtre embuée. Cartier était resté assis, la tête basse et les épaules voûtées.

La porte s’ouvrit sans hâte, et Lord Monck entra dans le petit salon.

C’était un homme de haute stature, à la silhouette droite malgré le poids des années. Son visage allongé, à la mâchoire volontaire et au nez aquilin, portait les marques discrètes de l’habitude du commandement, mais ses yeux, d’un bleu clair presque gris, conservaient une vivacité bienveillante, renforcée par la distinction naturelle de ses gestes. Une barbe taillée avec soin encadrait son menton, et son habit sombre, rehaussé d’un gilet de satin ivoire, trahissait autant l’aristocrate britannique que le fonctionnaire impérial.

Le gouverneur général, Lord Monck, demeurait l’incarnation la plus éclatante de la souveraineté britannique au Canada. Véritable mandataire de la reine Victoria, il exerçait, au nom de la Couronne, l’ensemble des prérogatives vitales à l’édifice politique : il sanctionnait les lois, nommait les ministres, convoquait ou dissolvait le Parlement et désignait celui que la Chambre des communes appelait à gouverner. Mais sa mission ne se limitait pas à ces actes solennels : dans l’ombre et avec une vigilance constante, il veillait à ce que le jeune gouvernement canadien demeurât fidèle au trône impérial et respectât la confiance sans laquelle l’ordre constitutionnel se serait effondré au premier souffle d’anarchie.

Cartier se leva. Robinson, déjà debout, se retourna à l’approche du gouverneur général. Celui-ci serra d’abord la main de Cartier, d’un geste cordial, presque chaleureux. Puis, se tournant vers Robinson, il lui tendit la main avec une réserve plus marquée, presque calculée.

— Monsieur Robinson, dit-il, quel plaisir de faire enfin votre connaissance. Votre réputation, croyez-le bien, vous précède jusque dans ces murs. Sir Edmund Head, que j’ai eu l’honneur de remplacer, m’a souvent parlé de vous, toujours en termes élogieux, bien sûr. Il n’avait pas tari d’éloges sur votre conduite lors de cette malheureuse affaire du soldat assassiné à Québec, il y a de cela quelques années. Une affaire bien délicate, si je me souviens bien… et fort habilement résolue.

Robinson s’inclina légèrement. Lord Monck lui désigna un fauteuil près de la cheminée, puis s’assit lui-même, tandis que Cartier reprit son fauteuil. Un domestique ferma doucement la porte.

— Pour tout vous dire, monsieur Robinson, je ne crains pas d’affirmer que vous êtes, à ce jour, le meilleur détective que compte ce jeune Dominion. Et j’ose espérer que nous pourrons mettre vos dons au service de la paix publique… dans une affaire qui dépasse à l’évidence le cadre d’un simple crime de rue.

Il croisa les jambes, joignit les mains sur son genou et pencha la tête, les yeux fixés sur Robinson.

— Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous avez appris jusqu’ici. Je suis tout ouïe.

Cartier prit la parole le premier.

— Si je vous ai demandé de recevoir monsieur Robinson, milord, c’est parce que c’est moi qui l’ai chargé, de manière officieuse, d’enquêter sur la mort du député D’Arcy McGee.

— Ah, dit Lord Monck en haussant légèrement les sourcils. Et pourquoi cette discrétion, George-Étienne ?

— Parce que j’avais des doutes. De sérieux doutes. L’arrestation de Patrick Whelan m’a paru trop hâtive. Trop… commode.

Lord Monck se tourna alors vers Robinson, le fixant d’un œil attentif, presque clinique.

— Et vous, monsieur Robinson, avez-vous partagé cette intuition ?

— Dès les premières heures, milord, répondit Robinson sans détour. Quelque chose sonnait faux. Le nom de Whelan a été livré aux policiers à peine une journée après l’assassinat.

— Livré par qui ?

— Un certain Reuben Wade. Un limier bien connu, trop connu peut-être, dans l’entourage du premier ministre Macdonald.

— Je connais cet homme de réputation. Une lame à double tranchant. Vous dites qu’il a désigné Whelan comme l’assassin ?

— Oui, milord. Trop vite, trop précisément. Et quand je l’ai interrogé, il a fini par céder. Il a admis avoir été payé pour fournir le nom d’un coupable tout désigné, un Fenian, si possible.

— Payé ? Par qui ?

— Il a d’abord prétendu l’ignorer. Il parle d’une enveloppe anonyme. On lui aurait simplement fait savoir qu’un coup se préparait, et qu’il faudrait un bouc émissaire, le moment venu. Il a affirmé ne pas connaître la cible. Il ne l’aurait apprise que le jour de l’assassinat.

— Et vous le croyez lorsqu’il affirme ignorer la cible du complot ?

— Sur ce point, oui. Wade est un opportuniste, pas un conspirateur. Il vend ce qu’on lui demande de vendre. Rien de plus.

— Donc, il ne savait pas qui l’avait payé ?

— Non, mais il connaissait le nom d’un contact à Ottawa qui en savait plus que lui.

— Et ce nom, il vous l’a donné ?

— Oui. Robert Pinkerton. Le fils du célèbre Allan Pinkerton.

— Pinkerton ? dit Lord Monck, incrédule. Vous êtes certain ?

— J’en ai eu la confirmation de vive voix. En allant interroger Pinkerton hier soir, j’ai failli y passer. Il m’attendait dans une ruelle de la Basse-Ville, armé de ceci.

Robinson ouvrit lentement sa besace et en sortit un revolver, un petit modèle Smith & Wesson calibre .32 qu’il déposa sur la table entre eux. Le métal noir semblait encore chargé de tension.

— Il voulait me tuer, poursuivit-il. Mais j’ai eu des réflexes plus rapides. Et, une fois entre mes mains… disons qu’il m’a fait des confidences…

— Et comment, au juste, êtes-vous parvenu à lui délier la langue ?

— J’ai appris à Montréal comment faire parler les vauriens. La méthode est éprouvée, croyez-moi.

Cartier eut un tressaillement discret. Lord Monck ne sourcilla pas, mais une lueur plus dure passa dans son regard.

— Et il a avoué ? C’est bien lui qui a tué D’Arcy McGee ?

— Oui, milord. Il a reconnu avoir tiré. Une balle dans la tête. Il a aussi ajouté qu’il n’aurait jamais fait cela de son propre chef.

— Alors, sur ordre de qui ? demanda Lord Monck d’une voix basse.

— De son père : Allan Pinkerton.

— Et son père aurait agi… seul ?

— Non. Le jeune Pinkerton a dit que son père avait reçu ses ordres de Washington. Des hauts responsables. Il n’est pas sûr de l’origine, mais assez élevé pour qu’on puisse parler d’un acte de guerre, selon moi.

Un silence pesant s’installa. Monck se leva, fit quelques pas vers la cheminée, puis se tourna vers eux, le visage grave.

— Vous l’avez arrêté, je suppose, et remis aux autorités ?

Robinson baissa la tête et avoua d’un air penaud qu’il lui avait échappé. Il ajouta :

— Il est sûrement loin à l’heure actuelle, peut-être de retour aux États-Unis.

Lord Monck continua à marcher de long en large dans le petit salon, l’air soucieux.

— Si ce que vous avancez est vrai, monsieur Robinson… nous sommes en présence d’un acte de sabotage politique. Un assassinat commandé par une puissance étrangère.

— C’est ce que je crois, milord, dit Cartier. Et cela signifie que le Dominion n’est pas seulement vulnérable de l’intérieur. Il est observé… et jugé… de l’extérieur.

— Nous avons une poudrière entre les mains, George-Étienne. Et il va falloir décider très vite si nous l’éteignons… ou si nous la faisons exploser avec méthode.

Lord Monck demeura un instant pensif. Puis, se tournant vers Cartier, il posa la question d’un ton calme, mais perçant :

— Mais dites-moi, George-Étienne… pourquoi les États-Unis auraient-ils voulu faire tuer Thomas D’Arcy McGee ? Un député, aussi brillant fût-il, reste un homme parmi d’autres. Pourquoi lui ?

Cartier échangea un bref regard avec Lord Monck avant de répondre.

— Parce qu’il était devenu bien plus qu’un député, milord. Il incarnait une idée. Et cette idée dérangeait.

— Laquelle, précisément ?

— Le loyalisme. D’Arcy McGee avait rompu avec le républicanisme de ses jeunes années. Il s’était mué en fervent défenseur de la monarchie constitutionnelle britannique. Il ne s’en cachait pas : il dénonçait ouvertement les institutions américaines, les qualifiant d’instables et impropres à garantir l’ordre et la liberté durablement.

— Cela n’est pas un crime, fit Lord Monck, sourcil haussé.

— Non, répondit Cartier. Mais cela offense. En particulier à Washington, où certains le voyaient comme une épine dans le flanc, un loyaliste qui parlait trop haut contre leur modèle républicain et qui ralliait les esprits autour d’une cause monarchique.

— Mais pourquoi le tuer ? demanda Robinson.

— Je sais que nos amis du Sud n’ont pas une bonne perception de la politique du Canada, dit Lord Monck. Je suis persuadé que, dans certains milieux politiques, on avait l’impression que D’Arcy McGee était plus fort qu’il ne l’était en réalité. On croyait qu’il était sur le point de prendre le pouvoir.

— Mais voyons, c’est absurde ! dit Cartier. D’Arcy McGee était isolé politiquement, il n’aurait jamais eu les appuis pour devenir premier ministre.

— Nous, nous le savons, George-Étienne, mais pas eux… Je connais bien ces politiciens de Washington. Certains ont peut-être pensé qu’il suffisait de le faire taire pour affaiblir cette vision. Pour que les choses reprennent leur cours « naturel », que l’annexionnisme puisse progresser sans entraves.

— Un assassinat politique, dit Robinson à voix basse.

Les trois hommes n’osèrent pas se regarder. Ils gardèrent le silence pendant un moment, jusqu’à ce que Lord Monck ajoute :

— Messieurs, nous ne faisons plus face à une simple affaire criminelle. Ce que vous me décrivez ici… c’est un acte de guerre.

Lord Monck avait repris place dans son fauteuil. Il fit tourner lentement le verre d’eau qu’il tenait entre ses doigts, avant de relever les yeux vers ses interlocuteurs.

— Il y a longtemps que certains, à Washington, lorgnent notre territoire comme s’il leur était dû, dit-il d’un ton pensif. J’ai lu les discours de William Seward, le secrétaire d’État. Déjà en 1860, il prédisait que l’Ouest canadien tomberait dans leur giron, tout naturellement, comme on cueille un fruit mûr.

— Il n’a jamais caché ses ambitions, répondit Cartier. L’achat de l’Alaska n’était qu’un premier pas. Il le voyait déjà comme un flanc ouvert vers la colonie de la Colombie-Britannique. Et tant que D’Arcy McGee portait la voix de la monarchie et de son attachement à la Couronne, cela jetait de l’ombre sur leur récit. Un Canada uni, fidèle à Londres, ce n’était pas dans leurs plans.

— Non, dit Lord Monck en hochant lentement la tête. Et surtout pas sous la conduite d’un homme aussi éloquent que D’Arcy McGee. Sa loyauté n’était pas feinte. Il en faisait une doctrine. Une résistance intellectuelle à la Manifest Destiny.

— Et cela, dit Cartier, les États-Unis ne l’ont jamais toléré bien longtemps. Pas ouvertement, certes, mais voyez ce qu’a fait le président Johnson : suppression du traité de réciprocité, tolérance envers les raids fenians, hostilité rampante à l’égard de tout ce qui portait l’empreinte britannique.

— Johnson ne prônait pas l’annexion à voix haute, fit remarquer Lord Monck. Mais il n’a rien fait pour la décourager non plus. Et il ne faut pas être naïf : la fin du traité de réciprocité en 1860 n’était pas un simple accident commercial. C’était un coup porté au cœur économique de notre Dominion.

— C’est dans ce climat que D’Arcy McGee a prononcé ses derniers discours, dit Cartier. Chaque mot contre l’annexionnisme, chaque dénonciation du républicanisme, pouvait être perçu comme une provocation.

Lord Monck hocha de nouveau la tête, pensif.

— Et s’il a été assassiné, ce n’est pas parce que le député menaçait un homme… mais parce qu’il menaçait une ambition. Il incarnait un rempart contre la dissolution de notre identité nationale. Et les remparts, parfois, on les fait sauter.

Lord Monck s’arrêta de parler, sujet à une intense réflexion. Il finit par ajouter :

— Vous comprenez, George-Étienne, pourquoi cette affaire ne saurait rester confinée à un bureau de procureur. Si nous ne maîtrisons pas le récit de ce meurtre, d’autres le feront à notre place.

— Nous allons devoir choisir, milord : étouffer cette affaire… ou la porter au monde comme une preuve de notre souveraineté naissante.

Lord Monck retomba de nouveau dans le silence, les doigts joints sous son menton. Il contemplait le revolver posé sur la table, comme si l’arme pouvait encore lui livrer les intentions de celui qui l’avait portée. Puis, lentement, il se redressa.

— Si les soupçons que vous formulez sont fondés, Robinson… alors il faut s’attendre à ce que Washington nie tout en bloc.

— C’est à peu près certain, milord, dit Cartier. Bien qu’ils aient peut-être toléré, voire approuvé cette opération, ils ne l’admettraient jamais. Pas officiellement.

Lord Monck se leva de nouveau, les mains croisées derrière le dos, et se tourna vers la fenêtre où le ciel gris d’avril pesait sur les jardins détrempés de Rideau Hall.

— Tôt ou tard, ils chercheront un terrain d’entente, reprit-il. Un apaisement. Un traité. Quelque chose qui réglerait ces contentieux. Pêche, frontières, compensations… et ce qu’ils appellent « l’avenir naturel » du Canada. Mais si ce jour vient, il faudra que nous soyons prêts à y entrer non pas en vaincus, mais en partenaires. Souverains dans nos choix.

— Encore faut-il que le Canada existe toujours à ce moment-là, dit Cartier doucement.

Lord Monck se retourna, et son regard se posa à nouveau sur Robinson.

— Voilà pourquoi votre travail est crucial, monsieur Robinson. Ce que vous avez découvert est peut-être la première carte d’un jeu plus vaste.

Lord Monck revint lentement vers la table. Il tendit la main et, sans se presser, saisit le revolver posé là. Il le contempla un moment, le poids bien réel entre ses doigts gantés, le tourna lentement dans sa paume comme s’il en jaugeait la portée.

— Un Smith & Wesson, dit-il pensivement. Arme américaine. Tir propre, rapide… un instrument conçu pour le guet-apens, pas pour le duel.

Il releva les yeux vers Robinson, puis vers Cartier.

— Ce n’est pas une simple pièce à conviction, messieurs. C’est un message. Et je compte m’en servir comme tel.

Cartier plissa les yeux.

— Que comptez-vous faire, milord ?

Lord Monck s’avança d’un pas, le revolver encore en main.

— Je vais en envoyer une photo à Washington. Par canal diplomatique. Accompagnée d’un courrier scellé, rédigé en termes choisis, mais sans ambiguïté. Le gouvernement britannique et, par extension le Dominion du Canada, le savent. Nous savons qu’un attentat a été fomenté. Que des agents américains y sont mêlés. Et que des preuves existent, matérielles comme humaines.

Robinson haussa légèrement les sourcils.

— Vous croyez qu’ils se laisseront impressionner ?

— Non, répondit Monck. Pas tout de suite. Ils nieront, comme toujours. Mais ce que je leur propose, ce n’est pas une accusation… c’est un choix.

Il marqua une pause, le regard plus acéré.

— Soit ils s’assoient à la table, un jour prochain, pour conclure un véritable traité, large, structurant, digne de deux puissances en devenir. Soit… nous portons cette affaire devant l’opinion publique internationale. Imaginez l’impact, messieurs, si l’on révélait que l’assassinat d’un député canadien, loyal à l’Empire, a été commandité depuis le sol américain, par un réseau mêlant détectives privés, anciens agents de guerre et intérêts politiques non avoués. Ce serait un désastre pour Washington. Un coup porté à leur image dans une Europe déjà méfiante.

— Et au moment même où ils cherchent à reconstruire leur pays, ajouta Cartier. À redorer leur prestige.

— Exactement, confirma Lord Monck. Ils veulent un traité ? Très bien. Mais ce sera aux conditions d’hommes qui savent ce que vaut la paix… et ce que coûte le silence.

Lord Monck déposa le revolver sur la table avec une précision presque cérémonielle et fit quelques pas, mains croisées dans le dos, songeur.

— Ce revolver, c’est leur rappel : nous avons retrouvé l’arme et nous savons qui a tiré.

Robinson, resté jusque-là en retrait, se redressa brusquement dans son fauteuil. Son visage, d’ordinaire impassible, s’était tendu ; une lueur sombre traversait ses yeux.

— Pardon, milord… mais est-ce bien là votre intention ? Envoyer la photo d’une arme comme un message symbolique ? Agiter une menace, puis enterrer l’affaire pour le bien des équilibres diplomatiques ?

Lord Monck s’interrompit, surpris par le ton du détective, et tourna lentement la tête vers lui.

— Vous semblez outré, monsieur Robinson. Je vous croyais homme de discernement.

— Je suis homme de justice, milord, pas de compromis.

Un silence pesa dans la pièce. Cartier fronça légèrement les sourcils, prêt à intervenir, mais Robinson poursuivit, implacable :

— Alors, ce serait cela la fin de cette enquête ? Oublier l’assassin de Thomas D’Arcy McGee ? Reléguer son nom aux marges des dépêches diplomatiques ? Le réduire à un pion dans une négociation future ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, répondit Lord Monck, le ton toujours mesuré.

— Non, mais c’est ce que vous préparez. Et je ne peux l’accepter.

Il se leva et planta son regard dans celui du gouverneur.

— Et ce n’est pas tout. Un autre homme est mort.

Lord Monck échangea un regard rapide avec Cartier.

— Et quel rapport cela a-t-il avec l’affaire D’Arcy McGee ?

— Tout. Il s’agit d’Andrew Leamy, un ami de D’Arcy McGee. Il savait quelque chose. Il avait des doutes sur l’assassinat de son ami. Et maintenant, il est mort.

— Vous pensez qu’il a été éliminé ? demanda Cartier, la voix basse.

— J’en suis certain. Pinkerton a même avoué le meurtre. On a fait taire Leamy parce qu’il en savait trop. Et si nous gardons le silence à notre tour, nous devenons complices. D’Arcy McGee, Leamy, peut-être d’autres encore… Combien faudra-t-il de morts avant que l’on cesse de « composer » avec Washington ?

Lord Monck s’était figé. Le regard toujours posé sur le revolver. Finalement, il regarda Robinson avec une gravité profonde.

— Vous comprenez, monsieur Robinson, que je cherche à préserver plus qu’une vie : un pays. Mais je vous entends. Et je ne suis pas insensible à votre colère.

— Ce n’est pas de la colère, milord, dit Robinson. C’est une question de justice.

Un silence glacé s’installa dans le petit salon. Le feu crépitait faiblement dans l’âtre, comme pour rappeler que, dehors, avril n’était qu’un hiver qui n’avait pas dit son dernier mot.

— Et Whelan ? continua Robinson. Que va-t-il lui arriver, maintenant que nous savons qu’il n’a rien à voir dans ce meurtre ?

Lord Monck se tourna lentement vers Cartier.

— George-Étienne, trouvez-lui le meilleur avocat du pays. Je veux que sa défense soit exemplaire. Avec un peu de chance, il sera acquitté.

— Je m’en chargerai, dit Cartier d’une voix neutre.

Robinson ferma les yeux un instant.

— Et Leamy ? murmura-t-il.

Cartier baissa les yeux.

— Officiellement, c’est un accident. Une chute malheureuse dans la nuit. La presse n’en dira pas plus.

Robinson acquiesça lentement. Tout était clair à présent. Il n’avait plus le choix. Il comprenait ce qu’on attendait de lui : non pas la vérité, mais le silence.

Lord Monck s’avança de quelques pas, les mains croisées dans le dos. Il s’approcha tout près de Robinson. Il le regarda fixement de ses yeux de glace.

— Ce que vous avez découvert, monsieur Robinson, est désormais un secret d’État. Si vous veniez à en parler publiquement, à quelque niveau que ce soit, vous vous exposeriez à des accusations très graves. Trahison, divulgation de renseignements sensibles… et les conséquences qui en découleraient.

Robinson serra la mâchoire. Il ne répondit pas tout de suite.

— Est-ce cela, alors ? Un bâillon au nom du Dominion ?

— Non, dit Lord Monck doucement. Une muraille. Le prix de l’indépendance. Il y a des vérités qui font tomber les naissances avant qu’elles n’aient eu le temps de grandir. Et nous sommes encore un pays fragile.

Cartier, qui jusque-là était resté silencieux, s’avança à son tour, la voix un peu rauque.

— Je suis désolé, Silas. Vraiment. Mais je soutiens la décision de Lord Monck. Pour le bien du Canada.

Robinson hocha lentement la tête. Il comprenait. Mais cela ne voulait pas dire qu’il acceptait.

Lord Monck s’éloigna vers la porte, puis se retourna une dernière fois.

— Messieurs, je vous remercie de votre loyauté. Ce que nous faisons aujourd’hui n’est pas sans poids. Mais il arrive que gouverner, ce soit choisir entre deux formes de chute.

Cartier inclina brièvement la tête.

— Au revoir, George-Étienne. Au revoir, monsieur Robinson.

Robinson resta un instant figé. Puis il inclina légèrement la tête, sans dire un mot.

Lorsque Monck eut quitté le salon, Cartier et Robinson restèrent seuls. Ils échangèrent un long regard.

— Je vous raccompagne, dit Cartier.

— Non. Je préfère marcher seul.

Robinson sortit de Rideau Hall.

***

Le vent d’avril s’était levé, mordant et traître, soulevant les pans du manteau détrempé du détective. Le ciel, bas et gris, semblait vouloir s’écraser sur la ville. Des corneilles croassaient dans les arbres dénudés du parc, comme des sentinelles moqueuses.

Robinson marcha sans hâte, les mains enfoncées dans ses poches, la tête lourde. Chaque pas dans la boue détrempée résonnait comme un rappel : il savait. Et il ne pourrait jamais parler.

Le silence qu’on lui imposait, il l’avait accepté, à contrecœur, pour sauver une nation qui n’était pas encore née, pour protéger un équilibre précaire que d’autres avaient choisi de préserver à tout prix. De toute façon, avait-il le choix ? Mais cela ne changeait rien au fond : D’Arcy McGee était mort, Leamy aussi, et les coupables, les vrais, ne seraient jamais traduits devant aucun tribunal.

Il se retourna et vit derrière lui le bâtiment de Rideau Hall, vaste maison d’ombres et de secrets, qui disparaissait peu à peu entre les branches noires. Devant lui, les rues boueuses de la Basse-Ville reprenaient leur rumeur de misère et de chevaux fatigués.

Il s’arrêta un instant au bord du chemin. Loin, au nord, la rivière des Outaouais roulait ses eaux froides. Le vent portait encore, par moments, un parfum d’hiver.

Robinson serra les poings. Puis il reprit sa marche.

Il ne regarda plus derrière lui.

FIN

8 réflexions au sujet de “Assassinat Sparks-Épisode 15”

    • Effectivement, Louise, j’ai découvert en faisant mes recherches qu’il y avait d’étranges similitudes entre le milieu du 19e siècle et aujourd’hui. Merci de ta fidélité et de la joyeuse fête à toi.

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