Faubourg-Chapitre 2

Le Dr Douglas au Morrin Center

Vous pouvez vous procurer dès maintenant le livre « La morte du Faubourg Saint-Louis » en version papier et numérique en cliquant ici.

Silas Robinson et Nolan Keating étaient assis en silence dans la petite auberge anonyme près de la rue Saint-Jean. Ils attendaient leur bière. Le barman contourna le comptoir avec deux brocs de bière bien mousseuse. Il les déposa sur la table sans rien dire, le visage maussade. Après avoir ramassé les quelques pièces que Nolan avait laissées, il repartit, toujours aussi bougon.

Les deux hommes prirent chacun une bonne rasade en se regardant. Finalement Robinson entama la conversation.

— Qu’est-ce qui se passe, Nolan ?

— Ah, M. Robinson…

— Je t’en prie, Nolan, appelle-moi Silas. Tu peux me tutoyer aussi. Nous ne sommes pas au bureau, là.

— Oui ! Bon ! Eh bien… Silas, il se passe quelque chose… De pas très joli…

Robinson comprit, par les hésitations de Nolan, le sérieux de la situation. Il attendit encore un peu que son interlocuteur veuille bien continuer.

— Oui ! Bon ! Vous… Tu connais bien notre chef, Patrick O’Connell ?

— « Bien » est un grand mot. Je le connais moins que toi.

— Oui, mais vous avez eu des contacts ensemble après l’affaire de la Caserne des Jésuites.

— C’est vrai. Nous nous sommes écrit plusieurs fois. Il est même venu nous voir à Montréal avec son épouse.

— Donc, tu connais aussi Alma ?

— Effectivement. Je ne l’ai vue qu’une seule fois. Mon épouse Rosalie et elle se sont très bien entendues.

— Et bien…

— … Qu’est-ce qui se passe, Nolan ?

— Et bien… Elle est morte.

— Morte ! Alma ! Comment cela ?

— Vous n’êtes sans doute pas au courant, mais il y a eu un grand incendie samedi dernier dans le quartier où Patrick et Alma habitaient.

— … Et alors ? Leur maison a été détruite ?

— Non, pas détruite. La terrasse Stadacona où ils habitaient a été sauvegardée du feu parce qu’elle était construite en pierres.

— Que s’est-il passé alors ?

— Eh bien… En voulant évacuer l’immeuble, les policiers… L’ont retrouvée… Morte dans son salon.

— Morte dans le salon ! Comment cela ? La fumée ?

— Justement, non. Elle avait le visage ensanglanté, tuée par un coup violent à la tête.

— Ça, par exemple !

Un long silence s’établit entre les deux hommes. Robinson finit par reprendre.

— Pourquoi Patrick ne m’a-t-il pas averti ? Pauvre Alma ! Et pauvre de lui ! Il semblait très amoureux de son épouse… Du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre.

— C’est là que les choses se compliquent, Silas. Patrick a été suspendu de ses fonctions. Il est en résidence surveillée et n’a pas l’autorisation de communiquer avec personne.

— En résidence surveillée ? !…

Robinson semblait abasourdi par cette nouvelle. Puis, il regarda Nolan dans les yeux et lui dit, comme si la chose était évidente.

— Il est accusé du meurtre de sa femme ?

— Précisément… C’est cela…

Le détective montréalais regarda son broc de bière. Il sembla réfléchir intensément, puis il ajouta.

— D’où peut bien venir cette accusation ?

— La question plus juste serait : de qui plutôt…

— Du chef de police Bureau ?

— Vous avez tout compris. Le chef de police déteste littéralement Patrick. 

— Et cette aversion est réciproque, si je me souviens bien.

— Patrick, c’est bien vrai, a très peu de considération pour Bureau. Pourtant, il s’en accommodait du mieux qu’il pouvait. Mais cela allait de mal en pis du côté de Bureau. Le chef de police en veut à Patrick d’être plus compétent que lui et cela fait un bout de temps qu’il veut s’en débarrasser. 

— Il vient donc de trouver une bonne occasion.

— Je le pense, en tout cas.

— C’est terrible ! Je comprends maintenant pourquoi tu ne voulais pas que j’annonce ma visite à Québec. Et toi, Nolan, tu en penses quoi de cette accusation ?

— J’estime beaucoup mon chef, comme tu le sais. Silas. Je sais aussi comment il aimait son épouse et ses enfants. Je ne le vois pas se débarrasser ainsi de sa femme.

— D’autant que c’est un excellent détective. Il aurait sûrement trouvé d’autres moyens plus malins de commettre ce meurtre sans éveiller les soupçons.

— C’est aussi ce que je pense.

— Par-delà l’opportunité et les moyens, crois-tu Patrick capable de commettre un tel acte ?

— Nous avons vu tellement de choses horribles dans notre métier, n’est-ce pas, Silas. Toi et moi, nous avons mis en prison des gens que personne n’aurait soupçonnés d’être des meurtriers.

— C’est tout à fait vrai, ce que tu dis. Mais quelle est ta conviction profonde à propos de Patrick ?

— Je le connais assez bien pour affirmer sincèrement qu’il est incapable de commettre un meurtre, quel qu’il soit.

—… Même sous le coup de la colère ?

— Sûrement pas ! Patrick est un homme qui a un grand contrôle de lui-même et je ne l’ai jamais vu se laisser aller à des passions désordonnées.

Les deux hommes gardèrent le silence pendant plusieurs minutes. Ils ressemblaient à deux adversaires sonnés après la cinquième manche dans une arène de boxe.

— Donc, tu es convaincu qu’il n’a pas tué son épouse ? demanda Robinson.

— Au plus profond de moi, oui. C’est pour cela que je vous ai fait venir. J’aimerais que vous fassiez une enquête incognito à propos de ce meurtre. Est-ce que vous pensez que cela serait possible ?

— Ce que tu me demandes là…

— Je sais, je sais. Cela n’a rien de régulier ni de légal… Et de plus, vous risquez gros…

Robinson garda le silence.

— De mon côté, reprit Nolan, je fais ce que je peux. Mais comme vous vous en doutez, j’ai les mains liées. D’autant que mon collègue, Don, est loin de partager mon avis là-dessus.

— Il ne s’agit pas seulement d’une question de légalité, Nolan. Je devrai travailler à l’aveugle, sans les outils habituels de la police : perquisitions, interpellations, interrogatoires, archives et tout le reste. Dans ces circonstances, il sera très difficile de faire enquête.

— Je comprends. Un travail presque impossible… Je crois tout de même que Patrick vaut la peine qu’on s’occupe de lui.

— Tu as parfaitement raison… Je vais faire tout ce que je peux… Je vais me présenter comme un ami qui veut en savoir plus sur ce qui se passe.

— Vous pouvez compter sur moi pour les questions légales et judiciaires, même si je n’ai pas le droit de me mêler du dossier. 

— Qui a la charge du dossier ?

— Un certain Louis-Georges Robitaille. C’est Bureau qui nous l’a imposé après le départ de Patrick. Il semble complètement à la botte du chef de la police. Il s’agit sans doute d’un membre de sa famille, un neveu quelconque.

— Il y a eu une autopsie, évidemment ?

— Bien sûr. C’est le Dr Douglas qui s’en est chargé.

 — Ce cher Dr Douglas. Il n’était pas en Égypte ?

 — Il revient toujours passer l’été à Québec.

— Il habite toujours au Glenella Cottage ?

 — À ce que je sache, oui.

 — Je vais passer le voir.

Les deux hommes se levèrent de table à cette remarque. Avant de partir, Robinson dit à Nolan qu’il allait réfléchir à la meilleure façon de procéder et qu’il lui donnerait des nouvelles. Nolan le remercia chaleureusement, ému à l’évidence du geste du détective montréalais.

***

La pluie ayant commencé à tomber, Robinson choisit un Brougham, lequel protégeait mieux contre les intempéries. Le cocher, assis devant sur un siège surélevé, portait un ciré qui lui couvrait toute la taille et un chapeau imperméable. Des gouttes lui tombaient sur le visage. Il devait l’essuyer régulièrement avec sa main libre, celle qui ne tenait pas les rênes. Le détective lui donna l’adresse du Glenella Cottage. La maison était située à Beauport, ce qui faisait une bonne trotte pour s’y rendre.

Le Dr Douglas possédait plusieurs propriétés à Québec, mais celle qu’il préférait était ce cottage, situé dans un coin de pays qu’il fréquentait surtout en été. Il aimait la pêche et souvent allait à la rivière Montmorency taquiner le poisson. Lorsqu’il fut question de créer un hôpital pour aliénés, il acheta l’ancienne propriété du Colonel Gugy située tout près de son cher Glenella pour en faire l’Asile de Beauport.

Le détective montréalais avait connu le Dr Douglas lors de son enquête à Québec l’année précédente. Le docteur était un homme reconnu pour sa compétence et surtout son excentricité. Au fil du temps, il était devenu l’un des meilleurs spécialistes de l’Égypte. Il voyageait souvent dans ce pays et y avait fait plusieurs fouilles importantes. Il était même devenu un ami du Pacha. 

Robinson avait passé du bon temps avec le docteur à boire de son whisky et à se faire raconter ses aventures. Il appréciait grandement le bonhomme.

Le Brougham s’arrêta enfin en face du cottage du Dr Douglas. Robinson descendit, paya le cocher tout aussi trempé qu’au départ, lui demanda de l’attendre et courut se mettre à l’abri sous le toit de la galerie. Il jeta un coup d’œil à gauche et à droite en attendant qu’on vienne lui ouvrir. Le docteur lui-même vint l’accueillir. C’était un homme impressionnant. Grand et plutôt élancé, il devait avoir dans la bonne soixantaine. Des cheveux frisés et surtout une immense barbe poivre et sel cachaient en partie un visage d’où ressortaient des yeux bruns inquisiteurs sous des sourcils touffus. Seul un chapeau colonial lui manquait pour qu’il ait l’air d’un véritable aventurier.

— Robinson ! Eh bien, il y a un bon bout de temps que nous nous sommes vus !

— Comment allez-vous, docteur ?

— Très bien, très bien. Vous êtes à Québec depuis longtemps ?

— Je suis arrivé aujourd’hui.

— Mais entrez donc, je vous en prie. Cela me fait vraiment plaisir de vous revoir.

Robinson pénétra dans le salon qui n’avait pas changé depuis l’année dernière.

— Où sont donc vos momies ? demanda-t-il au docteur.

Le docteur Douglas avait l’habitude de sortir les momies qu’il avait découvertes en Égypte et de les installer sur des chaises à bascule sur sa galerie. Le fait était célèbre à Québec. On en parlait régulièrement dans les journaux.

— Je les rentre quand il pleut. Je viens de les mettre au lit.

« Leur lit » : c’est ainsi que le docteur appelait les deux tombeaux qu’il avait récupérés en même temps que les momies lors de ses fouilles.

— Elles seront plus confortables que sous la pluie, cela me semble évident.

Le docteur prit Robinson par l’épaule et l’entraîna gentiment dans le salon en l’invitant à s’asseoir. Puis, il alla chercher deux verres et une bouteille sur le comptoir.

— Toujours ce bon vieux Glenlivet ?

— Quoi d’autre ?

L’une des dernières fois où ils s’étaient vus, les deux hommes avaient passé ensemble une soirée bien arrosée de laquelle le détective était ressorti plutôt amoché.

— Alors, que devenez-vous ? La dernière fois que nous nous sommes vus, vous aviez assisté à la mort de notre vieil ami commun, le Dr Morrin. Est-ce que je me trompe ?

— Vous avez raison. C’était bien triste, en effet.

Robinson prit une gorgée de l’excellent whisky du docteur et ajouta :

— Toujours aussi bon. Du 15 ans d’âge, évidemment.

— Évidemment ! Vous êtes venu à Québec pour voir des amis…

— En quelque sorte. Vous connaissez bien sûr Patrick O’Connell.

— Le chef des détectives de la ville de Québec ?

— Celui-là même.

— Nous avons eu à traiter plusieurs affaires ensemble. Il est très compétent.

— Peut-être savez-vous qu’il a perdu sa femme récemment ?

— Ah non ! Je n’étais pas au courant.

— Pourtant, j’ai appris que vous aviez fait son autopsie.

— Là, vous me surprenez. J’ai bien fait l’autopsie d’une femme cette semaine, mais je n’avais aucune idée que c’était l’épouse d’O’Connell. Je comprends maintenant pourquoi c’est son adjoint, et pas lui, qui accompagnait la dépouille.

— Cela vous embêterait de me donner le résultat de votre autopsie ?

— Nullement. Évidemment, votre démarche est officielle,

— Justement non. Je suis ici à titre personnel.

— Tiens donc ! Je pensais qu’encore une fois on vous avait demandé de venir faire l’enquête sur ce meurtre.

— Parce que c’est un meurtre ?

— Meurtre ou accident : en quoi cela peut-il vous concerner… à titre personnel ?

— Patrick est devenu un ami et j’aimerais pouvoir l’aider.

— Parce qu’il aurait besoin d’aide ? A-t-il quelque chose à voir avec la mort de son épouse ?

— C’est précisément ce que j’aimerais découvrir.

— Si je comprends bien, il serait accusé d’avoir tué sa femme ?

— Son chef de police a de très forts soupçons à son égard, au point où Patrick est en résidence surveillée actuellement.

— Et ce serait le résultat de mon autopsie qui aurait mis son chef sur cette piste ?

— Je le suppose, oui. Vous êtes certain que la femme a été assassinée ? Est-ce que ce ne pourrait pas être un accident compte tenu du chaos qui régnait lors de l’incendie ?

— Je suis certain qu’elle a été assassinée. Rien ne me laisse supposer que c’était un accident.

— Elle a été blessée à la tête, je crois ?

— Et c’est précisément le type de blessure qui me fait conclure à un meurtre. Si elle était tombée dans l’énervement du moment et s’était frappé la tête sur un meuble, la blessure aurait été très différente. Non ! Elle a été frappée avec un objet contondant plutôt lourd qui lui a fracassé le crâne par-derrière. Il y avait encore des morceaux de cervelle qui sortaient de la blessure. À part de tomber du cinquième étage d’un immeuble, aucune chute ne pourrait donner ce résultat.

— Êtes-vous en mesure de me dire vers quelle heure le meurtre s’est passé ?

— Quand le corps est arrivé à la morgue dans l’après-midi, je l’ai immédiatement examiné. Cela ne faisait pas plus de quelques heures qu’elle était morte.

— C’est donc dire que le meurtre aurait eu lieu entre 8 h et midi ?

— Je peux même être plus précis. Elle n’a pas pu être assassinée avant 9 h et pas plus tard que 11 h. Oui, c’est dans cette période de deux heures que l’assassinat a eu lieu.

— Vous en êtes certain ?

— Les indices ne trompent pas, la rigidité cadavérique notamment. L’heure de la mort est plus difficile à déterminer lorsque le cadavre à examiner est mort depuis plus de 24 heures. Or, ce n’était pas le cas de cette femme.

Robinson reprit une gorgée de son whisky. Le Dr Douglas fit le même geste par mimétisme. Ce dernier reprit.

— Vous ne croyez pas que O’Connell ait pu tuer sa femme ?

— Vous me connaissez assez bien, docteur, pour savoir que je m’appuie avant tout sur des faits lorsque j’enquête.

— Je crois vous connaître suffisamment aussi pour savoir que vous faites également confiance à votre intuition parfois. Ce fut le cas lors de votre dernière enquête à Québec.

— Oui, c’est vrai… Pour le moment, j’ai de sérieux doutes voulant que le meurtre ait été commis par Patrick. Peu de choses en somme permettent de penser qu’il a pu poser ce geste. Le mobile me semble inexistant. Il aimait son épouse et celle-ci le lui rendait bien.

— Et la jalousie ? Elle avait peut-être un amant ?

— Il faudra évidemment le vérifier, mais il y a aussi autre chose concernant les moyens. Je ne vois pas Patrick utiliser un moyen aussi grossier pour tuer son épouse. Il connaissait trop bien d’autres façons plus subtiles de le faire afin de ne pas éveiller les soupçons.

— Écoutez, Robinson, je ne suis pas policier. À titre de médecin légiste, je m’interdis de prendre parti dans les enquêtes de police. Je ne voudrais surtout pas faire des spéculations. Moi, je reste concentré sur les faits et les faits sont les suivants : elle a été assassinée. C’est tout ce que je peux dire.

— Je vous remercie, Dr Douglas. Vous m’avez déjà beaucoup aidé. Je vous demanderais un service : ne dites à personne que je suis venu vous voir pour vous parler de cet assassinat.

— Si je le faisais, vous seriez évidemment sur une pente savonneuse.

— Vous avez tout compris.

Robinson avait obtenu toutes les informations qu’il pouvait de la part du Dr Douglas. Il savait qu’il ne devait rien lui demander de plus. En le quittant, le docteur l’invita à le tenir informé de ses démarches. Robinson promit de la faire.

Vous pouvez vous procurer dès maintenant le livre « La morte du Faubourg Saint-Louis » en version papier et numérique en cliquant ici.