Faubourg-Chapitre 3

La Côte D’Abraham

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Tout juste sorti du cottage du Dr Douglas, Robinson prit la décision de se rendre directement chez O’Connell. Le cocher attendait patiemment. Il lui demanda de l’amener à la terrasse Stadacona sur la rue Saint-Louis, là où habitait son collègue. Il n’avait pas en tête l’adresse exacte, mais il s’en souviendrait lorsqu’il serait là.

Il pleuvait encore des hallebardes. Les habitants auraient sans doute préféré dire « qu’y mouillait à siaux ». Le cheval se mit à trottiner lentement, indifférent à l’eau qui lui coulait sur le poil. Le cocher quant à lui restait stoïque, philosophe, comme un Diogène hors de son tonneau. 

Arrivés en vue du Cap-Diamant, il traversa la rivière Saint-Charles par le pont Dorchester. Le cab se dirigea vers la Côte du Palais, mais il ne la monta pas, car la voiture se serait retrouvée sur les rues Buade et du Fort, lesquelles étaient pavées de dalles. Or, les chevaux détestaient trottiner sur ses pavés par grande pluie. Les sabots ferrés y glissaient constamment et l’animal risquait à tout moment de faire une chute fatale.

Le cocher se dirigea plutôt vers la côte d’Abraham. Le détective profita de cette occasion pour examiner le quartier Saint-Sauveur, là où s’entassaient les ouvriers surtout canadiens-français. Des rangées de petites maisons en bois gris et défraîchi sur un étage avec un toit à deux versants droits percé de lucarnes défilaient des deux côtés de la rue. Quelques étables et magasins brisaient ici et là la régularité. Ces maisons ne payaient pas de mine. Pourtant, des familles nombreuses y habitaient. Le quartier n’avait pas été épargné par des incendies du type du faubourg Saint Louis. Encore ici, on avait reconstruit rapidement à l’identique en espérant ne plus jamais connaître de telles catastrophes.

La côte d’Abraham présentait un avantage sur la côte du Palais. En terre battue, elle avait une pente plus douce. Par ailleurs, le chemin était plus long pour arriver à destination. Le cheval s’engagea sur la pente ; il ne rencontrait aucune difficulté à tirer le véhicule malgré la boue qui s’attachait à ses sabots.

Il devait être autour de 6 h lorsque le cab arriva sur la rue Saint-Louis. C’était généralement l’heure du souper pour les familles. Toutefois, Robinson trouvait important de battre le fer pendant qu’il était chaud. Il avait pris cette habitude lors de ses enquêtes. Il ne fallait jamais perdre de temps, car le temps était l’ami des coupables. Il savait évidemment qu’il allait trouver O’ Connell chez lui, puisqu’il était en résidence surveillée. Le détective montréalais, bien au courant de cette procédure judiciaire, n’avait aucun doute d’être reçu. Si la résidence surveillée interdisait à un prévenu de sortir sans permission, rien ne l’empêchait de recevoir des invités.

Robinson sonna à la porte en s’attendant à voir apparaître son collègue, mais c’est un autre qui vint lui ouvrir. L’homme dans la mi-trentaine n’était pas très grand, mais trapu. Le visage imberbe plutôt rond et les cheveux coupés court. Il avait les yeux bleus. Ses vêtements laissaient voir son statut social : un homme d’affaires ou un membre des professions libérales. 

— Qui êtes-vous ? dit-il en s’adressant avec brusquerie et sans aménité à Robinson.

— Je viens voir Patrick O’Connell. Je suis l’un de ses amis.

Sur les entrefaites, O’Connell se pointa rapidement derrière l’homme et dit par-dessus son épaule.

— Silas, mon ami, que fais-tu à Québec… ? Entre donc.

L’homme qui l’avait reçu se déplaça de mauvaise grâce sur le côté pour laisser passer Robinson. Ce dernier suivit O’Connell dans le salon, l’inconnu marchant dans ses pas. Ils s’assirent tous les trois dans des fauteuils plutôt cossus et O’Connell répéta sa question.

— Je suis venu voir quelques amis. C’est en allant rencontrer le Dr Douglas que j’ai appris la mauvaise nouvelle à propos de ton épouse.

O’Connell baissa la tête. Il semblait d’une tristesse sans nom. C’était pourtant un homme énergique et généralement optimiste. Maintenant, il semblait défait, détruit.

— Oui… Mon Alma adorée…, dit-il les larmes aux yeux.

Se reprenant un peu, il pointa de la main l’inconnu qui n’avait pas dit un mot jusqu’à maintenant et il ajouta.

— Laisse-moi te présenter Mr Langevin. Il vient m’assister dans…

O’Connell s’arrêta de parler, confus.

— Je suis son avocat, dit Langevin. Votre ami a besoin d’assistance juridique compte tenu des circonstances.

— Quelles circonstances ?

— Vous ne savez donc pas qu’il est accusé de meurtre ? Si vous avez rencontré le Dr Douglas, il a dû vous mettre au courant ?

Robinson garda le silence. O’Connell reprit.

— Ça s’est passé ici… Dans le salon… On l’a retrouvée baignant dans son sang…

Le détective se mit à pleurer sans retenue, et ce, pendant plusieurs minutes.

— Maintenant, on m’accuse de l’avoir tuée… Et de plus, on m’oblige à rester dans cette maison où Alma est morte. C’est insensé …! Insensé …!

Après encore un bon moment de silence, O’Connell finit par reprendre ses esprits. Il leva la tête vers Robinson et lui demanda.

— Tu restes à Québec pour la nuit, Silas ? Il y a de la place pour toi ici. Tu pourrais dormir dans la chambre d’amis.

— Je te remercie Patrick. J’ai réservé à l’hôtel Saint-Louis.

— Tu peux au moins rester à souper.

— Je ne voudrais pas te déranger. Tu dois t’occuper de tes enfants.

— Ils ne sont pas avec moi. Je les ai laissés chez mes beaux-parents.

À ces mots, Langevin se leva pour prendre congé de son client.

— On se revoit demain pour préparer votre défense.

— Merci, Mr Langevin, de vous occuper de mon dossier… Mais je n’aurai pas besoin de défense puisque je suis innocent.

Langevin le regarda d’un drôle d’air. Il alla prendre son imperméable et son chapeau sur la patère à l’entrée, puis sortit pour trouver un cab alors que la pluie continuait à faire rage.

— Qui est ce type, Patrick ?

— Tu ne le connais pas ? C’est vrai, tu es de Montréal. C’est l’ancien maire de Québec. Il est maintenant représentant élu à l’Assemblée législative du Canada.

— Et pourquoi un homme comme lui s’intéresse-t-il à ton cas ?

— Je n’ai pas trop compris non plus. Il s’est présenté à moi tout de suite après que l’on m’ait assigné à résidence…

— … Assignation que le chef de police Bureau a décidée, je suppose ?

— Tout juste ! Cet homme est infect. Cela fait plusieurs années qu’il veut ma tête… Et il va l’avoir si les choses continuent ainsi.

— Mais tu n’as sûrement pas assez d’argent pour payer ce prestigieux avocat.

— C’est l’autre surprise. Il m’a dit qu’il me défendait pro bono.

— Pro bono ? Gratuitement ? C’est très intrigant. Le connaissais-tu avant ?

— Pas du tout.

Sur ce, O’Connell se leva et alla remplir deux verres de whisky irlandais. Il en donna un à Robinson en disant.

— Je sais que tu préfères le whisky écossais, mais c’est tout ce que j’ai.

— Ne t’inquiète pas. Ça fera l’affaire. Quel drame épouvantable, Patrick. Tu tiens le coup ?

— Je n’ai pas le choix, Silas, il faut que je continue de m’occuper de mes enfants. Qu’arrivera-t-il sans leur mère ? Ils sont si jeunes.

— Heureusement que tes beaux-parents sont là.

— Oui… Si l’on veut…

— Comment cela ? Tu sembles douter ?

— Les Larquet sont des gens de la haute, tu sais. Lui est un homme d’affaires prospère de Québec. Il fait partie du cercle des personnes qui comptent dans cette ville. Je t’assure qu’il n’était pas très heureux de voir marier sa fille unique à un survenant comme moi, Irlandais de surcroît. Il avait espéré mieux pour elle, je t’assure.

— Et maintenant, quelle est son opinion ? Ça fait quand même, quoi, dix ans que tu es marié… Que tu étais marié ?

— Nous avons fêté notre huitième anniversaire de mariage le mois dernier.

— Et ton beau-père t’en veut encore ?

— Je n’en sais trop rien. On ne se voit pas souvent. La plupart du temps, c’est lorsqu’ils viennent chercher les petits ou qu’on va les leur mener. Les enfants étaient justement avec eux lorsque…

— … Lorsque le malheur a frappé.

— C’est ça. Alma devait aller à son travail au Music Hall le samedi matin. Je devais garder les enfants, mais j’avais une affaire en cours qui était urgente. Je suis parti tôt dans la matinée après avoir déposé les enfants chez mes beaux-parents.

— Alma était toujours l’administratrice de l’Académie de Musique de Québec.

— Toujours. Elle était très engagée dans différents projets. Ce samedi-là, elle devait préparer les aspects techniques pour une pièce de théâtre qui allait se jouer dans la soirée.

Robinson sembla réfléchir intensément, puis il dit.

— Tu as dit que tu avais une affaire en cours ?

— Nous étions sur une grosse affaire de contrebande d’alcool. D’habitude, la vente d’alcool illégal est limitée. Des habitants font bouillir leur bagosse dans un alambic maison et la revendent en douce à leur famille ou à leurs amis. Mais là, nous avons affaire à un marché d’envergure.

— J’ai cru comprendre qu’à Québec, il y a un fort courant qui cherche à interdire la vente d’alcool ?

— En effet, la charge est menée par les ligues Lacordaire soutenues par l’Église catholique. Il est de plus en plus difficile d’obtenir de l’alcool de bonne qualité en dehors des auberges et des tavernes, lesquelles sont très réglementées. Il est même question d’interdire complètement la vente libre de l’alcool.

— Ce qui a évidemment laissé libre cours aux contrebandiers.

— Nous avons commencé à être alertés depuis plusieurs mois de l’envergure du trafic. Nous avons découvert qu’il s’agit d’une bande de vauriens très organisée, d’anciens militaires, qui approvisionnent Québec à partir des îles de Saint-Pierre-et-Miquelon.

— Lesquelles sont des territoires français, et donc pas assujettis aux règlements rigides du Canada.

— Précisément. Cet alcool est de bonne qualité, pas de la bagosse. Il est vendu ici sous le nom de « Saint-Pierre ». Les contrebandiers font la navette régulièrement entre les îles et Québec, débarquent leurs marchandises en douce et repartent aussitôt. C’est un marché très lucratif.

— Tu t’intéressais donc de près à ces vauriens.

— Nous étions sur le point de démanteler la bande.

— Et comme par hasard… Un accident est arrivé à ton épouse.

O’Connell fut frappé par la phrase de Robinson.

— Tu penses ?… Tu crois que cette affaire a quelque chose à voir avec le meurtre d’Alma ?

— Comme tu sais, Patrick, il faut rester ouvert à toutes les hypothèses.

— Ce n’est pas possible. Comment peut-on être aussi méchant ou plutôt aussi bête pour s’attaquer à l’épouse d’un policier !?

— Ce n’est peut-être pas à elle qu’on en voulait.

— Tu crois qu’on voulait ma peau… à moi ?

Les deux hommes se regardèrent en silence pendant un moment. O’Connell ajouta :

— Ça ne se fait pas de s’en prendre à un policier.

— S’il y a beaucoup d’argent en jeu, certains sont prêts à tout. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre cela.

— Elle serait donc morte à cause de moi ?

— Qui savait que tu ne serais pas à la maison ce jour-là ?

— À part mes co-équipiers Nolan et Don, personne n’était au courant. J’étais en infiltration sur les quais et l’on ne voulait pas que cela s’ébruite. Normalement, je devais être à la maison pour garder les enfants. Les salopards !

— Attention, Patrick ! Ce n’est qu’une hypothèse, une théorie. Tu sais ce que je pense de l’effet d’œillères.

— Je me souviens bien. Il ne faut pas se mettre des œillères comme les chevaux si l’on ne veut pas laisser s’échapper le vrai coupable. Il faut rester l’esprit ouvert avec des yeux tout le tour de la tête.

— Voilà ! Peux-tu me dire autre chose sur tes enquêtes.

— Dans ma carrière, j’ai quand même arrêté plusieurs bandits ou meurtriers, mais rien de suffisamment important pour…

— … Pour …?

— Landry !

— Landry. C’est qui ce Landry ?

— Hector Landry. Je l’ai arrêté il y a quelques mois pour le meurtre d’un commis voyageur. Il a été condamné à être pendu, mais il s’est évadé de la prison de Québec il y a quelques jours. Landry, cet assassin ! On a même soupçonné un temps que ce n’était pas son premier meurtre, mais on n’avait pas d’autres preuves que celui de ce commis voyageur.

— L’a-t-on retrouvé ?

— Pas encore. Toutes les forces de police de Québec et d’ailleurs sont sur le qui-vive à propos de son évasion. Cet homme est dangereux et surtout…

— Surtout, quoi ?

— Quand il a été condamné, j’étais dans la salle. À un moment, il s’est tourné vers moi et a mis un doigt sous son menton en faisant semblant de s’égorger.

— Oui, bon ! Ce n’est pas la première fois que tu es menacé de la sorte. En ce qui me concerne, ça m’arrive régulièrement. Les criminels ne nous portent pas beaucoup dans leur cœur, comme tu le sais.

— Tu as raison. Mais encore là, mon Alma est morte quelques jours après son évasion. Une autre coïncidence ! Et je sais aussi, Silas, que tu n’aimes pas beaucoup les coïncidences,

— C’est vrai. Et là, il y en a deux autour du même drame. Il va falloir tirer cela au clair.

— Que peux-tu faire ? Tu ne peux pas enquêter sans mandat officiel.

— C’est tout à fait vrai, mais j’ai ma petite idée.

O’Connell le regarda avec des yeux pleins de reconnaissance.

— Ah, Silas ! Si tu pouvais… J’ai confiance en toi seul pour résoudre cette affaire.

— Je sais, je sais. Peux-tu me parler de la découverte du… cadavre ?

— Je ne peux te dire que ce que l’on a bien voulu me rapporter. On a retrouvé Alma gisant sur le plancher, son visage ensanglanté. Il y avait une grande flaque de sang ici.

O’Connell souleva le tapis au milieu de la pièce et montra un endroit où l’on voyait un changement de couleur sur le plancher. Malgré ses efforts, il n’avait pas pu faire disparaître complètement le sang séché.

— J’ai mis un tapis pour cacher la tache.

— Et l’instrument du… meurtre ?

— Une statue de bronze, « La baigneuse », que mon beau-père avait rapportée de France pour Alma. Il disait que c’était une œuvre d’art. On a retrouvé la statue par terre, ensanglantée. Il adorait sa fille et il a été totalement dévasté par sa mort. Je crois même qu’il m’en veut.

— Pense-t-il que tu l’as tuée ?

— Non, je ne crois pas. Mais comme il a toujours résisté à ce mariage avec non seulement un Irlandais, mais aussi un policier, il pense peut-être que j’ai pu mettre la vie de sa fille en danger. Avec le temps pourtant, mes beaux-parents (surtout ma belle-mère) ont compris que je prenais soin de leur fille et des enfants. Comment je vais faire sans Alma ?… Comment ?

O’Connell se remit à pleurer. Robinson resta silencieux en attendant que la crise passe. Après quelques minutes, il lui dit.

— Je vais retourner à l’hôtel, Patrick. Mais laisse-moi t’assurer que je mettrai tout en œuvre pour résoudre cette affaire. C’est une promesse que je te fais. Et une promesse à un ami, c’est sacré !

Les deux hommes se levèrent en même temps. O’Connell s’approcha de Robinson pour lui donner la main, mais il choisit plutôt de le prendre dans ses bras. Robinson, surpris, fit de même. Vraisemblablement, ces deux hommes n’avaient pas l’habitude des épanchements.

— Prends bien soin de toi, Patrick, et surtout prends soin de tes enfants.

— Merci, Silas.

Robinson reprit son chapeau melon et son imperméable en s’apprêtant à affronter la pluie de nouveau. Quand il sortit, l’averse avait cessé. Il en était soulagé, lui qui détestait la pluie.

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