Faubourg-Chapitre 4

George-Étienne Cartier

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Ce matin, Robinson était revenu de son déjeuner dans une auberge du coin. Il avait pris le temps d’envoyer un télégramme à sa chère Rosalie afin de lui annoncer qu’il devrait rester plusieurs jours étant donné la situation. Évidemment, il ne pouvait pas donner de détails sur cette situation. 

La soirée précédente, il avait commencé à rédiger un journal de travail afin de résumer ce qu’il savait de l’affaire du meurtre de l’épouse d’O’Connell. Cette habitude, il l’avait prise au début de son entrée en fonction à Montréal il y a plusieurs années. Elle l’avait bien servi pour garder le fil rouge de ses réflexions. 

En rentrant à l’hôtel, le groom de service lui remit une lettre avec le cachet de la ville de Québec. Elle contenait un mot du chef de police, Jean-Baptiste Bureau, qui l’invitait à venir le rencontrer. Le ton de la lettre ressemblait davantage à une convocation. Comment a-t-il pu savoir aussi rapidement qu’il était à Québec et où il était logé ? Seuls Nolan, le Dr Douglas et O’Connell étaient au courant, et ce ne pouvait pas être eux qui avaient vendu la mèche. La seule autre personne était Mr Langevin qui avait entendu sa conversation avec O’Connell. Peut-être avait-il averti le chef Bureau ? Si oui. Pourquoi ?

Robinson remonta à sa chambre, se changea et lissa ses coins de moustache avec de la cire. Il prit son éternel chapeau melon et ressortit de l’hôtel. À la suite de « l’invitation » du chef Bureau, il aurait dû normalement prendre à gauche et se diriger vers l’hôtel de ville un peu plus loin sur la rue Saint-Louis. C’est là en effet que le chef Bureau avait ses quartiers. Le détective décida plutôt d’aller à droite vers la Place d’Armes.

La Place d’Armes était aménagée à la manière d’un jardin public à la victorienne, avec des portails de pierres et des grilles de fer forgé. On pouvait apercevoir la Caserne des Jésuites et la Cathédrale Notre-Dame à gauche. À droite, si l’on contournait le manoir Haldimand, on pouvait s’engager sur la magnifique terrasse Durham. Robinson décida d’aller tout droit vers la rue du Fort. Il tourna à droite sur la côte de la Montagne et commença à la descendre. Rapidement, il aperçut l’Hôtel du Parlement du Canada, là où se prenaient toutes les décisions concernant la colonie du Canada-Uni, tant du Bas-Canada, principalement composé de Canadiens français, que du Haut-Canada, surtout d’Anglo-écossais.

L’emplacement du Parlement était magnifique, construit comme il l’était sur le bord d’une falaise renforcée par des contreforts en pierres. À droite du bâtiment, on trouvait la porte Prescott. Si l’on continuait sous la porte, on pouvait longer vers l’est les immenses contreforts. La côte de la Montagne relativement à pic tournait ensuite à droite pour se diriger vers le fleuve.

En revanche, le bâtiment du Parlement ne payait pas de mine. Un gros bloc central de trois étages d’où ressortaient plusieurs fenêtres sur un mur sans relief. La porte principale était trop petite pour l’ensemble. On avait ajouté deux autres ailes à ce bloc central, tout aussi anonymes et comportant deux étages. À Québec, on appelait ce bâtiment le Parlement-bureau de poste, non sans raison. Il avait remplacé en vitesse le premier bâtiment construit par un élève du célèbre Baillargé. À peine terminé, un incendie l’avait détruit de fond en comble.

Robinson ouvrit la porte centrale et s’achemina vers le comptoir d’accueil. « Allez voir Cardinal », dit le jeune homme en indiquant du pouce un petit homme au regard vif, grisonnant et un peu chauve. Celui-ci regarda Robinson avec un sourire convenu, distant, comme s’il était le majordome de la Reine.

— Pourrais-je rencontrer l’honorable George-Étienne Cartier ? lui demanda Robinson.

— Vous serait-il possible, par pure amabilité, de me livrer votre dénomination patronymique ?

Robinson resta interdit devant cette question alambiquée. Il finit par comprendre que le petit homme lui demandait son nom.

— Ah, vous voulez parler de mon nom ? Je m’appelle Silas Robinson et je suis détective à la Ville de Montréal.

— Bien, bien ! Un digne représentant de la force constabulaire.

Sur ce, le petit homme se mit à écrire quelque chose sur un bout de papier et le remit à l’un des jeunes pages qui attendait les mains dans le dos. Aussitôt, ce dernier se mit à courir et grimpa les marches quatre à quatre. Après quelques minutes, il revint aussi rapidement et fit un simple signe de tête à l’huissier.

— Cher monsieur, veuillez procéder tout droit dans ce couloir, puis courbaturez à droite et escaladez les marches marbrées. Arrivé à l’étage noble, courbaturez de nouveau à droite et procédez jusqu’à la porte proxime. Monsieur le Premier ministre siège en ce moment dans ses interdépendances privées.

Robinson regarda le petit homme, interloqué par sa logorrhée. Comme ce dernier lui parlait en français, il n’avait pas compris la moitié de ce qu’il lui disait. Il avait pourtant deviné qu’il devait monter l’escalier et tourner à droite au premier étage. Il demanda.

— Le premier ministre n’est pas en session ?

— Ma foi, les chaises du cubicule ne sont pas ravitaillées, mais cela ne saurait tarder. Elles sont en frais de s’épanouir.

Le détective comprit encore moins ce que l’huissier lui disait. Il le remercia et commença à marcher vers l’escalier. Arrivé à la porte où était inscrit « Honorable George-Étienne Cartier », il cogna. En entendant la voix lui dire « vous pouvez venir », il entra.

Cartier s’était déjà levé et avait contourné l’immense bureau situé au milieu de la pièce. Derrière les grandes fenêtres donnant directement sur le fleuve et la ville de Lévis, le panorama était à couper le souffle. En arrivant près de Robinson, le premier ministre lui serra la main droite en l’entourant de sa main gauche.

— Enfin, je rencontre le fameux Silas Robinson.

— Vous me connaissez ? dit le détective, un peu surpris de la réception.

— Évidemment. J’ai beaucoup entendu parler de vous par Edmund.

— Edmund ?

— Oui, Sir Edmond Head, notre ancien gouverneur. C’est aussi un vieil ami à moi. Il m’a raconté le travail que vous avez fait lors de l’affaire de la Caserne des Jésuites. Il ne tarit pas d’éloges à votre égard. S’il vous plaît, prenez place.

Un divan et quelques fauteuils entouraient une table basse placée près de l’un des murs du bureau du politicien. Robinson alla s’asseoir dans un des fauteuils individuels pendant que Cartier s’approcha d’une commode remplie de bouteilles. Il sortit une carafe et la montra à Robinson en lui demandant : « Cognac ? ». Ce à quoi Robinson répondit : « Non merci. Trop tôt pour moi ». Cartier remit la carafe en place : « Vous avez raison. Pour moi aussi. Je vais faire préparer du thé, si vous le voulez bien ». 

Sans attendre la réponse, Cartier se dirigea vers une porte latérale que Robinson n’avait pas encore remarquée, l’ouvrit et dit dans l’entrebâillement : « Marguerite, seriez-vous assez gentille pour préparer un bon Darjeeling ? ». On entendit une voix répondre : « Je venais justement de préparer une théière ». « Apportez deux tasses, s’il vous plaît. ». Le politicien vint s’assoir à son tour en disant.

— M. Robinson, je n’avais pas besoin qu’Edmund me parle de vous. Vous savez, votre réputation vous précède déjà depuis l’affaire du manoir Debartzch, il y a une dizaine d’années.

— Treize ans, plus précisément.

— C’est tout à fait cela. Drummond, que j’ai remplacé au poste de procureur général du Bas-Canada, avait été très impressionné à l’époque par votre façon de résoudre l’affaire. Si je me souviens bien, c’est lui qui vous a fait entrer au poste de détective à Montréal.

— En réalité, on raconte qu’il a fait créer ce poste pour moi. Ce n’est peut-être qu’une rumeur.

— Quoi qu’il en soit, je suis très content de vous rencontrer.

Marguerite entra avec un plateau sur lequel étaient posées une belle théière en porcelaine et deux tasses d’aussi bon goût. C’était une femme d’un certain âge avec les cheveux grisonnants peignés en chignon. Elle était habillée sobrement, comme il se doit pour la secrétaire d’un premier ministre. La secrétaire déposa le plateau sur la table basse et sans dire un mot retourna à ses occupations en refermant discrètement la porte latérale. Cartier prit la théière, en vida le contenu dans les deux tasses, puis offrit l’une d’elles à Robinson qui porta immédiatement le liquide à ses lèvres. 

Pendant tout ce temps, le détective examinait attentivement le politicien, comme il avait l’habitude de le faire pour toute personne nouvelle qu’il rencontrait. George-Étienne Cartier était un homme grand et plutôt mince. Il portait veste, redingote, chemise blanche et cravate avec beaucoup d’aplomb. Il avait un beau visage noble, des cheveux courts, gris, sans barbe, un front haut et dégagé, des lèvres minces. Son allure générale le rendait sympathique et accueillant, même s’il avait la réputation d’être un politicien redoutable.

Une autre déformation professionnelle du détective consistait à s’informer sur les personnes qu’il devait rencontrer. Il n’avait pas manqué de le faire pour Cartier. Cet homme avait un parcours politique en dents de scie. Jeune avocat, il avait naguère participé aux « troubles de  37– ‘38 » et avait dû par la suite s’exiler un temps aux États-Unis. Puis, il avait entrepris une carrière politique faite de compromis et de changements d’allégeance jusqu’à devenir premier ministre du Canada-Uni. Pour être plus précis, il était co-premier ministre, car il partageait avec John A. McDonald la responsabilité du pouvoir. Cartier et McDonald étaient considérés aujourd’hui comme les hommes de pouvoir les plus puissants de la colonie. 

— Alors, cher M. Robinson, que me vaut l’honneur de votre visite ?

— Si cela ne vous ennuie pas, j’ai une requête à vous faire, dit le détective sans prendre de détour.

— C’est généralement pour cela qu’on vient me voir. Vous pouvez parler librement.

— Voilà ! Je viens d’apprendre qu’il est arrivé un grand malheur à mon collègue et ami Patrick O’Connell. Il a perdu son épouse adorée.

— Navré de l’apprendre. Je ne crois pas connaître votre collègue.

— Il est le chef détective de la ville de Québec.

— Alors, j’aurais dû le connaître. Les policiers effectuent un travail admirable pour maintenir l’ordre ici. Les militaires britanniques en seraient incapables. Ce sont même parfois ces derniers qui causent le désordre.

— Vous avez sans doute raison, d’autant que Patrick est un remarquable détective. Nous avons résolu ensemble l’affaire de la Caserne des Jésuites.

— Je vois ! Continuez.

— L’épouse de Patrick n’est pas morte de cause naturelle. Elle a été assassinée.

— Assassiné ! Grands dieux ! Quel drame épouvantable !

— Et le problème est le suivant : on accuse O’Connell de ce meurtre.

Cartier fronça les sourcils. Il devint sans voix en entendant l’affirmation de Robinson. Ce dernier continua.

— Et je suis profondément convaincu que cette accusation est fausse.

— Si je comprends bien, vous êtes venu à Québec pour disculper votre collègue ?

— En réalité, je n’en savais rien avant d’arriver ici.

— Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il est innocent ?

— Plusieurs indices, à part le fait que je le crois incapable de commettre un meurtre. D’abord, il ne pouvait pas être à la maison lors de l’assassinat.

— Il a donc un alibi solide, dit Cartier qui ressortait ses compétences d’avocat.

— Oui et non. Il dit qu’il était en infiltration et que, par conséquent, peu de gens savaient où il était.

Cartier écoutait toujours attentivement le récit de Robinson.

— De plus, continua le détective, il a des ennemis qui veulent sa mort. Des vauriens qu’il a poursuivis et arrêtés. Ce ne serait donc pas son épouse qui aurait été visée. Finalement, je soupçonne qu’au sein de la police, certains le détestent et qu’on verrait d’un très bon œil de lui faire porter le chapeau pour le meurtre de son épouse.

— Tiens, tiens ! Vous pensez à qui ?

— Au chef de police Bureau.

— Ah, ce cher Bureau…

— Vous le connaissez ?

— Plutôt bien, je vous l’assure. Il m’est arrivé quelques fois de devoir recoller les morceaux des bévues qu’il avait faites.

— Pourquoi est-il donc encore en poste ?

— Il a des relations. C’est l’homme de main d’Hector Langevin qui l’a placé là lorsqu’il était maire de Québec.

— Langevin… L’avocat …?

— Lui-même, et aussi l’un de mes principaux adversaires politiques. Cela vous intéresse ?

— C’est que Mr Langevin s’est présenté à Patrick pour le défendre… au surplus pro bono,

— Ah, je vois ! Ce n’est pas bon signe. Je comprends mieux vos appréhensions.

— Le chef Bureau veut avoir la tête de Patrick depuis plusieurs années et je crois qu’il a trouvé un bon moyen de le faire.

— Cela ne m’étonnerait pas outre mesure. Depuis le temps que Bureau magouille à Québec. Il est capable de bien des choses controuvées.

Cartier porta sa tasse de thé aux lèvres. Le liquide devait être froid, mais il ne grimaça nullement. Il la reposa et continua.

— Que puis-je faire pour vous dans les circonstances ?

— Je vous demande de faire fonctionner votre pouvoir de procureur général afin que j’aie les mains libres pour faire une enquête approfondie à Québec au sujet de ce meurtre. C’est de cette façon que j’ai pu résoudre l’affaire de la Caserne des Jésuites l’année dernière alors que Sir Head m’avait donné un sauf-conduit.

Cartier sembla réfléchir avec intensité à cette proposition.

— Ce que vous me demandez m’oblige à prendre des risques, M. Robinson. On pensera que j’en veux à mes ennemis politiques, à Langevin et à ses amis surtout, en court-circuitant ainsi le chef de police…

Robinson gardait le silence en attendant que Cartier continue de réfléchir à haute voix.

—… Cela dit, Edmund m’avait fait savoir, avant de quitter le pays, que le Canada vous devait une fière chandelle. Lui parti, il n’aura pas eu le temps de faire l’échange de bons procédés qu’il vous avait promis lorsque vous avez résolu le meurtre de la Caserne des Jésuites. Moi, je suis enclin à prendre le relais… Ce sera sans doute mon dernier acte officiel à titre de premier ministre. Mon gouvernement a dû démissionner il y a quelques semaines. La politique ressemble aux vagues de l’océan. Parfois, vous êtes au sommet et parfois dans le creux de la vague. Néanmoins, comme l’océan, vous ne disparaissez jamais…

Le détective était toujours silencieux en attendant la suite.

—… D’autant que cela ne me déplairait pas de confondre mes ennemis si vous réussissez à disculper O’Connell.

Cartier se leva de son fauteuil et alla à son bureau. Il sortit une feuille de papier officiel d’un cartable et commença à écrire un mot. Il sécha la lettre avec un buvard et revint vers Robinson, la lui remis afin qu’il en prenne connaissance. Il y était fait mention qu’à titre de procureur général du Bas-Canada, il ordonnait à ses subalternes de laisser Robinson faire ses investigations librement et que l’on devait mettre toutes les ressources de la police de Québec à son service.

— Cela vous suffit ?

— Amplement. Merci, honorable…

— Appelez-moi George-Étienne, je vous en prie.

— À la condition que vous m’appeliez Silas.

Cartier se leva et serra la main de Robinson en disant : « Marché conclu, Silas. Tenez-moi au courant »

— Ce sera fait, honora… George-Étienne.

Robinson descendit les marches avec sa précieuse lettre dans sa besace et croisa Cardinal, le petit homme qui l’avait reçu. En sortant, il lui fit un salut du chapeau. L’homme l’interpella.

— Vous avez trouvé notre prima donna ?

L’huissier voulait sans doute parler du primus inter pares.

— Oui, oui, merci.

— Le très honorable est un tribunal péripatétique de haute tenue. Il faut l’entendre faire ses épithalames dans le cubicule.

Robinson ne comprit rien, encore une fois, de ce que Cardinal disait. Il lui fit un sourire et se retourna vivement, voulant éviter une autre phrase intempestive et incompréhensible.

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